Un petit peu de liqueur d’anis pour octobre 70 puis on retombe dans la bière pour les défaites référendaires. Une petite shot de porto pour la nuit des longs couteaux […] une petite shot encore une shot pour tous les patriotes.
Mes aïeux, « 2096 » (chanson à boire)
Je n’ai jamais été militant politique, je n’ai pas fait de porte-à-porte pour des groupes écologistes et mes incomplètes études se sont déroulées à l’écart du mouvement étudiant. L’engagement, dans mon cas, se résume à la rédaction d’un livre paru en 1993, Le Québec à l’âge ingrat, et à la campagne de presse qui a suivi. Comme les voix étaient rares à l’époque sur le terrain des générations, je suis devenu une sorte de porteur de ballon. Mon équipe : les x.
Dans mon essai, je présentais « sept défis pour la relève » : religion, culture, éducation, famille, environnement, médias, État. Tout au long de ce témoignage-reportage, mon intention était de livrer l’ordre du jour des prochaines décennies en ce qui concerne nos responsabilités collectives. Par exemple, en matière de religion, il me semblait nécessaire de construire un nouvel ordre moral capable d’occuper un terrain laissé vacant par l’anticléricalisme hérité de nos parents. Je ne souhaitais pas un retour en arrière, bien entendu, mais j’en appelais à l’imagination de mes concitoyens pour une redéfinition du culte et des rites. En matière d’environnement, j’espérais que le Québec devienne un jour plus sensible et plus responsable. Dans le chapitre sur les médias, je déplorais le corporatisme et la fonctionnarisation d’une profession de plus en plus précieuse pour l’exercice démocratique. Et ainsi de suite.
Mon livre avait une construction fort simple : pour chacun des thèmes choisis, je me lançais à la poursuite d’intervenants pertinents, capables à la fois de m’orienter dans mes recherches et d’alimenter ma réflexion. Je leur téléphonais et fixais tout bonnement un rendez-vous avec eux. Ainsi, des dizaines d’universitaires, artistes, gens de lettres et de sciences, de Paul Gérin-Lajoie à Jean-Paul Desbiens ou René-Daniel Dubois, ont bien voulu m’accorder quelques minutes de leur temps, sans savoir trop quel usage serait fait de leurs propos. Qu’ils en soient remerciés une fois de plus, avec une décennie de retard.
Au-delà de ces défis, de cet ordre du jour, se dessinait le portrait de ma génération, jusque-là restée en marge de la société. À cette époque, quand on parlait publiquement des gens de mon âge, c’était pour donner le taux de chômage, d’analphabétisme, de décrochage scolaire, d’aide sociale ou de suicide. Je voulais donc tracer le profil de cette force vive mais discrète qui comptait pour près du quart de la population active. Les jeunes Québécois que je côtoyais étaient bardés de diplômes, mais égarés entre les idéaux déboulonnés de l’Occident et une grande fête matérialiste à laquelle ils n’étaient pas conviés. Ils vivaient dans l’ombre de ceux que François Ricard allait appeler dans son retentissant essai la « génération lyrique »[1]. Une génération que l’on reconnaît encore aujourd’hui comme « la plus égoïste et la plus narcissique de l’histoire[2] ».
Replaçons-nous dans le contexte. En 1993, le terme « génération x » n’est pas courant au Québec[3]. L’expression « baby-boomer » est, en revanche, déjà répandue. Alors âgés de 45 ans environ, les gâtés de l’histoire sévissent sur toutes les tribunes, de Christiane Charrette à La bande des six, en passant par Le Devoir, Cité libre, Châtelaine, L’actualité, etc.
Il est vrai que quelques coups de griffe, dans Le Québec à l’âge ingrat, étaient dirigés vers ceux qui ont bâti le Québec moderne. Les gens de mon âge vivaient la frustration d’apercevoir chaque jour le fossé matériel qui les séparait de leurs aînés. Ces gens-là avaient vécu sans tps et tvq, ils avaient ruiné les bancs de morues et pillé les forêts vierges, transformé les rues principales de nos jolis villages en horribles boulevards Taschereau. Comble de malheur : les jeunes semblaient destinés à voir leurs oncles et tantes danser en ligne dans l’ensemble de la fonction publique jusqu’à ce que la mort les emporte.
