Première partie
Max Weber définissait la science par un critère, celui de l’universalité. L’explication d’un phénomène peut être considérée comme scientifique, écrivait-il à peu près, à partir du moment où elle est de nature telle qu’elle peut être comprise et acceptée « par les Chinois », en principe du moins.
Raymond Boudon, « Les sciences humaines sont-elles des sciences? », in A. Jacob (dir.), L’univers philosophique, Paris, p.u.f., 1989
Pour un écrit aussi frivole, manquer de grâce, c’est mourir.
Stendhal, Le rouge et le noir
La griserie que procure l’illusion de pouvoir choisir, avec la légèreté d’un papillon, dans la variété des trésors de la civilisation humaine n’est jamais mieux exaltée aujourd’hui que par le cosmopolitisme culinaire des grandes villes. Sur les boulevards à clignotants ou dans la venelle intime de votre quartier préféré s’alignent, dans un désordre festif, gargotes, bistrots, brasseries, bars à tapas, palaces, restoramas, grands restaurants avec maîtres en livrée qui mettent dans votre assiette les antipasti de Toscane, les sauces enflammées du Bengale, les brochettes ottomanes, les zakouski de Saint-Pétersbourg, les salsas latino-américaines ou le très démocratique hamburger californien nappé de brie français au lait cru. Je n’ai jamais prétendu me soustraire au courant de la faim qui nous porte vers ces rives délicieuses. En bon habitant du plateau Mont-Royal où le tout-Montréal du « hip hop », de la pensée « alternative » et de la décontraction morale a établi sa résidence, j’ai aussi cédé à la tentation de me transporter dans quelques établissements du quartier où flottent de capiteux arômes. Mon lieu d’élection est un café iranien où l’on peut, tout en s’adonnant à de sérieuses lectures, siroter un café à la cardamome ou déguster une quiche au safran. Tout autour bruissent les conversations d’une jeunesse branchée qui discute de scénarios de film, de demandes de subvention ou de voyages aéroportés. Cependant, j’égrène mes heures dans ce café non sans éprouver quelques remords : c’est bien se payer de l’altérité sans peine que de penser pénétrer les mystères de la Perse sans connaître ni un seul mot de farsi ni un seul vers de Hafiz. Tout à la recherche de l’exotique, aurais-je oublié que je suis moi-même singulier pour quelqu’un d’autre? C’est absorbé par ces pensées qu’au terme d’un bel après-midi je remarquai un vieil homme qui venait de s’asseoir à deux tables de la mienne avec la grâce d’un félin. Son aspect tranchait avec celui de la clientèle du café. Non qu’il fût revêtu d’un accoutrement inhabituel ou qu’il voulût attirer l’attention sur lui, bien au contraire. Toutefois, il transpirait de sa personne une telle discrétion, une telle urbanité, que rehaussait une solennité courtoise dans son maintien, que je songeai aussitôt qu’il venait de très loin. Il avait cette physionomie d’homme alerte au regard pétillant quoique dénué de malice dont on ne sait si elle compose le visage d’un sexagénaire ou d’un octogénaire. Une fine barbe taillée à la perfection voilait à peine son visage que ravinaient peu de rides. En l’écoutant commander un café avec un léger accent, je devinai qu’il devait provenir du Moyen-Orient, bien que je ne pusse, par faute de ma grande méconnaissance de la région, déterminer s’il arrivait de Syrie, de Turquie ou de quelque Émirat. Je sentais que tout effacé qu’il fût dans l’ambiance nonchalante du café, il ne perdait pas une seule bribe de conversation et qu’il s’amusait peut-être du décor pastiche du lieu. Comme le journal du jour traînait sur ma table, il se leva pour me demander, sur le ton d’une grande délicatesse, si j’avais l’aimable obligeance de le lui prêter. Ce fut ainsi que s’engagea l’une des plus étranges conversations qui soient. Après