Il ne s’agit pas d’adopter un ton apocalyptique ou « catastrophiste ». Mais nous sommes tout de même quelques-uns à avoir le sentiment d’une stagnation, d’un épuisement, si ce n’est d’une impasse, quand nous observons l’état du Québec contemporain. En se livrant à un spectacle où se mêlent le désarroi et l’opportunisme, notre classe politique ne fait pas peu pour nourrir ce sentiment. Les dirigeants souverainistes ne cessent de s’étonner de ce que le peuple refuse de les suivre avec enthousiasme. Mais qu’imaginent-ils donc ? Que les Québécois pourraient scander dans la rue à leur suite : « Compressions, compressions, on veut des compressions ! » ? L’opposition, quant à elle, ne vaut même pas la peine qu’on en parle tant elle si pathétiquement dénuée du moindre projet, de la moindre idée (sinon celle de s’emparer du pouvoir). Nous nous sommes gargarisés longtemps (et nous continuons de le faire) avec l’« État du Québec » ; mais l’état de notre classe politique nous rappelle à quel point nous sommes demeurés, dans tous les sens du mots, des provinciaux[1]. — Se tourne-t-on vers nos penseurs et nos universitaires qu’on découvre, sauf exception, une scène étrangement apparentée. Une véritable tradition intellectuelle nous faisant défaut, nos universitaires, en particulier, sont toujours susceptibles d’embrasser avec enthousiasme les dernières idées à la mode. Ainsi, depuis peu, on ne compte plus ceux qui adoptent le ton grave des nouveaux convertis pour annoncer qu’ils sont devenus des fédéralistes enfin avertis des dangers du nationalisme et du souverainisme. Pour éviter qu’on ne les prenne pour des clowns comme Guy Bertrand, nos convertis saupoudrent leur posture nouvelle d’une touche de concepts qu’ils estiment très profonds. Quelques-uns uns découvrent soudainement les vertus du libéralisme qu’ils vomissaient hier encore (l’idée qu’ils devraient justifier leur « tournant » d’Althusser vers Kymlicka ne les effleurant même pas) ; d’autres s’excitent pour la postmodernité, invoquant plus ou moins confusément la « fragmentation », la « multiplication des identités », célébrant, sans exposer clairement les raisons qui devraient susciter notre enthousiasme à ce sujet, ce nouvel universel qu’est la « différence » ; d’autres encore ont sorti des boules à mites un marxisme quelque peu ranci et les voilà qui appellent de nouveau à de grandes luttes qui se situeraient infiniment au-delà de notre petite histoire nationale. La plupart de ces penseurs parlent haut et fort, leur voix ne tremble pas ; mais on peut se demander si leur universalisme tonitruant va plus loin que le marxisme des années 1960 et 1970, dont il ne reste pas grand chose aujourd’hui. Le sens profond de leur posture est peut-être de nous rappeler, ici également, à quel point nous sommes des provinciaux : car c’est ce qu’il faut être pour s’imaginer que l’universel exige la rupture avec le particulier, pour s’imaginer que la préoccupation pour les grandes affaires nécessite qu’on crache sur les petites. On ne les a pas entendus beaucoup, ces libéraux, ces postmodernes et ces pseudo-néo-marxistes, quand le gouvernement fédéral a adopté la loi C-20 qui viole pourtant le principe libéral fondamental suivant lequel la majorité ne peut décider du sort d’une minorité (aux dernières nouvelles, c’est pourtant encore ce que le Québec représente dans le Canada) qui est une négation de la différence que représente le Québec et qui aurait pu être l’occasion pour nos marxistes de reparler, comme ils le faisaient il n’y a pas si longtemps, de l’« oppression nationale » au Canada.
