Si l’on s’en tient au monde occidental et à son origine, il y eut d’abord, d’après Dagenais, la famille de l’Antiquité (celle de Rome, par exemple); puis la famille “ traditionnelle ”, axée sur la lignée et, chez la classe dominante, le domaine; cette dernière a pris plusieurs formes “ culturelles ” et, vers le xvie siècle, elle a commencé à céder la place à la famille “ moderne ”, lieu de l’individuation, pour parler le jargon des sociologues, ou de la priorité des projets personnels, ce qui va donner à la famille l’essentiel de ses fonctions. Pour l’auteur, cette conception moderne de la famille a été largement uniforme dans l’ensemble du monde occidental. Or, cette forme, du moins son caractère dominant, est en train de disparaître. Attention : Dagenais ne dit pas que la famille est en voie de disparition, mais bien que sa forme “ moderne ” l’est, laquelle a triomphé jusque vers 1970 et chancelle de plus en plus depuis, à peu près partout.
C’est la thèse fondamentale de ce livre. Elle va à l’encontre de ce qu’on est tenté de percevoir comme un chant à une voix du clergé des penseurs sociaux, chant qui veut qu’on s’énerve pour un rien, qu’on accueille avec jubilation cette mise au banc du mariage avec papiers et de longue durée, qu’on entérine aussi l’abandon des termes mari et femme et qu’on accueille avec enthousiasme le foisonnement de combinaisons parentales aussi diverses que précaires. Autrefois, on acceptait la précarité des emplois, mais pas celle des mariages; aujourd’hui, c’est l’inverse. Dagenais a raison : la vie sociale (faut-il dire sociétale?) s’est transformée, et l’auteur ne considère pas cette mutation avec un encensoir à usage perpétuel.
Ce petit livre (250 pages et 300 ouvrages cités… et apparemment lus!) est d’une très forte densité en matière d’idées, d’intuitions, parfois de provocation. Et il en mène large : sont mobilisées la sociologie, l’anthropologie, la psychanalyse, l’histoire et la démographie. Il ne contient à peu près pas de raisonnement économique et c’est un peu dommage. On ne peut pas tout faire, bien sûr, mais une plus grande sensibilité à cette discipline, c’est-à-dire aux impératifs de la vie matérielle, des désirs et de la rareté des ressources, aurait évité à l’auteur une interprétation… disons un peu hâtive de l’évolution de la fécondité.
Il y a là, donc, une pluie d’idées, d’interprétations et de représentations sociétales dont l’intérêt et le pouvoir suggestif sont indéniables. Cela fait bien 400 thèses de doctorat… à faire! Car l’auteur ne s’embarrasse pas de démonstrations empiriques, sauf à l’occasion, particulièrement à propos de la réduction de la taille des familles. Il suit en cela un penseur remarquable, le philosophe Alain. Mais nous sommes à cent lieues de la démarche scientifique. Ou plutôt de la démarche scientifique complète, car c’est bien par ce genre d’exercices que commence le scientifique : une idée, une hypothèse, tirées d’observations ou de démonstrations antérieures, toujours réfutables, nous dirait Popper. Mais il faut ensuite confronter propositions et réalité. Quand on le peut. Sinon, le processus scientifique est incomplet.
Si l’on accepte cela, La fin de la famille moderne est un essai philosophique. Philosopher, nous dit à peu près Comte-Sponville, c’est penser au-delà de la connaissance; et il faut entendre que cette connaissance vient de la science, celle-ci comportant une vérification empirique et systématique des propositions énoncées. Pour l’essentiel, cette vérification n’est pas faite. Sociologues et psychologues, à vos marques!Voilà une foule de propositions à scruter.
Que pense Daniel Dagenais? L’auteur du présent commentaire est démographe et il n’est pas à l’aise dans ce discours foncièrement philosophique et alimenté de sociologie abstraite, d’anthropologie et de psychanalyse. Je comprends que cette famille moderne, dont l’éclatement est l’objet du livre, est ou était principalement caractérisée — c’est presque sa définition — par sa fonction dominante : l’éducation des enfants, dont l’objectif, nous explique l’auteur, est la transmission du monde. On croit comprendre que ce rapport au monde, en Occident, est nourri et guidé, depuis quatre ou cinq siècles, par l’individualisation. Voici un passage typique du discours de l’auteur :
En montrant comment l’individualisation du rapport au monde, cette dynamique de l’Occident à l’œuvre depuis des siècles, a transformé toutes les facettes de la famille, on paraît affirmer qu’il y a un sens, un telos, à l’histoire. La seule chose qu’on puisse dire là-dessus, c’est que l’universalisation de l’identité et l’individualisation du rapport au monde, qui ont donné la famille, la propriété privée et l’État, la Réforme et les Lumières, la Révolution et la Démocratie, et pas seulement en Amérique, ont été les forces effectivement à l’œuvre dans la recomposition moderne du monde. (p. 22)
Cette famille est en train de crouler : “ C’est un peu comme si cette unité indivise avait éclaté en un ensemble de relations n’allant plus nécessairement ensemble […] Il appert ainsi que la relation conjugale n’a pas nécessairement de vocation familiale, comme elle ne met pas nécessairement en présence des individus de sexe différent. ” (p. 30)
Dagenais passe ensuite en revue divers aspects de la famille moderne et leurs modifications : enfants et rôle parental, différence des genres, sexualité, relation conjugale. J’en laisse l’examen à celles et ceux qui sont mieux équipés que moi pour en saisir la portée. L’avant-dernier chapitre est consacré à la famille canadienne-française, dont l’auteur pense qu’elle a des défaillances pathologiques, particulièrement en ce qui concerne le rôle du père et l’image de la mère.