les présentations d’usage, alors que j’aurais aimé l’entendre parler de son pays, il me poussa par ses questions à lui expliquer le Québec. Dire que je m’étais promis une journée de repos! Il avait séjourné ici depuis quelques mois déjà, et sa curiosité avait pu saisir en peu de temps plusieurs des traits de notre culture compliquée. Sans trop savoir si j’ai failli ou réussi à lui en élucider d’autres encore, j’ai transcrit pour le bénéfice du lecteur la minute de notre conversation, dans l’espoir que ma mémoire ne m’ait pas trompé. Il commença nos échanges par cette question brutale :
— Permettez-moi de vous poser une question sur le Québec. Aux nombreux livres que vous feuilletez entre deux gorgées de café, j’ai deviné que vous en êtes un connaisseur. Or il y a un fait qui m’intrigue depuis mon arrivée ici. Ça et là, j’entends clamer par des Québécois instruits que le Québec ne trouve pas son compte dans le régime canadien, que les Québécois y sont aliénés et que leurs aspirations à former une nation butent sur l’incompréhension de leur gouvernement fédéral. Pourtant, s’il est vrai que ce pouvoir gouverne avec une main lourde les affaires du Québec, ceux qui sont au gouvernail, à commencer par le premier ministre, sont souvent des Québécois, dans une proportion qui m’apparaît, ma foi, supérieure au poids réel des Québécois dans l’ensemble canadien. J’avoue ne pas trop saisir la nature des griefs des Québécois à l’égard de ce qu’ils appellent le « fédéral », alors que les leurs, visiblement, occupent les premières loges. Pour vous parler sans ambages, je dirais que ces doléances portées avec des accents outragés par vos dirigeants et vos intellectuels au sommet de l’État m’ont l’air d’une querelle entre les membres d’une même tribu.
— Voilà une question difficile que l’on m’a souvent posée et qui chaque fois me prend de court. Je reconnais qu’aux yeux d’un observateur étranger les débats politiques au Québec peuvent paraître de vieilles récriminations réchauffées qui n’intéressent que les Québécois dits de « souche ». Les Québécois aiment à parler d’eux-mêmes, dans les moments de crise, comme s’ils formaient un corps uni par la même indignation et dressé contre l’empire d’un Canada anglophone resté maître des institutions fédérales. Nul doute que si l’on pouvait distinguer d’un côté, une minorité exclue du pouvoir et craignant les oukases de la majorité, et de l’autre, cette même majorité qui domine partout le pays et laisse par magnanimité des concessions à la minorité, on verrait le Québec se rebeller contre la tyrannie du Canada. Cependant, la réalité politique est beaucoup plus complexe que ce schéma. Le fait est que depuis les tout premiers débuts du parlementarisme introduit ici à la fin du xviiie siècle, les Canadiens français et leurs descendants québécois ont participé, à des degrés divers, au prix de compromis et de reniements multiples, à la gouverne du Canada, aux côtés de colons britanniques qui ont mis du temps avant de se considérer eux-mêmes comme des Canadiens.
— Dans ce cas, si les Canadiens français ont pu accéder au gouvernement du Canada peu après l’introduction du parlementarisme, pourquoi les Québécois persistent-ils à voir leur gouvernement fédéral, à la tête duquel se trouvent plusieurs des leurs, comme un corps étranger? Ne me faites pas le récit des rébellions manquées de 1837-1838, ni des manigances assimilationnistes de votre croquemitaine national, Lord Durham! Plusieurs Québécois avec lesquels je me suis entretenu de ces questions m’ont abreuvé de leurs plaintes sur cette période révolue. Je veux bien croire que le passé aide à comprendre le présent, mais tout indique que les Québécois ont su se tailler une place plus qu’enviable dans l’État canadien depuis l’époque coloniale.
