Certaines des inquiétudes actuelles suscitées par les technologies de la création — aliénation du sujet, subordination de l’art à l’industrie, assimilation de l’art à une activité consumériste, fin du mérite artistique, fin des distinctions normatives entre amateurs et professionnels — résonnent comme un écho des critiques, réserves et peurs que la photographie provoqua dès les années 1850. Inintelligente, contraire à l’imagination, incompatible avec l’inspiration, simple machine, humble servante : les épithètes destinées à soustraire la photographie au domaine de l’art sont aussi nombreuses que les motifs invoqués pour l’assigner aux strictes sphères des techniques et sciences appliquées. Les diverses instrumentalisations de la photographie sont au fondement de cette ambivalence statutaire qui l’affecte depuis ses origines. Ce qui à l’époque lui valut des reproches, lui mérita toutefois de l’estime lorsqu’on l’envisagea enfin comme modèle historique et emblématique des indispensables confrontations entre champs disciplinaires et culturels divers. Que la photographie ait servi les domaines du spectacle et de l’information de masse n’est du reste pas étranger à son importante contribution à l’histoire culturelle des représentations. C’est même lors de ses diverses incursions dans la culture de masse qu’elle s’est véritablement imposée comme laboratoire de la modernité.
PHOTOGRAPHIE DE MASSE : L’OUBLI DE LA TECHNIQUE
À la fin du xixe siècle, la démocratisation de la pratique photographique est indissociable de cette tendance qui consiste à céder à l’industrie des opérations jadis accomplies par l’individu[1]. Jusqu’à la toute fin des années 1880, la pratique de la photographie est essentiellement réservée à des professionnels, des curieux et des dilettantes éclairés qui ne redoutent ni les émanations nocives des chimies ni les longues heures passées au labo. L’introduction des appareils Kodak vient révolutionner la pratique de la photographie. Il devient alors aisé de réaliser des images soi-même, sans pour autant connaître les rudiments de la technique. C’est le début de la photographie amateur. C’est également la fin d’un certain savoir-faire pratique de la photographie que les pictorialistes[2] voudront restaurer afin de contrer l’amenuisement des standards techniques et esthétiques provoqué par l’industrialisation de l’activité photographique.
L’essor de la photographie de masse est en outre impensable sans la modification du fonctionnement des appareils photographiques. La photographie instantanée, qui se caractérise par des temps de pose extrêmement brefs, a rendu nécessaire la mise au point d’obturateurs mécaniques précis et rapides. Depuis les débuts de la photographie, afin que la lumière puisse pénétrer à l’intérieur de la chambre et produire ses effets sur la plaque sensible, l’opérateur devait contrôler la durée de l’exposition au moyen d’un opercule qu’il fallait retirer et remettre sur l’objectif. À partir des années 1870 cependant, le recours à des obturateurs à volet (une sorte de guillotine actionnée par une poire pneumatique) et, en 1880, à des obturateurs circulaires, libère le photographe de cette tâche manuelle. L’obturateur permet de réduire considérablement les temps d’exposition, ce qui autorise désormais la représentation du mouvement ou de tout autre phénomène évanescent. La photographie instantanée, laquelle avalisera un répertoire de thèmes associés à l’occasion, l’accident et la surprise — sauts, chutes, collisions —, sujets particulièrement prisés par la photographie amateur et le photojournalisme, inaugure une nouvelle économie de l’acte photographique où le geste de l’opérateur se limite à une brève pression de la main. Alors que le bras sinon le corps du photographe était mobilisé par le retrait et la pose de l’opercule, la compression de la poire n’exige que le secours de la main. Les mouvements du photographe seront minimaux avec l’introduction sur le marché des déclencheurs où seul l’index sera le maître d’œuvre de la prise de vue.
