Pour répondre à la question que propose Argument : “ L’adq est-il vraiment le parti de la jeunesse? ”, il faut tout d’abord définir cette jeunesse en question. Ensuite, une fois cette jeunesse définie, il est alors possible de comparer ses caractéristiques à ce que défend l’adq. Tel est le programme de cet essai.
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Ainsi, la première tâche qui m’incombe, qui est aussi la plus difficile, consiste à esquisser un portrait générationnel de ceux qui, aujourd’hui, au Québec, ont entre 18 et 30 ans, ces filles et fils de boomers. Afin d’améliorer la qualité de ce portrait, je me propose d’emprunter l’acuité “ visuelle ” de deux jeunes réalisateurs québécois, Ricardo Trogi et Philippe Falardeau, et de présenter une interprétation très brève de leur film respectif, Québec-Montréal (2002) et La moitié gauche du frigo (2000). Outre qu’il s’agisse de deux films très réussis, je veux insister sur le fait que le portrait qui se dégage de ces deux films tend à indiquer une tendance à la dépolitisation chez la génération qui est dépeinte; dépolitisation, c’est-à-dire absence ou refus de préoccupations politiques.
Dans Québec-Montréal, le thème de la préoccupation politique brille par son absence. Évidemment, dira-t-on, car tel n’est pas l’objectif de ce film. Certes. Mais en mettant en scène l’état des relations amicales et amoureuses d’une génération, et surtout les illusions, caprices et désirs sexuels qui minent ces dites relations amoureuses et amicales, ce film en donne long à penser sur l’état d’esprit général de ces jeunes adultes. Dans ce film, les protagonistes se définissent à peine par leur travail et rarement par leur famille. Je le disais, ce qui les occupe et préoccupe, c’est la complication de leurs rapports “ amoureux ” et “ amicaux ”. Essayant de survivre dans ce contexte, ces jeunes adultes ont déjà épuisé toutes leurs forces avant même d’envisager quelque chose comme une communauté politique. Comprenons-nous, ces jeunes adultes ne sont pas anarchistes ou nihilistes, ils sont plutôt retournés à un état pré-politique, un état où les questions politiques parviennent difficilement à être formulées, car la survie affective et émotionnelle dans cette guerre charnelle de tous contre tous occupe toute l’avant-scène. Autrement dit, comme ces jeunes échouent à construire des relations amoureuses ou amicales qui ne soient pas seulement d’ordre “ pragmatico-hédoniste ”, on serait bien gêné de leur demander leurs opinions concernant la nation. Et si l’on se risquait à la leur demander, leur opinion sur la politique, fort est à parier que le constat serait similaire à celui au sujet des choses de l’amour : des luttes de vanités et de belles intentions qu’il serait mieux de ramener à leur véritable socle, l’argent ou l’économie. En peignant les préoccupations “ amoureuses ” d’une génération, et à quel point celles-ci accaparent toute son âme, Québec-Montréal donne à penser ce qu’il en est de la politique : un souci très secondaire qui doit être abordé, peut-on penser, avec résignation, voire désillusion, comme il en est pour l’amour.
La moitié gauche du frigo, qui fait cette fois un thème central de la préoccupation politique, vient compléter le portrait en le raffinant. Ce film raconte le destin de Christophe, jeune Québécois de 30 ans, ingénieur de formation et en recherche d’emploi, qui décidera finalement de tout abandonner pour s’installer à Vancouver où un modeste emploi de vendeur ambulant lui permettra de vivre sereinement ses fins de semaine comme membre d’un petit groupe de jazz. Ce choix de Christophe est aussi à comprendre sous le thème de la résignation, ou peut-être du refus : résignation aux “ faits ”, au contexte et aux conjectures politico-économiques qui le dépassent, voire le transcendent, et refus de s’en dire la victime ou le complice. Refuser de se dire la victime du contexte politico-économique, c’est, dans le cas de Christophe, refuser de se joindre à ce groupe d’avocats qui défend les chômeurs en leur fournissant les outils juridiques pour une revendication active de leur droit à un emploi correspondant à leurs compétences si durement acquises sur les bancs d’école. Mais refus également de se dire le complice de la situation politico-économique, car Christophe refuse de se faire un cas de conscience des discours dénonciateurs de son colocataire Stéphane, selon lequel travailler pour une multinationale, c’est s’aliéner, c’est consentir à leurs “ politiques ” ou “ philosophies ” capitalo-néolibérales, qui font des synonymes de “ mondialisation ” et de “ profit ”. À la limite, Christophe refuse tout simplement de se sentir impliqué en quoi que ce soit par la situation politico-économique, il s’y résigne. Sa résignation n’est possible que par son sentiment de non-implication.