— Alors soit. Mettons de côté le passé, et regardons la période contemporaine. Nous sommes accoutumés au Québec de voir deux clans se disputer sur notre avenir politique : les fédéralistes et les souverainistes. Cette opposition des termes et des options politiques s’est imposée à la suite de l’élection du Parti québécois en 1976. Cependant, pour bien saisir le Québec d’aujourd’hui, j’estime qu’il y aurait lieu de distinguer trois clans dans l’élite politique québécoise. J’appellerais le premier les canadianistes, et les deux autres, les fédéralistes et les indépendantistes. Vous vous demandez sans doute qui sont ces canadianistes. Je nommerais ainsi les membres de l’élite politique québécoise qui estiment que l’arène fédérale est un lieu de pouvoir à conquérir, plus intéressant que ne l’est l’arène provinciale, pour la raison que la première leur offre des opportunités de carrières, des titres, des prébendes, des émoluments plus avantageux et plus prestigieux que ce que leur réserverait une carrière confinée à la capitale québécoise. Outre les bénéfices d’une carrière à Ottawa, c’est aussi l’empire qu’ils rêvent d’exercer sur un grand pays, qui est le frère nordique de la démocratie américaine, qui les a attirés au parlement fédéral. Pourquoi exercer les rênes du pouvoir sur une petite nation d’à peine sept millions d’habitants alors qu’avec un peu d’efforts, l’ambition n’a qu’à gravir les échelons qui mènent au directoire d’un pays grand comme un continent? Or, le paradoxe est qu’au cours des quelque 40 dernières années, ce sont ces canadianistes québécois prompts à briller sur la scène fédérale qui se sont le plus fermement opposés à l’octroi de plus d’autonomie à l’État du Québec. Au surplus, ils n’ont eu de cesse de nier que le Québec constitue une nationalité à part et de vouloir fondre le Québécois à un être nouveau, l’homo canadiensis, libéré des vieilles racines qui l’attachaient à sa religion, à sa langue et à son patelin natal.
— Vous reconnaissez donc que vos querelles présentent un air de famille. Il n’empêche que le phénomène est curieux. On pourrait penser que les membres de l’élite gouvernante d’une minorité feraient bloc contre le pouvoir de la majorité. Comment expliquez-vous alors cette division de l’élite politique québécoise?
— Pour répondre à votre question, je pourrais vous expliquer par le menu comment, sitôt que les principes du gouvernement représentatif reposèrent sur des coalitions agissant de concert, des représentants du Canada français se mirent à collaborer avec les Britanniques pour gouverner la colonie au xixe siècle. Je sens, toutefois, que vous craignez que je m’appesantisse sur l’histoire. Raisonnons autrement. Mettez-vous à la place d’un jeune Québécois, d’une jeune Québécoise. À l’âge de raison, il fait la découverte de certaines réalités désagréables : à l’école, au travail, dans le cercle de sa famille ou de ses amis, il s’aperçoit de son appartenance à une langue et à une culture minoritaires auxquelles font ombrage une culture et une langue dominantes, grandies par leurs glorieux faits d’armes en Amérique, leur prestige dans le commerce et la politique, ainsi que par l’attrait qu’elles exercent sur une multitude d’immigrants fuyant la misère et la tyrannie dans leur pays natal. Il s’aperçoit aussi que ses compatriotes se lamentent d’emblée sur leur passé mal abouti, peuplé de défaites et de trahisons, et que plusieurs d’entre eux n’ont guère d’estime pour leur héritage et qu’ils ont parfois à l’égard de leurs concitoyens des comportements dont l’impolitesse, la rudesse et la rouerie les avilissent à ses yeux. Ainsi, peu importe qu’il ait grandi dans une famille de bourgeois, de fonctionnaires ou d’ouvriers, qu’il ait côtoyé ces réalités déplaisantes à la grande ville, à la campagne, aux frontières jouxtant l’Ontario ou le Nouveau-Brunswick, ou même en voyage dans les colonies de vacances américaines où s’attroupent les Québécois en goguette, il fera peu à peu la découverte douloureuse de son altérité. Il est difficile de se voir étranger à un monde où être anglophone et afficher un large sourire paraissent conduire au bonheur. Je ne dis pas que les Québécois font tous cette découverte avec la même acuité et qu’ils en tirent les mêmes conclusions, loin s’en faut. J’essaie tout simplement de reconstruire mentalement une expérience marquante pour la conscience de soi d’un Québécois francophone. Ajoutez à cela le fait, si nous continuons d’élaborer notre hypothèse sur les expériences formatrices d’un jeune Québécois, qu’il grandira dans un monde aux valeurs individualistes portées en étendard, où la religion et la paroisse, jadis régnantes, ont battu rapidement en retraite. Quelle attitude, croyez-vous, ce jeune Québécois adoptera-t-il dans sa vie adulte?
— Il voudra se porter à la défense des siens et rehausser le prestige de sa culture et de sa langue?