Le dernier chapitre, plus long que les autres (55 pages), est consacré à la “ Signification des transformations contemporaines de la famille ”. Dagenais y dresse un tableau des aspects pathologiques de cette famille moderne qui, depuis 30 ans environ, est en décomposition et éclate en définitions multiples, suivant qu’il s’agisse de la vie à deux, du sexe des conjoints, de la prise en charge des enfants, de l’impôt, de l’aide sociale, etc. Il y a des coupables majeurs : “ il faut rappeler à la conscience contemporaine que la crise de l’institution a été en quelque sorte fomentée intentionnellement par des hordes d’amoureux ingénus dans les années soixante. […] La famille “bourgeoise” a été […] la cible des femmes et des jeunes lancés à l’assaut de l’interdiction d’interdire. ” (p. 199)
Voilà donc un auteur qui manifeste bien peu d’égards pour la rectitude politique! Bravo! Cela repose des épanchements bénisseurs d’une bonne partie des clercs sociaux devant les défaillances récentes de cette famille moderne. Dagenais en évoque plusieurs : démariage, recomposition souvent précaire des couples, remise en question des genres, sous-fécondité, violence conjugale et parentale, violence enfantine aussi, abandon parental, suicide, décrochage scolaire, etc. Signe révélateur, le langage : “ Aujourd’hui, les gens de ma génération bredouillent quand il s’agit de présenter la personne qui partage leur vie. Est-ce ma femme? Ma compagne? Ma blonde? Mon amie? [... ] Nous errons comme des aveugles dans nos nouveaux rapports d’alliance. ” (p. 199)
L’auteur aurait pu ajouter un aperçu statistique impressionnant de l’une des conséquences de l’éclatement des familles : l’assortiment parental variable que vivent les enfants. En voici un élément : un tiers des enfants canadiens qui sont nés au cours de la dernière décennie auront vu leurs parents se séparer (ou n’auront jamais connu leur père) avant d’atteindre leur seizième anniversaire. L’ampleur du phénomène est encore plus grande au Québec. Ce brassage conjugal s’est rapidement accru au cours des 40 dernières années et il est beaucoup plus fréquent dans le cas des mariages sans papiers. Ces révélations proviennent des analyses récentes de trois démographes de l’Université de Montréal : Nicole Marcil-Gratton, l’instigatrice de ce type d’analyse, à laquelle se sont jointes Évelyne Lapierre-Adamcyk et Céline Le Bourdais. Ces travaux remarquables finiront par être connus et enrichiront la thèse de Dagenais.
Une douzaine de pages sont consacrées à l’interprétation de l’évolution de la fécondité occidentale, particulièrement celle du Québec. C’est le seul phénomène, nous dit l’auteur (p. 16), qui est l’objet d’une “ discussion empirique ”. Il s’agit d’un examen des variations de la valeur moyenne et de la distribution de la descendance finale (nombre d’enfants mis au monde au cours de la vie d’une femme) au cours du dernier siècle. Comme pour l’ensemble de ce dernier chapitre, l’auteur s’intéresse surtout à la signification des phénomènes; ici, aux liens entre la baisse de la fécondité et la fin de la famille moderne. Son interprétation est un peu déconcertante, et pour plusieurs raisons :
a) Les trois régimes de fécondité
“ Je propose d’établir une distinction entre trois régimes de fécondité où sont associées trois significations de l’enfant, renvoyant à trois modes historiques d’existence de la famille impliquant trois modes de régulation des naissances. ” (p. 209) On ne peut être plus proche de l’essentiel de ce livre. Pour justifier empiriquement cette association, Dagenais commente un tableau exposant la descendance finale moyenne et la distribution des femmes suivant leur descendance, pour diverses générations de femmes québécoises et ontariennes. Celles-ci vont des femmes nées avant 1877 jusqu’aux femmes nées entre 1962 et 1966, les dernières pour lesquelles l’on peut faire une estimation fiable. Entre parenthèses, l’estimation que donne Dagenais de la descendance moyenne de ces dernières générations paraît peu crédible : il avance 1,07 enfant par femme, plutôt que 1,5 environ, qui serait plus plausible.