Creusons un peu cette résignation. Elle signifie premièrement que ce qu’on nomme la situation économique a quelque chose d’inéluctable. S’opposer à celle-ci serait donc vain. Si l’art sert encore à quelque chose dans ce contexte, il ne servira pas, comme le croit le personnage de Stéphane, à des fins politiques et révolutionnaires. L’art — c’est ce que découvre Christophe à la suite d’Odile —, s’il doit encore servir quelque fin, c’est, pour ainsi dire, en tant que porte de sortie du monde politico-économique, une porte de sortie égoïste, ou privée si l’on préfère, qui n’a comme seule prétention que de permettre à l’artiste de vivre quelques moments de bonheur. Autrement dit, l’art ne sert plus la communauté, mais l’artiste, et le bonheur qu’il permet n’est plus collectif, mais individuel, ou à tout le moins privé. La résignation à l’inéluctabilité économique permet à Christophe de se détourner des luttes politiques, d’accepter un petit emploi qui, s’il lui donne les allures d’un bourgeois de huit à cinq, lui permet toutefois d’être libre, c’est-à-dire artiste, les soirs et week-ends.
Combinés ensemble, ces deux films nous renvoient le portrait d’une génération retournée à son individualité, accaparée par ses problèmes personnels, voire ses insatisfactions ou ses frustrations personnelles (relations amoureuses, travail), auxquels elle croit devoir se résigner. Ces filles et fils de boomers peuvent sentir confusément, parfois, que ces problèmes ont peut-être une racine politique, mais cette racine paraît si enfouie et si étendue sous la surface du globe que leur plus fort sentiment est que la solution à tous leurs désirs, difficultés, craintes et angoisses ne sera pas politique[1].
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Le programme proposé par l’adq peut être compris comme l’expression politique de la sensibilité qui vient d’être décrite, pour autant que celle-ci se prête à une telle expression. L’objectif de l’adq est d’accroître la force économique du Québec en libérant l’économie québécoise des obstacles constitutionnels et étatiques qui freinent son déploiement : le débat sur la souveraineté et les dédales imposés par un appareil étatico-bureaucratique lent et lourd[2]. Autrement dit, l’objectif du parti politique de Mario Dumont est de libérer le Québec de ses préoccupations politiques afin de permettre une meilleure gestion de son économie.
C’est lors d’une discussion houleuse avec un futur partisan de l’adq que j’ai mieux compris le désir d’en finir avec la politique qui motive ce parti. En cherchant à comprendre ce qui distinguait le Parti libéral de l’adq, l’on me répondit que le Parti libéral accordait encore une trop grande importance à la question constitutionnelle en se positionnant fortement contre la souveraineté. Paradoxalement, mon interlocuteur se reconnaissait dans la personne de Mario Dumont, parce que Mario Dumont affirmait que les Québécoises et les Québécois ne se reconnaissent pas dans les enjeux politiques des deux dernières décennies, au premier rang la question de la nation et de l’identité québécoise, c’est-à-dire la question de la meilleure constitution autour de laquelle doit se structurer le Québec. Selon les termes de l’adq : “ la proposition de paix constitutionnelle[3] ” signifie que “ le succès du Québec dans le contexte économique d’aujourd’hui dépend d’abord de nous, de nos entreprises et de nos communautés, pas de l’État[4] ”. L’État, et cela signifie ici l’État-nation, n’est plus ce qui préoccupe les Québécois; ce ne l’est plus et, affirme l’adq, ce ne doit plus l’être. Les préoccupations qui habitent et doivent habiter les Québécois sont d’ordre économique, c’est-à-dire d’ordre individuel et privé et ce, pour le bien-être de tous.