On peut penser que la morosité ambiante a des fondements conjoncturels. C’est la faute à Lucien Bouchard, à Bernard Landry, au néolibéralisme, à la mondialisation, c’est l’effet du résultat du référendum de 1995, des compressions à répétition, de l’absurde dogme du « déficit zéro », etc. Ce n’est certainement pas faux et les historiens se demanderont sûrement un jour comment certains politiciens ont pu être bêtes à ce point. Mais on peut aussi avoir l’impression légitime que nous ne vivons pas seulement une déprime passagère, que le malaise est plus profond. Ce qui le donne à penser, bien au-delà de l’état de notre classe politique et de nos intellectuels, ce sont des signes qui semblent tous particuliers, mais qui paraissent composer, quand on s’y arrête, un tableau très inquiétant. Par exemple, comme l’ont d’ailleurs relevé quelques commentateurs, les étranges réactions au suicide récent de quelques personnalités connues. Si on ne craignait (d’ailleurs absurdement) d’être associé à Jean-Paul ii, on devrait se demander si on n’assiste pas au Québec à la mise en place d’une véritable « culture de la mort ». Être vieux, malade, déprimé, etc., constituent pour plusieurs de bonnes raisons de se suicider. Vivre, mourir : deux options, en somme, et « il faut respecter la décision » de ceux qui choisissent la seconde. Il ne s’agit pas, bien sûr, d’accabler les morts ; mais quand les vivants se mettent à penser que la vie et la mort se valent, cela a un nom, cela s’appelle du nihilisme. J’en ai déjà entendu quelques-uns vanter le Québec à des étrangers en expliquant que nous constituons (sondages à l’appui) la province la plus tolérante au Canada, la plus ouverte, la plus « postmoderne ». Il faudrait peut-être se demander si la tolérance sans limite, la tolérance pour l’inacceptable, est l’effet d’une grande âme ou si ce n’est pas plutôt celui d’une volonté de néant, d’une volonté de ne simplement plus être. Et il faudrait aussi se demander si cette volonté se manifeste seulement dans le cas de la réaction au suicide. Prenons un autre exemple, celui de l’éducation. Que veut dire le phénomène du décrochage massif ? Et que veut dire, plus globalement, qu’une société aussi riche que la nôtre soit simplement incapable de fournir une éducation minimale décente — lire, écrire et compter, je ne suis pas si exigeant il me semble — à ses élèves de fin de secondaire ? Sait-on — je me contenterai de citer cette seule anecdote, authentique, alors que je pourrais les multiplier — qu’un commerce qui exige des employés qu’ils sachent additionner les fractions (1/4 + 1/6, ça fait combien ?) peut en chercher en vain pendant des semaines ? Si nous en sommes là, c’est pour une raison simple (qui n’a rien à voir avec le gouvernement fédéral, la mondialisation ou les compressions budgétaires) : nous vivons dans une société qui, plus que de ne pas accorder beaucoup d’importance à l’éducation, la méprise. Qui méprise non seulement ses enseignants (« trop payés » et « toujours en vacances ») mais méprise, plus globalement, le travail intellectuel. Quand le ministre de l’Éducation s’abaisse jusqu’à avertir démagogiquement les jeunes à leur « Sommet » (s’en rappelle-t-on ?), dans une mise en scène digne de Musique plus, qu’ils « vont se faire fourrer s’ils ne participent pas », c’est le signe que nous sommes dans une société pour qui non seulement la vie et la mort se valent, mais tout aussi bien la bêtise et l’intelligence, l’ignorance crasse et le savoir. Cela aussi, c’est du nihilisme.
Faut-il dès lors s’étonner que cette société qui échoue à éduquer, qui refuse de transmettre quoi que ce soit d’autre qu’un absurde sens du relatif qui est au fond une indifférence à tout, soit tentée par la mort à ce point que, selon un sondage récent, elle compte dans ses rangs une proportion appréciable de citoyens qui ne diraient pas non à une annexion aux Etats-Unis ? Faut-il s’étonner de ce que deux référendums et plusieurs sondages depuis plusieurs années indiquent qu’une majorité (relative, mais une majorité quand même) est à peu près satisfaite de son statut de province au Canada, un pays dirigé et pour longtemps encore, par, entre autres, trois politiciens qui méprisent publiquement, ouvertement, explicitement, toute revendication nationale québécoise — Jean Chrétien, Sheila Copps, Stéphane Dion ? Si l’état de notre classe politique et de nos intellectuels m’exaspère, je me demande parfois ce qu’on peut espérer de plus que la démagogie et l’ineptie intellectuelle dans un pays qui non seulement ne va nulle part, mais donne souvent l’impression de ne pas même vouloir aller où que ce soit.
