2e PARTIE : L'ADQ dans l'horizon québécois et au-delà
Si l’analyse politique est bien souvent une tâche difficile, c’est qu’elle requiert une certaine distance avec l’actualité politique. C’est d’abord dans la conscience de cette difficulté que se rejoignent les trois essais qui composent le deuxième volet de ce dossier. Pour comprendre l’émergence de l’Action démocratique dans l’arène politique québécoise, il faut, recommandent tout d’abord Éric Bédard et Gilles Labelle, faire un pas en arrière, un pas en direction de la Révolution tranquille.
Vers la Révolution tranquille et, ajoute Éric Bédard, vers les mobilisations politiques des années trente (Action libérale nationale et Union nationale). Deux moments de notre histoire que l’on aurait tendance à opposer, mais qui se rejoignent en ce qu’ils furent deux moments où un ressentiment envers la classe politique dirigeante réussit à être canalisé, tant dans la pensée que dans l’action, et transfiguré en un projet politique positif. C’est dans la comparaison de ces deux moments de notre histoire à l’état présent du ressentiment dont se nourrit l’adq que résident la force et la finesse de l’analyse d’Éric Bédard. Après avoir identifié trois formes du ressentiment actuel susceptibles de conduire de larges pans de l’électorat à succomber à la tentation d’un vote adéquiste, Éric Bédard révèle l’incapacité de l’adq, du moins son incapacité présente, à faire muer ce ressentiment en de constructives propositions d’avenir : “ L’adq, en dépit d’efforts louables, n’a toujours pas réussi à aller au-delà du rejet pur et simple de l’héritage de la Révolution tranquille. ”
D’accord sur plusieurs niveaux avec celle d’Éric Bédard, l’analyse de Gilles Labelle prétend cependant pouvoir expliquer pourquoi l’adq ne peut proposer plus que le rejet de l’héritage de la Révolution tranquille. Pour ce faire, Gilles Labelle remonte jusqu’à l’origine de la Révolution tranquille et à son opposition à l’Église catholique, car là débute une genèse pleinement intelligible de l’adq. Proposant à partir de cette origine une lecture de l’histoire politique québécoise aussi riche que concise, l’essai de Gilles Labelle comprend à la fois le déclin du pq et l’ascension de l’adq comme l’aboutissement d’un même destin. Ce destin, c’est celui du projet vers l’autonomie né avec la Révolution tranquille, un projet qui, toutefois, compte tenu du contexte particulier dans lequel il s’est déployé au Québec, à savoir en l’absence totale d’opposition, s’est mué en un combat pour la proximité et l’horizontalité. Suivant cette terminologie inspirée de la philosophie politique de Marcel Gauchet, Gilles Labelle explique ainsi comment l’on passe de la Philosophie de l’Histoire (pq, indépendance) au règne de la société civile (adq, représentativité).
Si l’essai de Jean-Philippe Warren rejoint ceux de Bédard et de Labelle en ce qu’il veut aussi comprendre la montée de l’adq en regard d’une histoire plus “ englobante ”, il s’en distingue à tout le moins en ce qu’il quitte l’exclusivité de l’histoire québécoise pour embrasser celle de l’Occident. Warren émet l’audacieuse hypothèse que, pour comprendre l’émergence de l’adq, il faut savoir percevoir la résurgence, ici, au Québec, des conditions sociales et historiques qui permirent aux régimes d’extrême-droite de se tailler une place sur la carte européenne dans les années trente, pour ensuite déployer leur “ logique ” de puissance. Attention. Il serait trop facile de caricaturer le propos de Warren, car cela éviterait de le prendre au sérieux. L’auteur avertit son lecteur : “ L’adq n’est pas un parti d’extrême-droite, pas plus que ce n’est un parti fasciste. ” La thèse que défend l’essai de Warren affirme que certains changements survenus depuis 1980 qui aident à comprendre la montée de l’adq dans les sondages ne sont pas sans faire écho au contexte européen d’avant la Seconde Guerre mondiale. Ces changements, Warren les identifie comme étant l’ère du vide, l’idéologie du clientélisme et la rationalité opératoire. Plus que de simples données socio-historiques distinctes, ces trois changements se révèlent, suivant l’analyse subtile et cohérente de Warren, participer d’un même malaise, au point qu’il ne serait pas faux de parler de trois symptômes. Ce malaise, ce délire, oserait-on dire, est celui de l’abolition de la réalité au nom et au profit d’un monde radicalement nouveau. Ce que Warren nomme le “ sur-bon sens ”; ce qui permet aussi de mieux comprendre le programme de l’adq et de le distinguer de la droite traditionnelle.