Dans les débats publics, les interlocuteurs des x, souriants, plaidaient non coupables à toute esquisse de critique sociale. Le résumé de leurs arguments : « C’est pas nous, c’est les autres. »
Ils répétaient que ce sont les compagnies forestières américaines qui ont rasé la forêt québécoise; les curés qui ont retardé l’évolution intellectuelle du pays; l’argent des capitalistes qui a corrompu notre système politique. Je me souviens notamment d’une prise de bec entre des féministes de la première heure et des filles de mon âge qui refusaient de porter l’étendard de la battante moderne, sans peurs et sans reproches. Les premières étaient furieuses de ne pas voir leurs cadettes épouser leur discours et leur lutte. Parlez-en à Catherine Fol au lancement de son film Au-delà du 6 décembre.
Bien sûr, il n’a pas été facile de survivre aux années 1980, particulièrement peu brillantes. Sur le plan des idées, les idéologies collectives et la philosophie personnelle ont été réduites à leur plus simple expression. Il y a eu dans notre pays tant de courants d’air que nos artistes sont sortis par les fenêtres. Remarquez, l’effet a été positif pour certains. On a alors eu droit à Robert Lepage, à Édouard Lock, au Cirque du Soleil, à… Céline Dion. Mais dans l’ensemble, on peut dire que le règne néolibéral et la mondialisation de la pensée se mettaient en place.
Aujourd’hui, rares sont les chercheurs sérieux qui nient l’importance des clivages intergénérationnels. Le sociologue et théologien Jacques Grand’Maison a constaté cette réalité lorsqu’il a mené sa vaste enquête sur les valeurs des habitants des Basses-Laurentides. Au Québec, on n’existe pas en fonction des classes sociales ou des idéologies droite/gauche, a-t-il réalisé : on existe en fonction de notre âge. Les sociologues Jacques Hamel et Madeleine Gauthier ont, eux aussi, constaté cette réalité. Les chaudes luttes, de nos jours, opposaient jeunes, « mitans » et vieux.
Des x, on disait qu’ils étaient la génération la plus scolarisée de l’histoire. C’était aussi, disait-on, la première à récolter moins que la précédente. Indiscutablement, le solde était négatif : ta Volvo contre mon b.s., disait le sous-titre de L’acceptation globale[4]. Les diplômes eux-mêmes étaient dévalués, tant les emplois spécialisés étaient rares.
Mais il ne faut pas croire que tous arboraient un t-shirt « No Future ». Bien au contraire. Il y a 10 ans, la jeune génération semblait même se préparer à s’assimiler à la majorité silencieuse sans laisser de trace. Dans notre groupe d’âge, il y avait probablement autant de nihilistes que d’abonnés Bell Mobilité. Pour 1 000 jeunes qui se croyaient arrivés à la fin du monde, on aurait pu trouver autant d’entrepreneurs ravis de cette époque formidable. C’est pourquoi on a vu grandir parmi nous Jean Charest et Lynda Lemay, Pierre-Karl Péladeau et Amir Khadir, Marie Grégoire et Mario Lemieux. Sans compter tous ces heureux obscurs et les autres, les décrocheurs intégraux, les suicidés.
Dans Le Québec à l’âge ingrat, mon ambition était donc de présenter ma gang. Je voulais dire à mes contemporains que nous existions, malgré tout. Nous étions là, dissonants, éparpillés, anomiques, désorientés, désorganisés, idéalistes et individualistes, mais bien en vie.
Dix ans plus tard, qu’en est-il?