— Pas nécessairement. Nous postulons souvent à tort au Québec que le fait minoritaire devrait naturellement nous conduire à la défense militante de notre langue. Quelque importantes que soient la langue et la culture, elles ne sont qu’un aspect de la vie d’un individu, également habité par de nombreuses ambitions. Le travail, les loisirs, les études et les passions amoureuses peuvent, selon le parcours de chacun, l’éloigner ou le rapprocher de sa communauté natale. Si l’expérience de son altérité est difficile ou désagréable pour un Québécois, il n’en découle pas que toute sa vie durant, il voudra se maintenir sur la brèche qui le fait souffrir. Un saint ou un poète comme Gaston Miron savent se réconcilier avec leur condition par l’approfondissement de leur douleur. C’est toutefois là une avenue d’exception que peu choisiront d’emprunter. Voilà plutôt les réelles avenues qui s’offriront à ce Québécois, si l’action politique l’intéresse : il revendique son altérité, qu’il juge à tort ou à raison bafouée, en se braquant contre sa condition de minoritaire et en investissant l’arène politique qu’il a le plus de chance de contrôler avec ses pairs; ou alors, bien que désireux de protéger son identité première, il s’accommode de sa condition de minoritaire, trop précaire et incertaine, et voit à se concilier la majorité, en jouant de tact pour en ménager la méfiance et l’aigreur; enfin, autre possibilité, bien loin de ressasser cette lancinante douleur, il voudra la surmonter, voire l’effacer, en s’appropriant les lieux de pouvoir et la pensée de la majorité pour remplir un rôle privilégié dans les institutions du pays. Il n’y a donc pas de prédestination à sa langue et à sa culture, pour l’individu né dans une communauté minoritaire. Ce qui m’amène à penser que dans une situation de concurrence linguistique dans un même État, où une langue minoritaire et moins prestigieuse côtoie une langue majoritaire parée de prestige et de puissance, on verra apparaître des membres de cette minorité qui voudront investir les lieux de pouvoir de la majorité, sans aller nécessairement jusqu’à l’assimilation, bien qu’une telle éventualité arrive parfois. Ceux-ci conserveront leur langue maternelle, toujours associée à la vie du cœur, mais feront de la langue dominante, par leurs études, leurs fréquentations, leur choix de carrière et leur engagement militant, l’instrument de leur avancement personnel. Si leur ambition est de se projeter dans l’arène fédérale, deux stratégies politiques s’offriront à cette élite que j’appellerai l’élite médiatrice, pour la raison qu’elle s’interpose entre la majorité et la minorité qu’elle représente spécialement. Dans un premier cas, il s’agira pour elle, selon la conjoncture et les alliances partisanes, de plaider la reconnaissance de la nationalité minoritaire et d’obtenir des aménagements au sein de l’État qui accroissent les droits et les opportunités fournis à la minorité. Dans le deuxième cas, la stratégie consistera au contraire à faire abstraction, autant que faire se peut, de sa nationalité d’origine et de travailler à la création d’une nationalité nouvelle, dans laquelle la majorité se retrouvera sans devoir faire de trop coûteuses concessions et par laquelle la minorité obtient un accès équitable aux postes de pouvoir et aux services publics. Ainsi, en adoptant cette deuxième stratégie, l’élite médiatrice se mettra elle-même sur la ligne de front pour combattre les velléités autonomistes de la minorité dont elle se dit cependant la plénipotentiaire auprès de la majorité.
— Mais n’est-ce pas là une attitude plutôt étrange? Pourquoi ne sont-ce pas des représentants du Canada anglais qui tiennent tête aux revendications québécoises?
— L’une des explications avancées est que l’élite médiatrice qui règne en apparence à Ottawa agirait en sous-main pour les intérêts de la majorité. Celle-ci dominerait d’autant mieux le peuple minoritaire qu’elle aurait à sa solde un quarteron d’ambitieux recrutés chez les notables de la minorité qui exécuterait ses volontés et veillerait à la chapitrer, comme à lui procurer, pour l’amadouer, des satisfactions matérielles et symboliques au sein du régime. Toutefois, j’avoue être plus ou moins convaincu par ce genre d’explication qui réduit l’élite québécoise à Ottawa au rôle de marionnette. Cette explication a peut-être quelque valeur pour éclairer le comportement de la classe politique canadienne-française au cours du xixe siècle et au début du xxe, période pendant laquelle prévalait encore un reste de colonialisme, avec la sujétion, en droit et en pensée, du Canada à l’Empire britannique. Postuler une domination de type colonial de la majorité sur la minorité par l’élite médiatrice — on songe bien sûr aux Libéraux qui gouvernent avec des succès nombreux à Ottawa depuis les années 1960 — ne nous fait pas voir que même le pouvoir de cette dernière a soulevé l’ire d’une partie de l’électorat du Canada anglais, prompte à pourfendre un « French power » installé à demeure aux commandes de l’État. Si tant est que cette élite agisse dans l’intérêt de la majorité, on ne peut alors expliquer pourquoi ses politiques, pour contestables qu’elles fussent, ont renforcé la présence, voire l’emprise des francophones dans les institutions fédérales.