L’histoire technique des obturateurs est celle de la réduction progressive de la gestuelle photographique. C’est aussi celle d’une occultation inexorable de la technique, condition essentielle à la popularisation de la pratique. Un bref examen de l’évolution morphologique des appareils photographiques montre à l’évidence que l’essor de l’industrie de la photographie amateur est indissociable de l’incorporation graduelle des éléments techniques à l’intérieur du boîtier de l’appareil. Ce n’est que lorsque les composantes techniques de l’appareil deviennent invisibles ou inaccessibles que naît la photographie de masse. La prise en charge des opérations les plus délicates — développement des pellicules, traitement des épreuves, chargement d’une nouvelle pellicule dans l’appareil — constitue également un processus de dissimulation de la technique. Publicisée comme une libération, la délégation de ces tâches à l’industrie alimentera un oubli du savoir-faire pratique de la photographie : “ Vous appuyez sur le bouton, nous nous occupons du reste ”, voilà ce que promet la célèbre publicité de Kodak. La massification de la pratique photographique a donc pour corollaire l’oubli voire le refus de la compétence technique. Produire des images tout en ignorant les opérations techniques nécessaires à l’obtention d’un résultat probant, voilà le progrès. Cette ignorance est fondatrice de la surprise (ou de la déception) vécue par le photographe amateur au moment de regarder ses images fraîchement sorties du labo.
WARHOL : LA TECHNIQUE SUPPRESSIVE
La surprise du photographe amateur est le pendant consumériste de la tradition du nouveau instaurée au même moment par l’avant-garde artistique. Dans le domaine de l’information de masse, la production du nouveau passe par les images chocs. C’est cette prérogative de l’industrie de l’information qu’Andy Warhol attribue au champ de l’art dans le dessein de mettre au jour les faillites de l’avant-garde artistique, les prestiges de l’image-marchandise, la violence machinique et technique.
Le célèbre aphorisme de Warhol — “ Je veux être une machine ” — est avant tout la réponse à la question posée par le critique G. R. Swenson sur les intentions de l’artiste[3]. Depuis quelques années déjà, Warhol utilise des procédés de reproduction mécanique (pochoirs, tampons en caoutchouc, écrans de sérigraphie) afin de réaliser des œuvres assimilables à des travaux commerciaux. La facture de ses travaux scandalise alors le monde l’art qui, ayant oublié les incidences de l’œuvre de Francis Picabia ou de Marcel Duchamp, désavoue encore les rapprochements entre culture savante et culture de masse. Le projet de Warhol d’“ être un bon industriel d’art ou un bon artiste industriel[4] ” est incompatible avec le transcendantalisme des peintres expressionnistes abstraits qui dominent alors la scène artistique new-yorkaise.
La première entrevue de Warhol est également l’occasion pour lui d’annoncer le thème de ses travaux actuels : la mort en Amérique[5]. L’année précédente, le marchand Henry Geldzahler invite Warhol à abandonner les représentations de boîtes de soupe et de bouteilles de Coca au profit d’une iconographie de la mort et de la catastrophe. “ It’s time for death ” : telle est l’injonction de Geldzahler à l’origine, semble-t-il, de 129 Die in Jet (1962)[6], une acrylique reproduisant la première page du New York Mirror consacrée à une catastrophe aérienne. Que cet écrasement d’avion ait endeuillé le monde de l’art en tuant des amis et mécènes du High Museum of Art d’Atlanta aura certainement inspiré Warhol pour qui “ art de la violence ” et “ violence de l’art ” constituent désormais les termes d’une nouvelle dialectique.
Dans l’art de Warhol, la violence est machinique, technique, industrielle, sérielle. Est-il alors surprenant que la série Mort et désastre coïncide avec l’utilisation des premiers écrans de sérigraphie obtenus par des procédés photomécaniques, lesquels renouent avec les origines historiques des médias de masse? C’est en ce sens que l’œuvre de Warhol est généalogique. Si Mort et désastre plonge ses racines dans un épisode fondateur des médias de masse, c’est pour rappeler que la reproduction technique est indissociable d’une pensée de l’événement appréhendé comme catastrophe. La suppression quasi totale des traces d’interventions manuelles par la mécanisation du processus créatif parachève le projet de Warhol de déshumaniser la genèse matérielle de l’œuvre. Le résultat comporte néanmoins des irrégularités — bavures, traces, dérapages et encrassage de la toile — indiquant que le facteur humain n’a pas été totalement évacué. Warhol aurait pu faire exécuter ses sérigraphies par l’industrie, mais cela aurait occulté l’expression d’un décalage profond entre précision mécanique et imperfection humaine. Ces incidents de surface révèlent le caractère aléatoire, voire catastrophique, des actions accomplies par l’homme. Preuve en est les œuvres de la série Mort et désastre, et plus particulièrement les accidents de voiture (Accident de voiture orange quatorze fois, 1963, ou encore la Catastrophe du samedi, 1964), lesquelles sérigraphies représentent sous une forme allégorique ce que les “ bavures ” d’encre énoncent matériellement : l’humain est source de catastrophe, car il est toujours en deçà de la perfection machinique.