Les choses ont changé, manifestement. La situation économique s’est améliorée, les emplois sont apparus. Bref, les x se sont placés les pieds. Les ingénieurs au chômage et décrocheurs professionnels d’hier sont aujourd’hui pères de famille et propriétaires de condos. Certains ont hérité. Jobboom révélait récemment que 55 000 emplois se libéreront d’ici trois ans. Il ne s’agit pas de McJobs, mais bien de ce qu’on appelait autrefois des « positions ». La plupart de ces emplois sont libérés par la retraite des baby-boomers.
Dans les organisations, cette relève de la garde occupe et préoccupe les gestionnaires. Pierre Gauthier, un psychologue industriel de Montréal, parcoure les entreprises pour expliquer comment négocier les rapports entre les générations sur le marché du travail. Les x qui entrent à pleines portes dans les départements de ressources humaines, explique-t-il, ont un rapport beaucoup plus léger avec le travail que leurs prédécesseurs. Mais alors que, hier encore, les employeurs avaient le beau rôle au moment de l’embauche, ils doivent désormais se faire plus racoleurs, car les bons candidats se font rares. Pour les attirer, le psychologue suggère d’adopter avec eux un vocabulaire plus ludique, insister sur les défis à relever et l’ambiance dans le bureau, plutôt que sur le plan de carrière et le régime de retraite.
En ce qui me concerne, je l’avoue, je m’en suis plutôt bien sorti. Sur la couverture arrière de mon livre, on me présentait comme un « jeune sans condo ni assurance-vie ». Eh! bien, ce n’est plus vrai. Je ne suis plus jeune, j’ai un condo, une assurance-vie, une auto neuve, un testament et des reér.
Comme moi, les membres de la génération x se retrouvent globalement plutôt avantagés par les circonstances. Plusieurs continuent de vivre dans la précarité, mais nombreux sont ceux qui ont acquis des propriétés avant la flambée des prix et paient des hypothèques à bas taux. Même les éternels étudiants, partis faire des postdoctorats à l’étranger, se voient offrir des chaires de recherche pour ramener leur cerveau à Montréal, à Sherbrooke ou à Québec… On les accueille à bras ouverts avec des fonds de départ généreux pour lancer leur laboratoire.
Si ça continue (et ça n’a pas de raison de s’arrêter), la génération x obtiendra tous les avantages de la génération précédente qu’elle a tant dénoncée! D’ici quelques années, elle sera irrémédiablement pantouflarde…
C’est grave. L’identité x s’étant essentiellement construite sur l’opposition à la génération lyrique, elle va se dissoudre à mesure que les disparités s’amenuiseront. Si cette génération ne peut plus dire qu’elle est déshéritée, qu’en restera-t-il? Crise d’identité en vue.
Cette réflexion m’a conduit à un questionnement troublant : à quoi cette génération a-t-elle servi? Que retiendra-t-on du passage de la génération x dans trois ou quatre décennies? Supposons, par exemple, qu’un éditeur imprime la 25e édition de la Brève histoire du Québec[5] en 2050, que gardera-t-on des années 1980 à 2010?
Rien. Peut-être moins que rien : défaite référendaire de 1980; réforme (avortée) Rochon du système de santé; défaite référendaire de 1995; réforme (inachevée) Couillard du système de santé.
Bien sûr, l’utilitarisme n’explique pas tout, mais il peut être légitime de se demander quelle a été la place de la génération x dans l’évolution du Québec moderne. Réponse : l’Histoire aurait bien pu se passer de cette génération! Elle ne s’en serait pas aperçu…
Se pourrait-il que les trentenaires et quadragénaires que nous apercevons soir et matin dans les bouchons de circulation (chacun vissé à son volant, incapable d’adhérer à des services de covoiturage ou de prendre le métro), ne pensent qu’à leur petit bonheur et aient abandonné leurs idéaux de jeunesse?
Déjà, les libéraux ont repris le pouvoir en promettant de baisser les impôts, une idée fort populaire chez les électeurs de tout âge et de toute région. La montée de la popularité des idées de droite au cours de la dernière élection pourrait aussi s’expliquer par nos contemporains épris de politiques réactionnaires…
Pourtant, depuis le milieu du xxe siècle, l’histoire du Québec a été jalonnée d’innovations à saveur sociale : nationalisation de l’électricité, démocratisation de l’enseignement, création d’un système de santé universel et gratuit, adoption du projet de loi 101, création d’institutions économiques innovatrices et audacieuses comme la Caisse de dépôt et de placement et le Fonds de solidarité des travailleurs. Le Québec s’est aussi illustré par un taux de syndicalisation massive sans équivalent en Amérique.