— Alors quelle est votre explication?
— Mon hypothèse est que des deux stratégies de pouvoir que je viens d’évoquer, la deuxième, soit la promotion d’une nationalité unitaire englobant la majorité et la minorité, est celle qui maximise le pouvoir de l’élite médiatrice au sein des institutions centrales. Je m’explique. Supposons, pour les fins de notre discussion, que le Canada ait opté pour une politique qui donnât aux francophones plus d’autonomie et des protections accrues dans des territoires désignés à travers le Canada. Reconnu comme société distincte ou comme nation, le Québec jouirait d’amples compétences et son gouvernement aurait voix au chapitre dans les décisions fédérales qui le toucheraient. Or il ne serait pas étonnant que la majorité, voyant le déséquilibre créé par l’asymétrie des pouvoirs et une séparation linguistique inscrite dans le territoire et l’État, exige que la minorité se retire de la gouverne des affaires de l’État central en proportion de l’autonomie dévolue. C’est ce genre de débats auquel on assiste en Grande-Bretagne : depuis la dévolution parrainée par Tony Blair en faveur du pays de Galles et de l’Écosse, on s’interroge sur la manière de réduire l’influence des députés écossais au parlement de Londres, notamment sur les affaires qui ne concernent que strictement l’Angleterre. On peut penser, j’en suis d’avis, que dans un État multinational où la nation minoritaire obtient d’être reconnue comme telle et exerce des pouvoirs dans un rapport d’asymétrie avec le reste du pays, l’élite médiatrice ne pourrait prétendre à la haute direction des affaires de l’État central. On concevrait mal, au sein de la majorité, que l’élite gouvernante de la minorité puisse à la fois prospérer à la tête d’un État fédéré renforcé et représenter l’ensemble du pays dans les institutions centrales. Et si c’est le Québec qui détient l’essentiel des compétences, et les plus prestigieuses auprès de la population minoritaire, l’élite médiatrice, chassée de ses fiefs ontariens, devra se rabattre sur une carrière dans l’arène provinciale, où elle entrera en concurrence avec de vieux roublards bien en selle dans leur circonscription et leur parti. De plus, la reconnaissance d’une multiplicité de nations au sein d’un même État change la nature de la représentation politique : chaque nation s’attend à être gouvernée par des représentants issus d’elle. Si deux nationalités coexistent au Canada et si cette reconnaissance informe les institutions, il sera difficile pour un représentant du Québec, et même du Canada français, de prétendre parler au nom du Canada anglais; et l’inverse vaut également. On voit un exemple de ce processus de séparation nationale au sein d’un même État dans la Belgique contemporaine où les Flamands et les Wallons ont décidé de faire chambre à part dans un État fédéral complexe au sein duquel les premiers se sont réservé la charge de premier ministre en raison de leur majorité dans le pays. Autrement dit, accéder aux demandes de reconnaissance et de pouvoir du Québec, c’est consentir à terme, pour l’élite médiatrice, à la fin de sa domination sur le pouvoir canadien. Par contre, en insistant sur l’idée que le Canada forme une seule et unique nation, l’élite médiatrice évite une fragmentation qui serait préjudiciable à son pouvoir. Parce que justement la qualité de Canadien s’acquiert sans acception de la langue ou du lieu de naissance, l’élite médiatrice peut prétendre gouverner la majorité aussi bien que la minorité. Un Canadien anglophone ne peut exciper de l’origine francophone d’un Québécois pour lui refuser le droit de décider en son nom. En théorie, anglophones et francophones sont sur un pied d’égalité pour se disputer les mêmes places et aspirer aux mêmes responsabilités. En fait, la stratégie unitaire confère à l’élite médiatrice un avantage déterminant dans la lutte pour le pouvoir : élue par la minorité dont elle connaît la langue et les aspirations, elle sert d’intermédiaire auprès de la majorité qui ne sait comment interpréter les humeurs d’une minorité qui lui paraît capricieuse et récalcitrante.