On aura compris qu’un tel programme s’accorde avec, pour ne pas dire consolide, ce que j’ai tenté de peindre plus tôt comme l’évacuation progressive des préoccupations politiques de l’âme des filles et fils des boomers. Même s’il est tout à parier que Ricardo Trogi et Philippe Falardeau s’opposeraient à toute récupération de leur film par l’adq, ils n’en partagent pas moins une idée commune. Cette idée, c’est celle du désintéressement politique. Au fond, qu’est-ce que répondrait un partisan adéquiste aux protagonistes que j’ai examinés, sinon qu’en oubliant les enjeux traditionnels de la politique québécoise et en se concentrant quasi exclusivement sur la bonne santé de l’économie, l’adq est le seul parti à comprendre que ce qui les préoccupe n’est pas politique? L’adq est conscient que le plus qu’il peut faire pour ces jeunes adultes, c’est de leur assurer une économie prospère, afin de ne pas ajouter à leurs inquiétudes, et d’enfin les laisser à eux seuls, à leurs préoccupations personnelles, à leurs petits et grands bonheurs, à leurs petits et grands malheurs. Et l’on arguera alors que l’une des premières actions à poser pour aider économiquement ces jeunes adultes, c’est d’opposer une fin de non-recevoir aux clauses “ orphelins ”, sans oublier d’ajouter que Mario Dumont représente le seul parti qui a l’audace d’une telle action[5]. Ce qui est vrai. La tentation d’en finir avec la politique n’est donc pas à comprendre sous le seul paramètre d’une mollesse d’âme ou d’un égoïsme mesquin de la part de la génération montante, mais aussi comme le résultat compréhensible de certains excès institutionnels qui se sont traduits en une confrontation intergénérationnelle. Compréhensible donc, la tentation incarnée par l’adq de régler une fois pour toutes les questions politiques d’institutions, de constitution, et autres, de les régler par un seul mot : l’économie.
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C’est étrangement en rappelant ce qui est peut-être le point le plus intéressant de l’adq que j’ai entrepris sa critique. Le cas des clauses “ orphelins ” révèle en effet que derrière ce phénomène économique résident des choix politiques et que ces choix politiques sont irréductibles à l’économie. Il n’y aurait aucune raison de critiquer les politiques syndicales si ces dernières étaient entièrement conditionnées par des conjectures économiques. Quand, autour des années 1985 à 1990, la situation économique obligea les différents syndicats à réviser leur convention collective, ils pouvaient choisir d’assumer ensemble le ralentissement de l’économie ou d’en faire porter tout le fardeau aux employés engagés après une certaine date. Ce choix est un choix politique en ce qu’il implique une conception de ce qui est juste et de ce qui est injuste. En critiquant le choix que firent certains syndicats, notamment ceux de la fonction publique, et l’impassibilité des gouvernements au pouvoir face à de tels choix, l’Action démocratique du Québec fait de la politique. Mais au même moment où l’adq fait cette critique, il affirme que ce qui motive cette critique est l’économie. On ne peut évidemment pas en finir pour de bon avec les questions politiques, car celles-ci semblent toujours nous échapper en partie, de sorte qu’elles réapparaissent toujours à gauche ou à droite. Mais en faisant de l’économie l’article premier de son programme, l’adq tend à nous conforter dans notre propension à oublier que ce sont des choix politiques qui structurent notre vie de tous les jours. L’économie est certes une partie importante de la politique, mais c’est une erreur de croire que celle-ci se réduit à celle-là, une erreur que commet l’adq.