Qu’y a-t-il eu de majeur depuis 1980?
Soyons honnête, il faut se torturer les méninges pour trouver une seule idée forte. L’assurance médicament pourrait être considérée comme l’une des rares politiques sociales des années 1990. Mais il est trop tôt pour dire si elle aura été une véritable opération de redistribution de la richesse ou simplement… un bon coup de l’industrie pharmaceutique. Il faut aussi mentionner les garderies à 5 $ par jour, du gouvernement péquiste. Mais cet élément de la politique familiale n’a pas survécu au premier mandat du gouvernement de Jean Charest, malgré ses promesses électorales de ne pas y toucher.
Il est vrai, en toute justice, que les commis de l’État ont été très occupés durant cette période. Ce furent donc les grandes années de la Gestion publique.
« Il faut nous laisser le temps d’arriver au pouvoir, dit François Rebello, un ancien militant étudiant aujourd’hui engagé dans l’investissement responsable. Ce sera bientôt au tour des jeunes de passer aux actes. Les artisans de la Révolution tranquille n’avaient pas 20 ans lorsqu’ils ont fait leurs principales contributions. »
À 33 ans, Rebello ne se considère pas comme un « x » intégral (il a un emploi stable). Mais plusieurs de ses proches ont connu les cheminements typiques de cette génération : précarité, pauvreté, endettement. Homme de gauche et souverainiste, cet économiste social a mené plusieurs combats, et il assure qu’il n’abdiquera pas.
À l’argument du « laissez-nous le temps », j’oppose certains doutes. N’est-ce pas quand on est jeune et rempli d’énergie qu’on a envie de brasser la cabane? N’est-ce pas à 20 ou 25 ans qu’on a des idées et de l’énergie? Peut-on raisonnablement croire que les membres de la génération x ont gardé leur idéal révolutionnaire dans leur manche en attendant d’accéder à la colline parlementaire? Celui-ci sortira-t-il vraiment comme un lapin d’un chapeau de magicien lorsque le grand jour sera arrivé?
Malheureusement, les grands combats sont comme les premières amours : ils appartiennent aux jeunes années.
Jean-Bernard Faucher, lui-même un créateur (il a fondé une salle de spectacle à Magog, puis le journal Voir à Montréal, avant de se tourner vers la télévision et la radio), refuse lui aussi de se culpabiliser. « Quand on passe après des défricheurs qui ont construit un État moderne là où il n’y avait que des épinettes, notre contribution est forcément moins spectaculaire, dit-il posément. Mais il y a eu des progrès technologiques considérables depuis 20 ans. L’espérance de vie a été augmentée de façon notable. Sans parler de l’évolution des mentalités. »
Faucher a trouvé sa place comme rédacteur en chef adjoint à L’actualité, une revue fondée par et pour des baby-boomers, mais où les x sont nombreux. Il croit que les générations ne doivent pas faire table rase à chaque 20 ans. Il s’estime chanceux de poursuivre le travail de ses prédécesseurs, car celui-ci en valait la peine. « Si on réussit à léguer le monde dans un état meilleur qu’il l’était à notre naissance, alors on peut dire “mission accomplie” », commente-t-il.
Le monde est-il meilleur que dans les années 1960? Indiscutablement, oui sur certains aspects : nous vivons plus vieux, la technologie a libéré les ouvriers de certains travaux asservissants, la qualité de la vie s’est accrue. « Il y a eu une nette évolution des mentalités, poursuit-il. Il aurait été impensable de tenir un débat sur le mariage des gais il y a 20 ans. »
Si un auteur écrivait Le Québec à l’âge ingrat aujourd’hui, il chercherait à comprendre le fondamentalisme religieux, critiquerait la concentration des médias, attaquerait les projets de privatisation de l’eau. Et il frapperait encore sur le clou du néolibéralisme. Il y aurait de multiples champs de bataille.
