Le Québec est un drôle de pays. Alors que tous les États-nations modernes se disputaient entre la gauche et la droite, alors que tous les débats se situaient entre la sociale-démocratie et le libéralisme, l’espace politique au Québec est longtemps demeuré structuré autour du thème prémoderne (ou postmoderne?) du statut de la communauté politique. Souverainisme, fédéralisme ou crypto-autonomisme, voilà des termes ayant tracé, depuis l’apparition d’une modernité typiquement québécoise, le topos de nos engagements. Aujourd’hui que la question du statut revient à la mode, notamment à travers le débat sur l’Europe, le Québec semble s’en éloigner sensiblement. Peut-on penser que l’arrivée de l’adq dans les ligues majeures viendra bouleverser notre espace public au point d’en évacuer le débat sur le statut? Verra-t-on enfin apparaître un débat normalisé entre la gauche et la droite, un vrai débat sur les politiques publiques?
L’EMBOUTEILLAGE STRATÉGIQUE
Les tremblements de terre politiques surviennent subitement, lors d’un sondage ou d’une élection. Néanmoins, comme pour les tremblements de terre réels, les forces qui les préparent sont souvent en action depuis bien longtemps. L’année 1990 est une année charnière, c’est elle qui ouvre la faille responsable du tremblement de terre de l’adq. L’échec de Meech ne pouvait être qu’énonciateur d’une recomposition radicale de notre espace politique : dans une proportion écrasante (cruelle, dirait Lisée), les Canadiens anglais préféraient voir le Québec partir plutôt que décentraliser la fédération en sa faveur. Puisqu’il est abhorré par nos confrères canadiens, le projet autonomiste québécois cesse d’être une option stratégique viable. Le point de rupture a été atteint et le plq se maintient toujours. Pour lui, préserver la fédération est désormais une fin en soi.
L’échec de Meech devait ainsi ouvrir grande la porte à la réélection du Parti québécois et à la réalisation de la souveraineté. Les Québécois, désormais conscients que le Canada ne serait pas réformé, choisiraient rationnellement de sortir du système fédéral. Le Parti québécois, lié par le seuil de légitimation fixé par René Lévesque (un référendum à 50 % plus un), déclenche la campagne référendaire à armes inégales et sans pouvoir se ménager de repli stratégique. La défaite devait laisser le Québec ouvert sur le flan gauche en le privant de tout pouvoir de négociation. Le pq se retrouve alors dans la même position que les libéraux cinq ans plus tôt, c’est-à-dire dans l’incapacité stratégique de faire avancer son option.
LA VOIE DE CONTOURNEMENT BLOQUÉE
C’est ce blocage stratégique mille fois décrit qui a structuré la campagne électorale de 1998. On vote pour un parti souverainiste qui ne peut pas réaliser la souveraineté faute de “ conditions gagnantes ”, ou pour un parti autonomiste qui n’ira jamais chercher plus d’autonomie, faute de conditions gagnantes dans le reste du Canada. C’est aussi dans ces ornières encore fraîches que se faufile la mobylette de l’adq au printemps 2002.
Si Mario Dumont est issu du Parti libéral et s’abreuve encore à ses sources, son appui à la souveraineté en 1995 lui permet de jouer l’ambiguïté. On sait que la fédération n’est pas pour lui une fin en soi, mais ses prises de position demeurent confuses et inconséquentes (est-ce pour cette raison que les Québécois se reconnaissent en lui?). Il n’hésite pas à proposer une stratégie constitutionnelle qui nous rappelle qu’il a été formé à l’école “ Robert Bourassa ” : il suffit de faire un moratoire. Le gouvernement du Québec s’engage à lever la menace référendaire, si le gouvernement fédéral promet de ne plus investir ses champs de compétence… Il fait cautionner cette stratégie par le politologue Guy Laforest qui n’hésite pas à soutenir, au grand dam de la communauté universitaire québécoise, qu’il s’agit bel et bien d’une position rationnelle.