C’est l’opinion de Christopher Phillips qui, reprenant les thèses de Günther Anders sur la prolifération des images et des biens de consommation, rappelle la vulnérabilité et la finitude de l’individu face à la machine pourvue d’un pouvoir de “ réincarnation industrielle[7] ”. La voiture survit à l’humain car elle est remplaçable, tout simplement. Issue de la production industrielle répétitive, elle est assurée d’une pérennité à laquelle l’individu ne peut aspirer. Les sérigraphies d’accidents de voitures représentent de manière exemplaire le caractère presque superflu de la présence humaine dans un monde machinique parfait. En multipliant les images de conducteurs ou de passagers suspendus à de la tôle froissée ou encore empalés sur le crochet d’un poteau téléphonique situé à quelques mètres d’une voiture en flammes (Voiture blanche en flammes iii, 1963), Warhol représente des personnages littéralement expulsés de leur mécanique. L’inadéquation de l’homme et de la machine est également flagrante dans la Catastrophe de l’ambulance (1963) où, ironie du sort, le véhicule d’urgence achève pour ainsi dire le blessé qu’il transporte.
LE CHOC DU RÉEL
Le triomphe de la machine sur l’homme a pour corollaire le triomphe de l’industrie sur l’art, autre catastrophe. La série Mort et désastre coïncide avec l’utilisation de documents photographiques réalisés pour la diffusion de masse. Le recours à la photographie est d’autant plus déterminant qu’il participe d’un acte visant à redéfinir le statut de l’auteur, mais également à “ réintroduire ” du réel dans l’art actuel, plus encore à investir l’œuvre d’un contenu issu de la culture populaire, celui de la presse illustrée.
Si Warhol remet en cause certains présupposés artistiques, c’est précisément parce qu’il convoque des références à un domaine de compétence — le photojournalisme — valorisant l’image-marchandise. Les rapports entre institutions muséales et médias de masse sont complexes, puisqu’ils révèlent les alliances parfois difficiles entre culture savante et culture populaire, entre autonomie de l’art et réalisme social, entre tradition et actualité, cela à une époque où la photographie continue de transformer les moments cruciaux de l’histoire politique et sociale en images emblématiques. Or, les événements retenus par Warhol sont principalement des faits divers, genre mineur s’il en est, mais auxquels il donne parfois l’envergure d’un drame épique. C’est précisément ce que la critique désapprouve. Le sensationnalisme du fait divers tout autant que les liens historiques privilégiés qu’il entretient avec les médias illustrés apparaissent également suspects.
Depuis lors, les iconographies de l’horreur humanitaire, autre imagerie privilégiée par les médias de masse, ont intégré l’espace muséal, non pas tant dans la perspective d’une critique de l’institution, que dans l’esprit d’une réhabilitation de la pertinence sociale de l’art. Comme s’il fallait priver les médias de masse du monopole de la représentation humanitaire, des artistes optent pour des modes d’exposition alternatifs de l’horreur, destinés à pallier la lassitude ressentie face aux images de la misère, mais également le laxisme des médias de masse en la matière. Le dénominateur commun à l’ensemble de ces propositions contemporaines repose sur une expérience concrète des situations de crise, le plus souvent échelonnée sur plusieurs semaines, voire sur plusieurs mois. L’expérience directe de la souffrance d’autrui, et non plus simplement son évocation médiatique, est vécue par plusieurs comme un impératif. La présence du photographe sur les lieux d’un conflit ou d’un drame redevient le fondement d’une posture éthique qui n’est pas sans rappeler celle jadis adoptée par le photographe de reportage. La nécessité tout empirique de se frotter à la misère du monde, outre de répondre à la volonté de mieux comprendre les données politiques et idéologiques à la base des conflits, recouvre l’intention de renouer avec “ l’expérience d’un intime bouleversement du monde[8] ” au détriment d’une pseudo-expérience de l’actualité, caractéristique de l’événement journalistique. C’est le traumatisme du réel, davantage que le choc de la nouvelle, qui constitue l’authenticité testimoniale et la probité morale des iconographes actuels de l’événement.