Sur la génération x, toutefois, il serait plus réaliste. Je crois que mes contemporains n’avaient qu’une envie, après tout : vivre une vie normale. Leur plus grande frustration est d’avoir été freinés dans leur élan par un groupe démographique imposant qui avait eu pour objectif de s’amuser le plus longtemps possible.
À la fin de mon livre, on peut lire la phrase suivante : « Dans 10 ou 15 ans, la majorité des gens qui habitent notre environnement immédiat, des professeurs d’université aux politiciens, en passant par les animateurs de télévision, les fonctionnaires et les journalistes, auront pris leur retraite et siroteront leur piña colada les pieds pendants au bout du quai. Ceux qui les remplaceront auront alors les sept défis du Québec à relever. »
Nous y sommes donc, 10 ans plus tard. La génération x continue de bien porter son nom : elle est passée sans bruit dans la petite histoire; ses membres se sont intégrés ou sont disparus; on les a déjà oubliés. Cette génération est peut-être la plus scolarisée, elle est de plus la plus effacée. Mais elle a aussi la responsabilité d’exister. Si elle veut trouver une place dans la mémoire collective, elle doit se définir pour ce qu’elle est, non pour ce qu’elle n’a pas été.
Dans un livre paru en 1997, Avant, pendant et après le boom, le politologue Jean-Herman Guay[6], de l’Université de Sherbrooke, a analysé la culture politique de trois générations de Québécois. On sent dans ce petit ouvrage très instructif la sensibilité de l’auteur pour les jeunes que l’on dénonce souvent pour leur apolitisme. « Tout, écrit-il, participe à cet effacement du monde : leur poids démographique, la chute des idéologies, l’impuissance de l’État. Ils se retrouvent avec eux-mêmes, coincés entre les quatre murs de leur individualité, convaincus que leur itinéraire est d’abord individuel et non pas collectif. Entourés de peu de frères et sœurs, n’ayant pas eu à se confronter à une autorité parentale rigide, ils n’ont pas acquis une mentalité qui les pousse à s’organiser et à contester. Et ils en paient le prix. »
Cela peut changer rapidement, prévient le politologue. En 1968, on était nombreux à soulever l’apathie des jeunes, leur léthargie. Puis, au printemps, tout a éclaté.
Sur le plan intellectuel, la génération x a été difficile à concevoir. Elle le demeure. Elle regroupe trop de types d’hommes et de femmes dissemblables pour qu’on puisse lui coller un vocable simple et évocateur. Nous n’étions pas « nés au matin du monde », nous, mais en fin d’avant-midi, bien après le déjeuner. D’autres convives s’étaient mis à table.
Les baby-boomers, qui ont fait la pluie et le beau temps, alimenteront sous peu une nouvelle économie florissante : l’industrie de la mort. Et même s’ils ont fait la fête longtemps sans penser à demain, ils vont trépasser comme Rémi dans Les invasions barbares. Résultat : en héritant, les x seront plus que jamais dans les souliers de ceux qu’ils dénonçaient hier encore. Ils devront alors passer en revue leurs idéaux.
Feront-ils mieux que leurs parents? Cela reste à voir. Mais il est peu probable qu’ils mettent en place de grandes révolutions. À part la perspective de donner aux Québécois un référendum gagnant sur la souveraineté, il est difficile d’imaginer en quoi cette génération se distinguera clairement de la précédente.
Toutefois, il se pourrait bien que la vraie transmission intergénérationnelle soit dans les petites choses. Ce « nouveau père » qui prend un an ou deux de congé parental pour permettre à sa conjointe de retrouver son boulot, sa carrière. Ce couple qui vend tout pour aller faire de la coopération internationale. Ce chef d’entreprise qui renonce à ses voitures pour aller travailler en patins à roulettes. Cet investisseur qui décide de transférer l’intégralité de ses épargnes de retraite dans des « fonds éthiques ». Ce gars qui change les couches pendant que sa blonde étudie… Tout cela constitue de petites révolutions domestiques qui sont entrées dans nos mœurs de façon si naturelle qu’on oublie à quel point elles sont en rupture avec notre héritage culturel.