Le problème est que la “ menace référendaire ” dont parle l’adq n’existe plus depuis 1995. C’est pour cette raison que, depuis 1995, le gouvernement fédéral se lance dans des entreprises centralisatrices inédites dans l’histoire du Canada. La menace référendaire existe lorsqu’un parti souverainiste est au pouvoir et que la souveraineté récolte 50 % et plus dans les sondages. Autrement, elle n’existe pas. La réalité, c’est que l’adq n’a rien à offrir au gouvernement fédéral en échange du retrait de celui-ci des champs de compétence du Québec. La possibilité d’un référendum gagnant était le seul moyen de négociation. Le chemin que nous offre l’adq pour contourner la question nationale peut être envoûtant, mais la forêt est obscure et remplie d’embûches.
LA RECOMPOSITION TORDUE
Il est très difficile de cerner l’électeur type de l’adq. L’illusion frappe partout et avec autant de force. C’est une schizophrénie horizontale et démocratique. Depuis 1995, les Québécois se comportent comme s’ils avaient fait le choix de la souveraineté. Insouciants, ils acheminent leurs doléances vers Québec sans même réaliser que ce gouvernement n’a plus l’autorité ou même les moyens pour résoudre leurs conflits. Le centralisme financier du gouvernement fédéral pose une hypothèque sérieuse sur la possibilité du Québec de se lancer dans de grandes entreprises sociales engageant la collectivité québécoise.
Maintenant que le déséquilibre fiscal a fini d’éliminer la marge de manœuvre du gouvernement québécois, les projets de société demandant une forte intervention de l’État dans l’économie seront progressivement éliminés de l’espace politique. À l’inverse, les projets proposant différentes formes de “ solutions de marché ” gagneront en importance. Au bout de ce processus, les différentes formes de (néo)libéralisme occuperont l’ensemble du spectre politique québécois. Si la nouvelle donne politique signifie quelque chose, ce n’est pas la reconfiguration de notre espace politique entre la droite et la gauche, mais bien la mise en place d’un débat entre deux droites : la droite populiste de l’adq contre la droite libérale du plq.
Il n’est pas impossible que l’échec de 1995 ait éliminé la possibilité même de construire un État-providence au Québec. L’existence d’un projet social-démocrate au Québec a été historiquement possible à cause de la marge de manœuvre financière que s’était aménagée le gouvernement à l’intérieur de la fédération. La marge de manœuvre s’évanouissant, le projet peut bien s’évanouir aussi. Le Québec serait pour une fois à l’avant-garde de l’histoire : son espace public serait déchiré entre le “ moins d’État possible ” et le “ pas d’État du tout ”.
LE PIÈGE
Le Québec est une petite nation. Son existence politique se déroule sous le signe de l’inquiétude. La reproduction de ses institutions et, plus particulièrement, des institutions qui en font une société essentiellement sociale-démocrate dépend en bonne partie de sa capacité à s’adapter aux transformations imposées par les structures fédérales et continentales. Il faut tenir compte des interactions du Québec avec les systèmes extérieurs et, plus particulièrement, avec le système politique canadien.
En ce sens, il n’a pas certain qu’un retrait massif de l’État québécois du financement des programmes sociaux entraînerait une prise en charge des besoins sociaux par le marché. En fait, il est beaucoup plus probable que ces nouveaux besoins découlant du retrait de l’État soient récupérés par l’autre système politique en compétition sur le territoire du Québec, à savoir le système fédéral. Celui-ci aurait alors la possibilité de compléter la construction d’un véritable État-providence, comme on le souhaite activement à Ottawa. Les surplus budgétaires d’Ottawa lui permettraient d’investir massivement les champs de compétences laissés vides par un gouvernement adéquiste. Ce mécanisme serait bien sûr irréversible. Le fédéralisme de la “ cage à homard ” se concrétiserait une fois de plus : la marge de manœuvre perdue ne pourrait pas être retrouvée. La proposition de l’adq de mettre la question nationale en jachère se révélerait intenable à la longue et produirait, paradoxalement, un sursaut identitaire qui repolariserait le débat politique sur le statut du Québec. Comme quoi on ne se débarrasse pas de ses fantômes…
Benoît Dubreuil*
NOTES
* Benoît Dubreuil est étudiant à la maîtrise en philosophie à l’Université de Montréal.