Oublions les valeurs chiffrées. Ce qui est gênant dans l’analyse de Dagenais, c’est qu’il semble tenir mordicus au synchronisme de la contraception fortement répandue (la limitation “ subjective ” de la fécondité) et de la famille moderne (au sens où il l’entend : la famille apparue vers le xvie siècle). Or, ce n’est que vers 1870 que la régulation volontaire des naissances s’est répandue en Occident. Il y a, semble-t-il, deux exceptions : la France et certaines régions des États-Unis, en avance d’un siècle peut-être sur le reste de l’Occident. Le Canada dans son entier — pas seulement le Québec — a maintenu une fécondité non régulée, non malthusienne comme on dit souvent, jusqu’en 1870 environ; c’est-à-dire que les premières générations de femmes qui ont limité volontairement leur descendance sont nées vers 1840… pas au xvie siècle. Je veux bien appeler tout ce monde “ traditionnel ”; mais cela n’a probablement plus le sens que Dagenais donne à ce mot quand il parle des divers types de familles. En fait, sa famille moderne a fort longtemps pratiqué la fécondité naturelle, sans limitation “ subjective ”, comme dit Dagenais.
Autre difficulté : si l’on tient à associer les types de familles (traditionnelle, moderne et contemporaine) à des modes de procréation, cela donne un régime familial moderne de bien courte durée : vers la fin du xixe siècle, on passerait de la famille traditionnelle à la moderne et deux générations plus tard, celle-ci serait déjà écroulée. Peut-être faudrait-il atténuer, voire laisser tomber, le parallèle entre type de famille et régime de fécondité?
On voudra bien noter que je ne contredis pas, bien au contraire, l’articulation des usages contraceptifs à la conception de la famille. C’est sa chronologie qui m’inquiète.
b) Que viennent faire les femmes restées célibataires?
Sur un plan plus technique, on peut faire remarquer que c’est dans le cadre du mariage, du moins jusqu’au milieu du xxe siècle, que se vit l’association entre type de famille, rapport à l’enfant et régulation des naissances. Cela étant, on ne voit pas pourquoi Dagenais a pris la peine de calculer la descendance par femme (femmes mariées et non-mariées confondues) plutôt que celle des femmes qui se sont mariées seulement. Surtout que c’est pour ces dernières que les informations statistiques sont présentées dans les recensements. Cela n’aurait pas changé grand chose au discours, sauf qu’on aurait peut-être évité une certaine confusion qui entoure la notion de fécondité dite naturelle (p. 210).
c) Les facteurs plus immédiats et non-intentionnels
Même si l’on accepte que pour l’essentiel, la fécondité a été chamboulée principalement par les mutations de la famille, il reste que d’autres facteurs sont probablement en cause. Les progrès scientifiques et techniques et leurs conséquences, aussi immédiates que puissantes (urbanisation, industrialisation, bouleversement de l’activité économique marchande) ont joué un rôle important dans les formes de vie conjugale, les rapports à l’enfant et la fécondité des familles. Dagenais ne le nie pas, mais on soupçonne que pour lui, ce sont là des “ causes ” intermédiaires et cet auteur s’intéresse principalement aux causes des causes. Ces causes ultimes sont-elles toutes greffées sur l’évolution psychologique, psychanalytique ou anthropologique de l’humanité occidentale? Est-il vrai que “ tous ces changements modernes ont été rêvés, anticipés, institués, bref, intentionnellement produits et assumés par les individus ”? (p. 21) On peut en douter. L’entrée massive des mères dans le monde du travail marchand a-t-elle été prévue et souhaitée? Et l’emprise de la télévision-amusement-réclame? Ce n’est pas évident.
Pour ce qui est du rôle des mères, Dagenais ne s’attarde pas beaucoup sur le prix qu’elles ont payé pour que triomphe la famille moderne : soumission au mari, enfermement dans le monde familial, dépendance économique, bref une assez forte dose d’humiliation. L’écroulement de la famille moderne les a libérées en partie de ces “ contingences ”.
En bref, dans cet ouvrage, Dagenais a amassé, comparé, trié, associé, dissocié une quantité étonnante d’idées, de visions du monde, en vue de donner un sens à la mutation de la famille moderne, à son éclatement plutôt. Sans aucun doute, l’auteur est inspiré, ses idées sont fermes, son style est vigoureux. Son enthousiasme l’emporte parfois sur la limpidité du discours, mais il faut bien payer un prix pour entrer dans ce palais d’idées inspirantes.
Restent 400 thèses de doctorat à faire pour vérifier
Jacques Henripin*
NOTES
* Jacques Henripin est professeur de démographie à l’Université de Montréal.