— Je vous ai patiemment écouté, et votre explication ne manque pas d’attrait mais ne me convainc pas tout à fait. À vous entendre, j’ai l’impression que vous considérez les membres de l’élite médiatrice à Ottawa comme de parfaits calculateurs, oublieux de leur condition minoritaire et prêts à tout sacrifier pour la conquête du pouvoir, ce qui suppose que leurs commettants québécois et concitoyens du Canada soient des dupes. Bien que je n’aie pas votre connaissance des institutions et de l’histoire du pays, les voyages et les multiples rencontres que j’y ai faits depuis le début de mon séjour m’ont persuadé de ce que ce jeune pays, longtemps à la recherche d’une identité et d’idéaux qui lui soient propres, les a trouvés enfin sous la gouverne de cette élite médiatrice d’obédience libérale, à laquelle vous semblez prêter de cyniques desseins. Je me suis rendu compte de cette cristallisation survenue ici en discutant avec de jeunes anglophones, frais sortis de l’université, qui s’exprimaient avec bonheur dans un excellent français. Voyez ce que donne une éducation bilingue fondée sur la tolérance, l’ouverture et la soif d’échange.
— Vous avez raison de soulever ce point. Je ne nie pas que l’élite canadianiste ait remporté quelque succès auprès de la jeunesse, ni qu’elle ait pu poursuivre autre chose que son seul intérêt. Dans les universités nord-américaines, il est des économistes, et même des politologues, qui postulent que les acteurs en politique, en dépit de leurs discours célébrant le bien commun, recherchent strictement leur profit personnel. Je n’irai pas jusqu’à poser une telle prémisse, qui confine la rationalité des acteurs politiques au calcul utilitaire. Que les canadianistes aient pu croire eux-mêmes aux idéaux que leurs politiques ont procurés aux Canadiens, c’est fort possible. En politique, les acteurs obéissent à la fois à la logique de l’intérêt, par laquelle ils accordent leurs discours et leurs actions à la poursuite de leur intérêt en tant qu’individus ou membres d’un groupe ou d’une classe, et à celle des valeurs et des idéaux qu’ils reçoivent de leur milieu et de leur éducation. Il est rare que ces deux logiques ne soient pas toutes deux présentes chez un individu, mais l’une peut dominer l’autre, selon une gamme de combinaisons dont l’étude détaillée relève de l’exégèse des choix individuels. Ce qui a fait la force politique des canadianistes, c’est qu’ils ont su apporter au Canada, en temps propice, des idéaux qui soient en parfait accord avec leurs intérêts comme membres d’une classe gouvernante.
— Et quels sont ces idéaux? J’ai d’ailleurs ma petite idée. Permettez que je vous livre les impressions que me fait votre grand pays qui, au regard d’un étranger, paraît une oasis de paix et de prospérité. Il y a peu de pays en Occident qui peuvent se targuer d’avoir jugulé les démons du nationalisme sans faire la guerre à leurs voisins et sans passer par les affres de la guerre civile ou de la révolution. Ce n’est pas rien, et votre pays est parvenu à la démocratie sans s’épuiser à ces épreuves. Le Canada est une grande plaine pacifique où, placide, une société vit sans présomption. Votre pays offre le visage d’une société de tolérance, en raison de son espace généreux où chacun trouve à se nicher, de l’absence de passions politiques ou religieuses dévastatrices et de sa capacité à attirer des immigrants de partout sans importer les conflits larvés de leur pays natal. Les droits de la personne y tiennent la plus haute place; la vie, la liberté et la sécurité des personnes sont la fin première de la politique, votre État, dans sa figure la plus respectable incarnée par le juge, est le garant de ces droits, ce qui fait qu’il paraît inoffensif et léger. Il affiche un air de neutralité qui rassure, puisqu’il s’abstient de défendre une culture ou une religion, et tout le monde s’en accommode, car en retour de l’ordre et des protections qu’il procure à tous, il exige du citoyen peu de choses, ni vénération, ni sacrifice. Bref, le Canada est une aubaine. Nul doute que le fin stratège qui parvient à rénover un État sur ces beaux principes sera récompensé par la fortune politique.