Ces signes d’un malaise qui mine en profondeur la société québécoise, Jacques Grand’Maison en propose un examen et une analyse dans son ouvrage Quand le jugement fout le camp[2]. Quoiqu’on pourrait l’accuser d’être parfois un peu échevelé, de suivre plusieurs pistes en même temps et de tirer sur tout ce qui bouge, cet essai a l’immense mérite de nous faire pénétrer au cœur de nos difficultés et de nos incohérences. On a peu commenté et discuté cette réflexion. Les pages qui suivent ont d’abord pour objectif de réparer cette injustice. Ceci étant dit, je précise que je propose une interprétation fort libre de la thèse de J. Grand’Maison : je n’en présente certainement pas un résumé fidèle et je fais probablement dire à l’auteur plus qu’il ne dit lui-même — sans cependant que cela trahisse, il me semble, l’essentiel de sa pensée.
La posture adoptée d’emblée par le Chanoine Grand’Maison est inhabituelle. Bien qu’il présente son ouvrage comme un essai portant essentiellement sur l’état du Québec contemporain, l’auteur paraît revenir d’instinct à une tradition de pensée à laquelle on peut associer des noms aussi grands que ceux de Platon, Aristote ou Montesquieu et qui suppose une méthode très particulière d’analyse des sociétés. Afin de comprendre la société québécoise, J. Grand’Maison choisit de procéder en examinant le type de personnalité qu’on y engendre et sur lequel elle s’appuie (24). Mais nul « psychologisme » ici ; plutôt, un peu comme Platon dans La République analysant « l’homme démocratique » (Livre viii), la conviction que tout régime (au sens de politeia : c’est-à-dire de ce qui constitue une société comme cette société et pas une autre) suppose une manière spécifique d’être dans le monde, de l’habiter. En somme, ce que redécouvre J. Grand’Maison, c’est la façon d’interroger les sociétés propre à la tradition de la philosophie politique[3].
En bref, J. Grand’Maison décrit un type de personnalité qui se représente essentiellement comme autofondé (ou « auto-enfanté » : 75, 81, 89, 207). Par là, il faut entendre que le sujet québécois est institué symboliquement (c’est-à-dire est « nommé » ou inscrit dans la communauté et dans le monde) à partir d’un certain discours qui énonce qu’il est son propre produit, qu’il s’est fait et se fait lui-même tout entier. Pour tout dire en quelques mots, le sujet québécois s’institue en niant qu’il puisse entretenir une dette envers qui ou quoi que ce soit ; ou encore : il se fait une vertu de nier la légitimité de quelque relation asymétrique que ce soit. En principe, cette posture apparaît d’une très grande noblesse en ce qu’elle reprend, pour en tirer les ultimes conséquences, le geste des Modernes, qui consiste à mettre en question la tradition et à faire de chacun un être autonome. C’est cela qui lui assure son emprise sur les sociétés démocratiques contemporaines, lesquelles se vantent d’être les premières à disposer des moyens de faire passer dans le réel cette visée d’autonomie. En réalité, comme on le verra, l’autofondation conduit à rien de moins qu’au désastre, non seulement parce qu’elle mène le sujet, réduit au « Moi » (53), à littéralement s’épuiser à tourner autour de lui-même, sans jamais lui fournir quelque repère que ce soit qui pourrait lui permettre de s’orienter, mais également parce que, ce faisant, elle le livre tout entier et sans défense à d’insidieuses formes de domination.
