Il faut savoir gré à Jacques T. Godbout de combattre, depuis plusieurs années déjà, le postulat utilitariste, qui cherche à enfermer toute action humaine dans le cadre étroit de la raison instrumentale. En ces sombres temps d’un néolibéralisme qui, au nom de la science, tend à recouvrir d’une chape de plomb tout espace de pensée sur la société, cela constitue certainement une œuvre de salubrité publique. Non, le prisme de l’intérêt ne colore pas le tout de notre rapport au monde : à ce titre, la critique de l’homo œconomicus à laquelle se livre l’auteur de Le don, la dette et l’identité s’avère une tâche politique capitale, alors que s’égosillent dans l’espace public les chantres (nombreux) de l’adaptation just in time à une mondialisation conjuguée sur le mode de l’inéluctable.
La réflexion de Godbout s’inscrit dans une lignée qui, marquée par le célébrissime Essai sur le don, de Marcel Mauss, s’acharne à mettre en évidence le caractère historique des catégories que l’idéologie économique aime présenter comme éternelles. En France, le bulletin — puis la revue — du Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales (mauss) déconstruit ainsi l’axiomatique de l’intérêt depuis 1982. Sous l’initiative heureuse d’Alain Caillé, avec qui Godbout a signé L’esprit du don, en 1992, des chercheurs d’horizons divers ont commencé à arpenter en long et en large le grenier de la modernité marchande, à une époque où les coupes à blanc effectuées par un marxisme frelaté laissaient encore désespérer qu’une pensée puisse affleurer d’un tel désert. Le terrain avait bien sûr été labouré, dans les marges des dogmatismes officiels, mais ce n’est pas le moindre mérite du mauss que d’avoir contribué à ranimer la flamme critique — la flamme d’une pensée critique, s’entend, qui dépasse donc le registre du slogan.
Certains s’étonneront peut-être de voir évoquée ici la figure de Marx (et non de ses épigones). Son nom n’a plus bonne presse, y compris dans de larges pans d’une gauche qui n’en connaît souvent plus que le nom. Il faudrait pourtant rappeler que le projet d’une « critique de l’économie politique », avant de se perdre dans les eaux ricardiennes d’une nouvelle « science » économique, avait fait de Marx un héraut de ce qui, près d’un siècle et demi plus tard, allait encore loger au cœur de l’agenda du mauss. Malheureusement, après quelques années prometteuses, le mauss devait lui aussi se lancer à la recherche de la pierre philosophale, censée révéler la « vérité » des rapports sociaux. C’est ainsi qu’à la suite de nombreuses — et souvent fort suggestives — traques de l’utilitarisme dans des recoins parfois oubliés de la pensée occidentale, le mauss allait amorcer un virage à 180 degrés. Heureusement, parce que le jeune lecteur que j’étais avait fini par craindre que la « bête » ne soit partout ; perspective déprimante, il est vrai, car à force de le dénicher même là où on ne l’attendait pas, fut-ce pour le critiquer, ne donnait-on pas ainsi à l’« intérêt » les lettres de noblesse confirmant le bien-fondé de sa prétention à l’universalité ? Malheureusement, en partant à la conquête du don, qui allait à son tour affleurer de partout, le mauss troquait un fondement pour un autre : désormais, c’est dans la gratuité que la vérité du social pouvait se dévoiler. On n’en demandait pas tant.
Dès les premières pages de son livre, Godbout explique que « c’est en observant des réseaux sociaux et des organismes communautaires, et en constatant qu’ils étaient basés sur le don », qu’il s’est convaincu « de la nécessité de chercher un autre fondement aux liens sociaux ». C’est ce désir de « fonder » qui le mène, me semble-t-il, sur une voie sans issue. En scrutant les « relations sociales », il veut trouver ce qui, par delà, ou plutôt en deçà de l’État et du marché, permet de relier les individus entre eux. Soucieux de montrer, à juste titre, que la rationalité instrumentale, au cœur de la logique utilitariste, ne peut fonder le lien à autrui, il croit déceler dans le don — un don libre, précise-t-il, non obligatoire — la pierre d’assise des relations sociales. Pour ce faire, il détourne ainsi son regard non seulement du marché mais aussi de l’État, afin d’exhumer de la « socialité primaire » le ressort fondamental du rapport à l’autre. On comprend la visée critique de l’auteur ; la route empruntée paraît cependant pavée d’écueils, que Godbout n’a pas su éviter. Et pour cause.