Vincent Lavoie*
NOTES
* Vincent Lavoie est historien de la photographie et critique. Il est conservateur de photographie au Musée McCord d’histoire canadienne, à Montréal. Ses recherches portent sur la contribution de la photographie à l’essor d’un nouveau genre de représentation événementielle. Il a publié en 1998, aux éditions Hoëbeke (Paris), Man Ray. Ce que je suis, et autres textes, et en 2001, aux éditions Dazibao (Montréal), L’instant-monument, du fait divers à l’humanitaire, une étude consacrée à la photographie d’événement. Commissaire général du Mois de la Photo à Montréal 2003, il vient de publier Maintenant. Images du temps présent, un ouvrage collectif réalisé à l’occasion de cette biennale de photographie.
1. Denis Bernard et André Gunthert, L’instant rêvé. Albert Londe, Nîmes/Laval, éd. Jacqueline Chambon/éd. Trois, coll. “ Rayon Photo ”, 1993, p. 29.
2. Au début des années 1890, alors que le commerce des petits appareils est florissant et que le nombre des adeptes de la photographie s’accroît, des photographes amateurs cultivés souhaitent réagir contre la prolifération d’images jugées quelconques et dépourvues de qualités esthétiques. Ayant pour ambition de hisser la photographie au rang des beaux-arts, ces photographes fondent des clubs de photographie, organisent des expositions, créent de luxueuses revues illustrées, et imposent le pictorialisme comme l’esthétique dominante. Le pictorialisme est le premier mouvement artistique constitué autour de la photographie. Opposés aux photographes professionnels et industriels, ainsi qu’aux pratiques qualifiées de vernaculaires ou d’utilitaires, les membres de ce mouvement international revendiquent un savoir-faire artistique, un style personnel, une imagination créatrice. Cf. Christian A. Peterson, After the Photo-Secession. American Pictorial Photography : 1910-1955, Minneapolis/New York, Minneapolis Institute of Arts/W. W. Norton, 1997; et Michel Poivert, Le pictorialisme en France, Paris, Hoëbeke, 1992.
3. “ The reason I’m painting this way is that I want to be a machine, and I feel that whatever I do and do machine-like is what I want to do ” (cité in Gene R. Swenson, “ What is Pop Art? ”, Art News, n° 7, nov. 1963, p. 22).
4. Benjamin H. D. Buchloh, “ L’art unidimensionnel d’Andy Warhol ”, Andy Warhol, Rétrospective, Paris, Centre Georges-Pompidou, 1990, p. 40-41.
5. “ My show in Paris is going to be called “Death in America”. I’ll show the electric-chair pictures and the dogs in Birmingham and car wrecks and some suicide pictures ” (cité in Gene R. Swenson, op. cit., p. 60). Il s’agit de la première exposition personnelle de Warhol à la galerie Ileana Sonnabend (janv.-fév. 1964).
6. “ I bought the first newspaper that he did, the “129 Die in Jet!”. This was June ‘62. We met at Serendipity for lunch one day and I brought him his headline and I said that’s enough life… it’s time for death. He said what do you mean? I said it’s enough affirmation of soups and Coke bottles ” (in John Wilcock, The Autobiography and Sex Life of Andy Warhol, New York, 1971, s. p. : cité in Patrick S. Smith, Andy Warhol’s Art and Films, Ann Arbor (Michigan), umi Research Press, 1986, p. 125).
7. “ It is the human body itself — comparatively unadaptable, vulnerable, mortal — that is to be the ultimate obstacle to the perfection of the machine environnement. Not that such objects are imperishable, or course; but they are limitlessly replacable, and thus serve to exemplify what Anders calls the serial principle of “industrial reincarnation” ” (Christopher Phillips, “ Desiring Machines. Notes on Commodity, Celebrity, and Death in the Early Work of Andy Warhol ”, Public Information, Desire, Disaster, Document, San Fransisco, San Francisco Museum of Art, 1994, p. 44).
8. Claude Romano, L’événement et le monde, Paris, p.u.f., coll. “ Épiméthée ”, 1998, p. 279. L’intention de réhabiliter l’événement en tant que motif d’une expérience collective conduit l’auteur à identifier les médias de masse comme les responsables de l’amenuisement du pouvoir de mobilisation de l’événement auprès de l’opinion publique. La perspective de l’auteur invite à moraliser le rôle des réseaux d’information soupçonnés de court-circuiter à dessein toute herméneutique de l’événement en imposant la catastrophe comme emblème de l’actualité historique.