Mais commençons par le commencement. Ce que tient à rappeler avec insistance d’abord J. Grand’Maison, c’est justement que tout sujet est institué, autrement dit, n’existe pas par nature. Or, d’emblée, cette remarque, qui paraît relever du simple bon sens sociologique, dispose qui la prend au sérieux dans une posture radicalement critique à l’égard de la société québécoise. Car, en effet, force est de constater que notre doxa « libertaire » suppose, tout au contraire, qu’on n’a qu’à laisser être le sujet librement pour qu’il puisse s’épanouir à l’écart de la « tyrannie » des institutions. C’est ce qui est manifeste au mieux dans notre système d’éducation, où règne, comme cela a été dit et redit maintenant depuis des années (de Jean Larose à Denise Bombardier), une sorte de rousseauisme vulgaire ou mal compris qui présume que les institutions sociales ont seules corrompu l’humanité et que le sujet grandit au mieux quand il est laissé à lui-même. Or, remarquable est le fait que la mise en évidence des effets néfastes de cette « pédagogie » et les critiques adressées au système d’éducation, bien documentées et pour ainsi dire irréfutables (en tout cas, on n’en a vu nulle part la réfutation), n’ont eu pour ainsi dire aucun impact. C’est que l’éducation est bien plus que l’éducation, qu’en elle se met en scène la manière dont la société tout entière se conçoit et se représente, en particulier la manière dont elle conçoit le type de personnalité qu’elle valorise et dont elle a besoin pour continuer d’être ce qu’elle est. Le fait que les critiques de notre système d’éducation aient été incapables de provoquer un véritable débat public (comme le montre l’adoption récente de l’« approche par compétences ») doit être compris comme un révélateur de l’emprise sur la société québécoise d’une véritable idéologie, dont les racines poussent bien au-delà du système d’éducation à proprement parler[4].
Qu’énonce cette idéologie ? Paradoxalement, et c’est ce qui rend la saisie de ses contours si difficile, nous avons affaire à un discours qui se présente comme une critique de l’idéologie, plus précisément comme une critique ou une dénonciation jamais achevée de l’« idéologie de la société répressive » (28). L’essentiel de cette doxa postule que tout ce qui se rapporte aux institutions, aux médiations, doit être considéré comme porteur d’une insupportable prétention à la verticalité, à la hauteur, à la transcendance, qui n’auraient simplement plus de place et de légitimité dans un univers régi tout entier par la liberté ou l’autonomie du Moi. À l’asymétrie ou plus simplement à la distance, il s’agirait donc de constamment substituer la symétrie ou la proximité. En éducation, par exemple, qui est, comme on l’a dit, le lieu par excellence où peut se déployer cette doxa, c’est une évidence que le maître ne doit plus entretenir de rapports asymétriques avec les élèves ; comme c’est une évidence que l’élève doit être libre, « créateur », qu’il doit pouvoir s’« exprimer », n’avoir affaire qu’à lui-même, comme c’est une évidence que la pédagogie ne doit plus être « traditionnelle », qu’elle doit toujours être à l’affût des « méthodes nouvelles ». Tout cela relève tellement de l’évidence, en fait, qu’on ne sait absolument rien répondre quand quelqu’un demande simplement pourquoi cela devrait être ainsi — et c’est bien ce qui définit une doxa, un ensemble de prescriptions tellement intériorisées qu’on perd pour ainsi dire la capacité de les questionner. La même évidence pénètre partout, dans tous les pores de l’espace social : évident, pour ne donner que ces exemples, que l’information télévisée (comme l’éducation, la télévision est un lieu privilégié de la proximité) doit être présentée de telle façon qu’on sente le moins possible la distance entre le présentateur de nouvelles, devenu un familier qui adopte un air entendu et nous susurre à l’oreille, et le téléspectateur ; évident que l’intellectuel doit se faire comprendre de tout le monde en utilisant un langage aussi populiste que possible ; évident que la langue appartient à ceux qui la parlent, ceux-ci étant dans un rapport tellement égalitaire avec elle qu’ils peuvent en faire ce qu’ils veulent... La démocratie occidentale contemporaine, après avoir vaincu le nazisme et le stalinisme, s’institue désormais au travers d’une scène primitive constamment répétée où le citoyen moyen vainc au quotidien le fascisme ordinaire des institutions et des médiations. Tous ces lieux apparemment banals, toute cette quotidienneté où sont affirmées, montrées, célébrées la proximité, la symétrie, l’horizontalité, n’ont, justement, rien de banal : ils mettent en scène le récit ou le mythe fondateur constamment réaffirmé de nos démocraties d’individus auto-enfantés, autofondés, que rien ni personne ne peut légitimement dépasser, transcender.