La volonté d’aller au « fond » des choses n’est pas sans rappeler, mutatis mutandis, la tentative de Marx, qui, refusant de se laisser berner par les chimères de l’État, croyait pouvoir trouver dans la société civile la « vérité » du lien social. En plusieurs endroits dans son livre, Godbout renvoie en quelque sorte dos à dos le marché et l’État, « deux institutions neutres » qui « ne nourrissent pas nos liens sociaux » et « sont extérieures aux liens avec les personnes qui nous sont proches ». Son raisonnement conduit à penser que le marché et l’État sont de fait extérieurs à la société et nous empêchent de la voir. Une conception purement instrumentale de l’État se dévoile ainsi, qui laisse songeur quant à la possibilité de penser l’existence d’individus pouvant « donner » librement.
L’enjeu est ici de taille. Si Godbout se situe en effet dans une tradition de réflexion sur le don qui remonte à Mauss, il s’en distingue pourtant sur un point capital. Sa tentative d’inscrire dans un cadre moderne une structure du don que Mauss avait mise à jour dans un cadre primitif, confère au donateur moderne un statut inédit par rapport à ses prédécesseurs : le donateur est désormais un individu libre, dont on peut alors difficilement inscrire le geste de donner sous le registre d’une structure normative contraignante. Ce donateur, un « sujet » au sens fort du terme, n’est pas sans rappeler cet autre « sujet », calculateur celui-là, que les économistes (et autres partisans du postulat utilitariste) croient voir jusque dans les sociétés primitives. Les deux versions de l’universalité proposées ne sont donc pas sans liens : toutes deux s’appuient sur la reconnaissance d’une liberté fondamentale, a priori, du sujet. Comme si ce sujet libre — qu’il soit homo œconomicus ou homo donator — se trouvait à l’état de nature!
On ne peut toutefois arrimer une conception moderne du sujet à une structure sociale — comme celle étudiée par Mauss — irréductible au simple établissement de « relations sociales » librement érigées. Si le don peut s’exercer librement dans le monde moderne, contrairement à ce qu’on observe dans les sociétés primitives, c’est précisément parce que la contrainte sociale s’est déplacée et qu’elle fait l’objet d’une production sociale subjectivement assumée au lieu d’être renvoyée dans l’orbite immémoriale de la tradition, ou dans celle d’une extériorité divine devant laquelle il faudrait s’incliner. Disons les choses autrement : la liberté prêtée au donateur moderne, loin d’être repérable dans un ordre de la socialité qui existerait à l’écart de l’État, est impensable sans l’État. C’est précisément parce que l’État rend possible l’institution réflexive de la société, avec l’établissement de contraintes juridiquement construites, que peut s’ouvrir un espace d’autonomie légitime pour le sujet — qui peut alors se penser comme le sujet de son action dans le monde. Mettre de côté l’État (un État passé au tamis d’une conception instrumentale rappelant le postulat utilitariste pourtant critiqué par Godbout) pour chercher le fondement des « relations sociales » dans une réalité évidemment incapable de se fonder en elle-même, devient alors un exercice pour le moins périlleux.
La critique de l’utilitarisme, telle que la déploie Godbout, épouse parfaitement son fondement individualiste, quitte à chercher ailleurs le moteur de l’action du sujet. L’homo œconomicus trouverait dans l’intérêt le motif de son action dans le monde ; faut-il s’étonner que Godbout lorgne du côté du mysticisme pour fonder le don — et, par conséquent, les relations sociales ? Écoutons-le. « Ainsi chaque don est la répétition de la naissance, de l’arrivée de la vie ; chaque don est un saut mystérieux hors du déterminisme […]. Il m’arrive de croire qu’en s’abandonnant à l’expérience du don, en acceptant d’être dépassé par ce qui passe par nous, on vit quelque chose qui n’est pas totalement étranger à l’expérience mystique, ou à la transe. On pourrait alors imaginer que l’expérience du don, c’est un peu le mysticisme à la portée du commun des mortels — le mysticisme à usage courant, l’extase à petite dose, la démocratisation de l’expérience mystique et du “sentiment océanique” […], dans ces sociétés qui ont éliminé la transe et toutes les formes d’expérience trop éloignées de la rationalité instrumentale. » Il est significatif que l’auteur ajoute, quelques lignes plus loin, « qu’avec le don, nous expérimentons les fondements de la société, de ce qui nous rattache à elle au-delà des règles cristallisées et institutionnalisées comme la norme de justice ».
