Emmanuel Kattan,
Penser le devoir de mémoire,
Paris, PUF, 2002
Il est peu dire que la mémoire n’a jamais été aussi contemporaine. Depuis que l’avenir n’éclaire plus le passé, pour paraphraser à l’envers Alexis de Tocqueville, c’est-à-dire depuis que la providence a fui le progrès, il nous semble que la voix des morts nous revient avec une force et une fragilité nouvelles. Une force qui lui vient des groupes qui s’en réclament. Une fragilité qui lui vient de cette concurrence même.
C’est ce que “ rappellent ” les textes que l’on va lire dans ce dossier réuni autour du très beau livre d’Emmanuel Kattan. Ils confirment tous que si le passé est un fait, la mémoire, elle, est un enjeu. Sur ce champ de bataille (Jacques Beauchemin), les oublis sont aussi nombreux que les réminiscences (Anouk Bélanger). Se rappeler à soi n’a jamais fait de personne un être moins étranger à soi-même; ce qui ne change guère au fait que l’on a besoin de cet autre que l’on fut pour s’assurer de soi. Les Juifs n’en représentent-ils pas une illustration frappante (Julien Bauer), eux dont l’errance s’accompagne d’un profond enracinement dans la tradition et dont les souffrances de la Shoah portent plus loin que toute autre tragédie humaine le devoir de témoigner? Paradoxalement, c’est sans doute au creux de l’indicible que la nécessité de raconter a le plus de sens.
Mais que ce soit dans la tragédie ou le quotidien, chaque critique du livre de Kattan nous fait souvenir à sa manière que la mémoire (même la mémoire blessée, surtout peut-être la mémoire blessée) couve toujours un espoir, et que c’est cet espoir, rayonnant ou blafard, qui illumine pour les contemporains la nuit du passé. En cela, la mémoire n’a rien perdu de son actualité.
Jean-Philippe Warren