C’est pourquoi, comme l’écrit J. Grand’Maison, l’idéologie fondée sur la dénonciation de l’idéologie répressive peut tout aussi bien être caractérisée comme « idéologie psychologique » glorifiant la puissance du Moi (28) : si, en effet, le Moi n’est dépassé, transcendé par rien, c’est forcément qu’il baigne dans un horizon d’auto-référentialité, qu’il est la « mesure de toute chose » (16). Le Moi, dont on ne se lasse jamais de proclamer qu’il est autonome, est, comme ce qualificatif l’indique, le seul à pouvoir se donner légitimement une Loi. Mais, ce faisant, le Moi doit éviter de se placer à distance de lui-même, sinon, il ne ferait que recommencer l’opération de la transcendance qu’il dénonce... Aussi l’autonomie sera-t-elle définie comme la coïncidence avec soi : la Loi ne sera rien d’autre que le Moi lui-même dans la mesure où il se rend adéquat à ce qu’il est. Le monde de l’éducation et les technocrates du Ministère ont fourni le mot qui manquait pour dire cette coïncidence avec soi : le « vécu ». Or, indique J. Grand’Maison, la seule manière pour le Moi de « coller » à son « vécu », de se rabattre entièrement sur lui-même, consiste à s’identifier à son être profond, à ce qu’il y a de plus « brut », de plus originaire en lui : aussi dans la société québécoise rien n’est-il plus vrai, plus « authentique », que les pulsions, les émotions, que le « feeling », l’impulsion immédiate, l’intuition (22, 160).
Le livre de J. Grand’Maison consiste en grande partie en une longue et détaillée énumération de certaines des conséquences les plus visibles de cette institution du Moi par identification à ses pulsions et émotions originaires. En faire une brève revue permet d’aboutir à un tableau assez stupéfiant de vérité des contours du tissu social québécois. On peut en effet lier l’idéologie du Moi triomphant :
à l’arraisonnement constant auquel sont soumis les individus de « parler avec leurs tripes » si ce n’est de les exhiber, à la télévision ou ailleurs ; corrélativement, à l’anti-intellectualisme, à la haine de la réflexion, qui est par définition une haine de la distance prise à l’égard de soi ;
à un rapport à autrui fondé sur un déséquilibre, voire sur une paranoïa suivant laquelle le Moi a essentiellement des droits et les autres essentiellement des devoirs envers lui ; corrélativement, à l’émergence d’un espace public — essentiellement celui des médias, qui se prêtent le mieux à ce genre d’exercices — où se mettent sans fin en scène dénonciations et plaintes de toutes sortes ; corrélativement également, à la judiciarisation croissante des rapports sociaux dans notre société ;
plus globalement, à des rapports humains appuyés sur des « réactions primo-primi, immédiates, sans le moindre espace-temps de réflexion » (27) ; corrélativement, à une tendance à la destruction d’institutions qui supposent l’existence de rapports fondés sur la distance et sont donc susceptibles de représenter une forme de contrainte pour le Moi : couple, famille, école, Église, etc. (il n’est pas du tout certain, contrairement à ce que suppose le sens commun, que le Québec ait pu constituer, par delà la destruction de l’appareil institutionnel pré-Révolution tranquille, quelque chose comme une société « civile » laïque cohérente, désancrée du catholicisme).
Tout cela est déjà beaucoup. Cependant, au-delà de ces phénomènes, l’ouvrage de J. Grand’Maison, me semble-t-il, à condition qu’on aille jusqu’au bout de la logique dont sont porteuses certaines des thèses qu’il avance — ou que parfois il esquisse seulement — va plus loin encore et permet de comprendre en quoi l’autofondation est un désastre au point de susciter dans la société québécoise rien de moins qu’une tentation de néant.