La manière dont Godbout fonde le don, à la base des relations sociales, suggère une complémentarité entre celui-ci et l’action intéressée, comme si le don cherchait en quelque sorte à compenser pour la pauvreté d’un rapport au monde totalement immanent, sombrant dans un mécanisme déterministe. Parce qu’il refuse, à juste titre, une conception aussi pauvre de la présence humaine dans le monde, l’auteur met en valeur, de façon symétrique inverse, la dimension de transcendance dans l’homme. Mais cette transcendance devient à ce point éthérée qu’elle en perd toute dimension intra-mondaine. Elle se réduit à une simple opposition au déterminisme, à une adéquation du sujet à lui-même — d’ailleurs en résonance avec la recherche contemporaine d’« authenticité ». La transcendance trouvant dans le don son ancrage fondamental, il n’est alors pas étonnant qu’elle ait déserté, dans la réflexion de Godbout, un État abandonné à l’instrumentalité. On comprend, dans cette optique, l’insistance de Godbout à faire une place à « la société elle-même » dans son analyse, comme si l’État n’était pas au cœur de la société. Sa critique du technocratisme, en tant que démission face au régime des moyens, tend en effet à voiler la dimension instituante de l’État, ce qui lui permet, en retour, de chercher dans « la société elle-même » le fondement d’un rapport à autrui qui n’a plus besoin de médiations politiques. La dimension politique de la liberté — le pouvoir de la société d’agir sur son devenir plutôt que de le subir — étant ainsi mise de côté, la liberté peut se transformer en un ersatz d’elle-même, une pure idéalité sans contrepartie pratique dans le monde (ce volet pratique de la liberté étant happé par l’instrumentalité du rapport utilitaire).
C’est dans cette perspective que le « tiers secteur » acquiert une telle importance dans la réflexion de Godbout. Le modèle communautaire, cette « sphère des liens primaires », devient la figure emblématique permettant d’expliquer le fondement du lien social. Le politique tendant à disparaître, le tiers secteur peut alors se gonfler des effectifs de plus en plus nombreux devant « repriser » localement la société — devant tricoter, autrement dit, du lien social. Mais c’est précisément parce que la société ne se ressaisit plus politiquement, tendant à se transformer en un faisceau de problèmes sociaux de toutes sortes, que son unité vole en éclats, laissant croire, du même coup, que les « atomes » qui la composent — les individus — peuvent reconstruire par en bas la société, qui devient ainsi un simple ensemble empirique, à géométrie variable, de « relations sociales ».
Ces critiques ne signifient évidemment pas que le don n’a pas d’existence concrète dans notre monde. Affirmer une telle chose serait absurde, tant il est évident que le rapport désintéressé à l’autre s’observe dans nos sociétés. À cet égard, la critique du postulat utilitariste me semble fondamentale. Elle ne saurait toutefois simplement substituer l’homo donator à l’homo œconomicus sans cautionner du même coup une façon de penser la société qui en nie a priori l’existence, si ce n’est comme simple résultante empirique d’une multitude de relations sociales. L’enjeu, ici, n’est pas d’abord théorique : il consiste à savoir si la société pourra continuer à se projeter dans une idéalité qui puisse avoir valeur de projet et ainsi donner à ses membres une certaine prise sur le destin du monde, ou si la réalité concrète, empirique, deviendra pour les individus un ensemble de contraintes objectives, indépassables, sur lesquelles ils n’auront plus aucun contrôle. Ce qui transformerait leur liberté en folklore.
Jean Pichette*
NOTES
* Jean Pichette, sociologue, est rédacteur en chef de la revue Relations.