Il y a dans ces rapports quelque chose de vraiment nouveau. Ça ne se déroule pas dans la rue ou à la télévision aux heures de grande écoute, mais bien dans l’intimité de nos appartements.
Sans être spectaculaire, cela mérite d’être souligné : peut-être que la génération x aura changé de l’intérieur le rapport au monde.
Alors que je réfléchissais à tout cela, j’ai eu l’envie bizarre de relire Siddhartha. Je m’en suis procuré un exemplaire sorti tout droit des années hippies. Le roman de Hermann Hesse (prix Nobel de littérature, 1946), raconte l’histoire d’un jeune homme bourré de talents, adulé par ses parents, promis à un brillant avenir. Né dans l’abondance, entouré de soins et d’amour, le jeune homme décide un beau matin de répondre à l’appel qui lui commande de partir. Une bonne partie du livre suit ses déambulations en Orient, un voyage initiatique de plusieurs années, où il apprend à se connaître et à se réaliser.
Passons les détails pour aller directement à la fin du roman. Siddhartha, que ses proches espéraient voir évoluer dans la plus haute caste, devient… passeur. « Je resterai sur les bords de ce fleuve, se dit Siddhartha; c’est celui que je traversai autrefois pour me rendre chez les hommes; le passeur qui me mena alors sur cette rive était un homme bon et aimable. »
Siddhartha avait reconnu Vasudeva, le vieux passeur qui lui avait fait traverser le cours d’eau, jadis. Il était toujours là, mais il avait beaucoup vieilli. Il était vêtu de haillons alors que Siddhartha portait de riches étoffes. Il proposa au vieil homme d’échanger de vêtements et de prendre sa place. Vasudeva accepta.
Pour le reste de ses jours, le travail de Siddhartha consistera à faire traverser les gens de part et d’autre du fleuve. Il sera heureux, il se sentira utile.
Il me semble qu’il y a un peu de la génération x dans Siddhartha. Une génération favorisée par la nature et promise à un bel avenir. Après une traversée du désert où ses membres auront appris à se connaître, sa destinée se précisera.
Nous serons passeurs.
NOTES
* Mathieu-Robert Sauvé est journaliste et auteur. Il a publié Le Québec à l’âge ingrat qui s’est mérité le prix Desjardins 1994. Il a de plus publié Louis Hémon, le fou du lac (xyz, 2000) et L’éthique et le fric (vlb, 2000).
1. François Ricard, La génération lyrique. Essai sur la vie et l’œuvre des premiers-nés du baby-boom, Montréal, Boréal, 1992.
2. Norman Spector, chroniqueur politique au Globe and Mail. À l’occasion de l’arrivée de Paul Martin à la tête de l’État, il signe dans Le Devoir le 12 septembre 2003 un texte au vitriol sur ses contemporains, « Les faux-jeunes de 65 ans » : « Aujourd’hui, il est impossible d’allumer la radio ou de prendre l’ascenseur sans entendre de vieux succès de la chanson des années 60 et 70. Quand nous étions au secondaire, de nouvelles universités étaient fondées pour nous offrir des baccalauréats en solde. Maintenant, le vieil âge venu, nous exigeons que les gouvernements prennent soin de nous. »
3. Le livre éponyme de Douglas Coupland, Génération x (trad. L. Mercadet, Paris, Laffont, 1993) paraît en français cette année-là.
4. François Benoit et Philippe Chauveau, Acceptation globale, Montréal, Boréal, 1986.
5. Jean Hamelin et Jean Provencher, Brève histoire du Québec, Montréal, Boréal, 1997.
6. Jean-Herman Guay, Avant, pendant et après le boom, Sherbrooke, éd. Les Fous du roi, 1997.