Revenons d’abord au Moi autofondé. D’une certaine manière, il permet de donner un tout nouveau sens à la « fatigue culturelle du Canada français » jadis diagnostiquée par Hubert Aquin[5]. Dans la mesure où il refuse tout décentrement, le sujet québécois réduit au Moi ne peut par définition que tourner autour de lui-même — et il est ainsi conçu qu’il ne peut que tourner, tourner et tourner encore, sans cesse et sans fin, jusqu’à la fatigue, jusqu’à l’épuisement complet. Car ce centre autour de quoi il se tient en orbite — lui-même en sa « vérité », en sa profondeur — se révèle rien de moins qu’un abîme, un trou sans fond ; ou, mieux dit encore, il se révèle une sorte de trou noir (au sens des physiciens) qui absorbe son énergie à mesure qu’il s’en approche. Ce réservoir pour ainsi dire infini de pulsions, d’émotions originaires, brutes, contradictoires qu’est son « intériorité » chaotique, le Moi se condamne en effet à jamais ne l’atteindre ; il n’aura par définition jamais fini de l’explorer et de se conformer à ce qu’elle exige de lui. Le Moi qui veut tout et rien de particulier, suivant son impulsion du moment, ne sera jamais assez actif, jamais assez vivant pour tout assumer de ses pulsions, de ses émotions, pour tout vivre, tout expérimenter, il n’aura jamais assez de temps, il se définira d’ailleurs comme celui qui manque perpétuellement de temps. Engagé dans une danse folle avec lui-même — mais ce n’est pas lui, ce sont ces/ses pulsions, ces/ses émotions qui sont « en » lui et qui le gouvernent tout entier —, le Moi s’étourdit à essayer de devenir adéquat à son être. C’est pourquoi à la fois il refuse violemment toute extériorité qui le contraint, tout en cherchant désespérément à s’accrocher à quelque chose qui pourrait le ralentir un peu, lui permettre de reprendre son souffle, qui pourrait le décentrer de l’abîme qu’il intuitionne confusément en lui. D’où tous ces thérapeutes et ces gourous qui le séduisent si facilement, ces nouvelles autorités qui n’en sont pas à ses yeux, parce qu’elles lui parlent le langage du Moi, et qui lui promettent l’apaisement (J. Grand’Maison est fasciné, à juste titre, par la capacité de pénétration — y compris chez les fonctionnaires de l’État, par exemple —, de la niaiserie New Age et de tout ce qui s’y apparente). Mais peine perdue : car ces sorciers de la paix intérieure n’ont pu interpeller le Moi que dans la mesure où ils parlent son langage, de telle sorte qu’ils le renvoient toujours en définitive à lui-même. Rien n’y fait donc, le Moi est de plus en plus fatigué, épuisé, il ne peut plus s’arrêter, plus il cherche l’adéquation avec son être profond, moins il la trouve. Fier d’ignorer les limites qu’on cherche constamment à lui imposer, vainqueur de l’Interdit, il ne trouve rien en lui qui puisse lui servir de cran d’arrêt, encore moins des repères qui pourraient l’orienter. C’est pourquoi, au bout du compte, s’installent si souvent la morosité qui vient de l’impression de chercher sans trouver, puis la dépression — et, pourquoi pas, dans un univers où il n’y a de sens ni hors de soi ni en soi, la tentation de la mort. J. Grand’Maison nous ramène ainsi à l’extraordinaire intuition d’Alain Ehrenberg[6] : le Moi soi disant autonome de nos sociétés démocratiques est un être faible, dépressif, voire potentiellement suicidaire... « J’ai fait sortir de toi un feu qui t’a dévoré » (Ézéchiel, 28-18).
Mais la dépression ne tente pas que le Moi, elle gagne la société tout entière. Il faut d’abord se demander : à quoi peut ressembler une démocratie fondée sur le Moi coïncidant avec ses émotions et ses pulsions ? On doit premièrement constater que dans un tel régime, le politique tend à rien de moins qu’à perdre son sens. En consacrant le règne du Moi auto-suffisant, la démocratie, en effet, mine le socle qui lui donne son sens, c’est-à-dire une subjectivité capable d’échanger, de dialoguer, de juger raisonnablement. Corrélativement, la transcendance que représente la délibération publique ou parlementaire (transcendance parce qu’une telle délibération suppose forcément un rapport fondé sur la distance à l’égard du Moi) s’efface de plus en plus devant la mesure des opinions brutes (certains sondeurs rêvant même de mesurer, en deça du langage, les émotions immédiates des citoyens)[7]. De même, la transcendance que représente l’État, en tant qu’il peut se faire le lieu de la décision souveraine, ne peut qu’être remise radicalement en cause. Pour ces raisons, la démocratie fondée sur le Moi ouvre toute grande la porte à l’émancipation de logiques propres à des activités qui se présentent comme auto-régulées ou comme ne nécessitant pas