Lors d’un portrait de Mario Dumont présenté par l’émission Le Point à la télévision de Radio-Canada, le chef de l’adq disait vouloir rappeler à ses membres que l’engagement politique est quelque chose de beau. Et il avait raison. Mais la beauté d’une action politique ne peut briller que si l’économie n’éclipse pas toutes les questions, en particulier celle si importante, dans un contexte de mondialisation où l’économie tend à abolir toutes les frontières, de la nation. En faisant de l’économie l’article premier de son programme, l’adq affirme que la plus grande action politique en est une de subordination en regard de l’économie. Par une telle affirmation, l’adq contribue à la destruction de ce qui fait la grandeur et la beauté de l’action politique, car il refuse de reconnaître dans l’action et le choix politiques une volonté de structurer la vie commune d’un groupe, d’un peuple. Une telle affirmation est non seulement contradictoire, elle est fausse.
Raphaël Arteau McNeil*
NOTES
* Raphaël Arteau McNeil est étudiant en philosophie à l’Université d’Ottawa.
1. Cela conduit parfois à se demander, à la suite d’un auteur comme Francis Fukuyama (La fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992), si l’absence de préoccupations politiques ne va pas de pair avec l’absence d’alternative à la démocratie libérale. Il serait en effet normal de ne pas chercher une solution politique à son malaise actuel si l’on n’est même pas capable d’envisager une alternative politique sérieuse et viable au régime en place. Et n’est-ce pas un fait qui devrait susciter l’étonnement que, par exemple, au Sommet des Amériques, à Québec en 2001, on retrouve les mêmes revendications d’un côté comme de l’autre de la barricade, à savoir plus de démocratie. Certes, on se divise au sujet du moyen le plus efficace pour atteindre cette fin : la main invisible du marché ou les organismes de coopération internationale. Mais la fin reste la même : liberté politique (droit de vote) et pouvoir d’achat (droit à la propriété privée).
2. Les premières lignes du Résumé du programme de l’adq d’octobre 2001 énoncent clairement cet objectif et les obstacles à abattre pour l’atteindre : “ L’Amérique connaît actuellement une effervescence économique et sociale. Pendant ce temps, le Québec traîne de la patte dans le peloton de queue des états et provinces de l’Amérique du Nord : 56 sur 60, c’est une honte. Voilà le résultat de trente années de politiques libéralo-péquistes. Au Québec, entreprises et citoyens sont constamment embêtés par un État trop volumineux, contrôlant, dépassé et dirigé de manière dogmatique par une clique animée de solutions périmées. On tourne en rond ” (toutes nos citations proviennent des documents disponibles le 3 novembre 2002 sur le site de l’adq : http://www.adq.qc.ca/programme/index.html). Le parti de Mario Dumont précise ce qu’il entend par cette “ manière dogmatique ” de diriger l’État dans son Mémoire sur la démocratie : “ Nous marchons depuis trop longtemps la tête à l’envers. Depuis plus d’un quart de siècle, un parti politique tente de renfermer toute une société dans les limites de l’article 1 de son programme [la souveraineté]. Le second vieux parti n’arrive pas à se donner un article 1 ” (Mémoire sur la démocratie. Présenté dans le cadre de la Commission parlementaire sur le Projet de loi no 99 : “ Loi sur l’exercice des droits fondamentaux et prérogatives du peuple québécois et de l’État du Québec ”, fév. 2000).
3. Mémoire sur la démocratie, op. cit.
4. Résumé du programme de l’adq d’octobre 2001, op. cit.
5. L’adq est on ne peut plus clair à ce sujet : “ De telles dispositions ont pour effet de créer deux classes de travailleurs qui effectuent pourtant un même travail. D’un côté, on a des travailleurs plus favorisés qui protègent des acquis sur le dos des plus nouveaux. De l’autre, des travailleurs qui n’ont généralement pas le choix d’accepter une telle discrimination en raison de la faiblesse de notre économie. ” (Mémoire de l’Action démocratique du Québec sur le Projet de loi no 67 : “ Loi modifiant la loi sur les normes du travail en matière de disparités de traitement ”, sept. 1999).