une intervention subjective consciente. En ce sens, ce n’est pas du tout un hasard si la démocratie contemporaine s’accomode si bien de l’avènement d’une société marchande mondialisée échappant à tout contrôle. Non seulement la logique marchande profite-t-elle de la dévalorisation du politique pour se déployer, mais elle cherche également à s’arrimer au Moi autofondé en convertissant autant que faire se peut en valeurs commerciales et consommables l’objet de ses passions. Le marché, autrement dit, œuvre à séduire le Moi en produisant des objets susceptibles de combler ou de satisfaire la multiplicité quasi infinie des besoins et des désirs qui sourdent du réservoir d’émotions et de pulsions qui le constitue. L’extraordinaire, dans ce contexte, est que le Moi, qui répugne violemment à toute autorité visible susceptible de le contraindre, se plie volontiers aux règles « invisibles » du marché qui ne paraissent renvoyer à aucune transcendance mais à la simple fatalité. Soi disant émancipé de la tyrannie des institutions qui l’oppriment, le Moi se trouve démuni et incapable de reconnaître la domination quand il la rencontre réellement. Le « mouvement antimondialisation », qui ne remet aucunement en cause, bien au contraire, le type de personnalité autofondé que l’on décrit ici, n’y change rien, pour l’essentiel : le capital ayant longtemps cherché un type de personnalité ou une figure de la subjectivité qui pourrait lui correspondre, qui nourrirait sans songer à la questionner sa logique vampirique, l’a trouvé — véritable don du ciel à ses yeux — au terme de la logique démocratique, quand toutes les institutions ont été si bien minées par le Moi triomphant qu’il n’est plus resté que lui seul, à tournoyer autour de lui-même et à chercher n’importe quoi pour combler au moins temporairement sa faim. Le néolibéralisme, qui accompagne la mondialisation marchande tous azimuts, n’est en ce sens aucunement contredit par le démocratisme libertaire — par l’idéologie de dénonciation de l’idéologie répressive dont parle J. Grand’Maison — qui règne dans nos sociétés et que nos bons esprits de gauche lui opposent le plus souvent : c’est même très exactement le contraire, il s’en nourrit et se combine avec lui. Nous sommes loin, très loin, de la « pensée unique » : c’est même très exactement le contraire, le mondialisme marchand s’accomode parfaitement bien de la manifestation par le Moi soi disant émancipé de sa « différence ». Le désastre de l’autofondation, il est là : dans la menace de clôture de la société sur elle-même, dont est porteuse l’idéologie libertaire-libérale, qui nourrit une société formée d’individus soi disant libres comme jamais on ne l’a été mais qui en réalité s’enfoncent dans l’impuissance collective et la morosité à force de se confronter à des contraintes dont ils ne peuvent même plus deviner le sens.
Étant donné ce qui précède, surgit l’inévitable question: que faire ? La réponse de J. Grand’Maison, si je la saisis correctement, consiste à proposer de réactiver un héritage chrétien que le Québec ne se serait jamais véritablement approprié. Selon le Chanoine, puisque la doxa qui règne dans notre société fait du Moi autofondé un être dénué de limite, sans finitude, il s’agit de rappeler la critique de la « toute-puissance » (73) qu’on trouve dans le christianisme. Suivant la représentation des origines qu’on trouve dans la Bible, l’humanité, tout en disposant de la liberté, ne peut pourtant s’identifier à la divinité, elle ne peut vivre dans un « paradis sur terre » (75). En outre, le christianisme enseigne la rencontre de la subjectivité, du fait même de sa finitude, avec ce qui la déborde : avec la transcendance ; il enseigne, en somme, l’impossibilité de l’auto-enfantement du Moi.
Certes, J. Grand’Maison précise que la transcendance dont il faut retrouver le sens n’est pas celle de Dieu : la « première transcendance », écrit-il, est plutôt « celle de l’être humain comme fin, de l’être humain qui vaut pour lui-même personnellement et communautairement », autrement dit, elle s’identifie à la conscience, au jugement (162). Mais, il faut se poser la question : est-ce bien le langage chrétien qui est le mieux à même de permettre de reposer la question de la distance ou de l’asymétrie, surtout dans un contexte où c’est contre l’Église catholique, au moins dans un premier temps, que s’est formulée au Québec l’idéologie de la dénonciation de l’idéologie répressive ? J. Grand’Maison n’indique-t-il pas, d’ailleurs, qu’on peut tout aussi bien trouver dans la psychanalyse un langage qui indique la nécessité de la distance ou de l’asymétrie pour instituer des sujets (69) ?
En fait, la question qui se pose dans la société québécoise affaiblie par le désastre de l’autofondation, n’est pas différente de celle posée dans toutes les sociétés démocratiques contemporaines : à partir de quelles ressources, de quels discours, de quelles réserves de représentations peut-on reformuler une idée de la fondation — du sujet, de la société — qui fasse sa part à l’asymétrie, dans un univers qui, par ailleurs et irréversiblement, remet en cause toutes les formes traditionnelles de transcendance ? On peut douter que quiconque puisse apporter, pour l’instant, une réponse claire à cette question. Certes, assez abstraitement, on peut dire qu’il s’agit d’opposer la fondation à l’autofondation, d’opposer l’institution du sujet et de la société au travers de la distance, de l’asymétrie, à la doxa qui fait du Moi le centre du monde. Mais encore ? Le danger de cette posture n’est-il pas de se cantonner dans une posture plus ou moins vaguement nostalgique, où l’on pleure les institutions du monde d’hier (dont il faudrait d’ailleurs se demander à quel point leur renaissance est souhaitable) sans réellement entretenir l’espoir de les voir renaître[8] ? La question demeure donc entière : si le Moi ne peut plus être au centre, que peut-on y disposer d’autre ? Plus précisément : qu’est-ce qui pourrait se situer à distance dans un univers où la distance a été minée au point où elle paraît informulable ? Où le « désenchantement du monde » poussé à son terme paraît mener à la généralisation de l’ère du soupçon à ce point qu’on ne saurait même imaginer que nous puissions partager des récits communs qui transcendent le Moi ? Chose certaine, tout projet politique qui prétendrait nous faire sortir de la morosité ambiante, par exemple en engageant un combat efficace contre le nihilisme de la mondialisation marchande, et qui ferait l’économie d’une critique radicale du type de personnalité qui donne son sens au monde actuel, ne pourrait être qu’une illusion.
Gilles Labelle*
NOTES
* Gilles Labelle est professeur de science politique à l’Université d’Ottawa.
[1]. Marc Chevrier, « Le provincialisme », Liberté, 240, déc. 1998, p. 4-23.
[2]. Montréal, Fides, 1999. Tous les renvois entre parenthèses réfèrent à cet ouvrage.
[3]. Aussi, si c’est le Québec qui l’intéresse d’abord, J. Grand’Maison fait découvrir en celui-ci quelque chose comme un cas, exemplaire pourrait-on dire, d’une manière d’être dans le monde qui caractérise probablement la plupart des sociétés démocratiques contemporaines.
[4]. Idéologie, précisons-le immédiatement, qui n’a certes pas la cohérence du libéralisme, du conservatisme, etc. Sans lieu d’énonciation précis, identifiable, elle s’insinue dans le fonctionnement même de la société plutôt que de prétendre la régir de l’extérieur ; en ce sens, elle correspond à ce que Claude Lefort appelle une « idéologie invisible » (Les formes de l’histoire. Essai d’anthropologie politique, Paris, Seuil, 1978 (rééd. 2000), p. 549 sqq.). Cf. aussi sur cette « Idéologie de la fin de l’idéologie » la « Lettre à Marie-Andrée Lamontagne » de Serge Cantin, in Liberté, 221, oct. 1995, p. 170-201.
[5]. « La fatigue culturelle du Canada-français », in Blocs erratiques, Montréal, Éd. Quinze, 1982, p. 69-103.
[6]. La fatigue d’être soi. Dépression et société, Paris, Odile Jacob, 1998.
[7]. Cf. les commentaires de J. Grand’Maison sur la « machine à mesurer les émotions » des téléspectateurs du débat des chefs pendant la campagne électorale fédérale de 1997 (59-60).
[8] Il n’est pas sûr, malgré son intérêt, que la pensée d’Alain Finkielkraut, par exemple, ne tombe pas dans ce piège (cf. notamment A. Finkielkraut, avec A. Robitaille, L’ingratitude. Conversations sur notre temps, Montréal, Québec-Amérique, 1999).