— Justement, revenons aux raisons de la fortune des canadianistes. Voyons une politique dont ils s’enorgueillissent : le bilinguisme. Par cette politique, ils ont résolu une équation politique complexe à leur avantage. Tout d’abord, dans les institutions centrales, le bilinguisme officiel donne aux francophones une longueur d’avance sur les anglophones; comme le bilinguisme est un fardeau que les francophones sont plus enclins à supporter, ils accèdent plus aisément aux emplois publics qui le requièrent. Cette politique réserve aux francophones des niches de pouvoir et d’influence dans ces institutions, pourvu cependant qu’ils acceptent d’évoluer dans un environnement imprégné de la culture anglo-saxonne et de transiger sur le respect du bilinguisme, qui souffre souvent de flagrantes violations, l’égalité de statut des langues n’impliquant pas l’égalité dans leur usage. Cette égalité de statut proclamée par le bilinguisme pose une symétrie commode entre francophones et anglophones, qui gomme la réalité de ce que l’une est majorité dans un État et prolongement d’une majorité sur un continent, et l’autre, une minorité isolée et précaire en Amérique. Ce qui explique pourquoi cette politique a semblé offrir au Canada anglais une réponse satisfaisante et peu troublante aux griefs historiques des Québécois. Les injustices dont ces derniers se plaignaient avaient donc pour cause une avarie légale des institutions centrales. Une fois que serait assurée l’égalité d’accès aux emplois et aux services publics dans la langue du contribuable, et que les minorités de langue officielle obtiendraient de faire éduquer leurs enfants dans la langue du foyer, il n’y aurait plus lieu de penser que les francophones sont fondés de se plaindre de leur sort; le travail, l’éducation, l’habilité de chacun dans la société en seraient les seuls arbitres, dans le cadre d’institutions devenues neutres à l’égard des choix et des origines linguistiques des individus. Même si les solutions préconisées par le bilinguisme ont impliqué des réformes qui ont bousculé des mentalités rétives au Canada anglais, qui eussent préféré consacrer la prédominance de l’élément anglo-saxon, elles flattaient toutefois la conception de la gouverne que se faisait le directoire politique du Canada, composée d’une puissante avocature qui aime à penser que les heurts et malheurs d’une nation se résolvent par la réforme des lois et au prétoire. Or le juridisme étroit qui est sous-jacent au bilinguisme, outre qu’il maintienne l’empire de la profession juridique sur la résolution des conflits politiques, comporte un autre attrait qui atténue la portée potentiellement révolutionnaire de l’égalité des langues : il évite d’aborder de front la cause principale de l’assimilation galopante des francophones hors du Québec, la modernisation. Tant que ces francophones vivaient dans de petites communautés isolées, unies et repliées sur elles-mêmes par la religion et soutenues par la fécondité des familles, les ravages de l’assimilation se limitaient aux intrépides qui se mariaient hors de la communauté et s’émancipaient dans les villes. Enlevez la barrière de la religion et multipliez les contacts entre les langues par le truchement des transports rapides et des médias de masse, ces communautés privées de leurs peupliers protecteurs deviennent des roseaux agités par tous les vents, ne tenant plus sur terre. Alors les mariages mixtes se nouent, ces petites communautés se vident, incapables de soutenir la concurrence que leur livre l’attrait des villes dont les promesses de prospérité et d’instruction sont les gages d’un avenir meilleur. Ainsi, l’alcôve, l’usine et l’école publique ont pressé nombre de francophones hors Québec vers la langue maîtresse, souvent au détriment de la langue maternelle, qui se racornit dans la multitude anglophone, à la manière d’un bulbe privé de son terreau nourricier. Pour enrayer ce processus, il eût fallu que l’État central, suivi des États provinciaux, intervinssent vigoureusement pour préserver au Canada des aires linguistiques où le français pût prévaloir au travail, à l’école, dans les institutions sociales, pour en faire en quelque sorte une langue de communication dans le domaine public. Quand bien même ils auraient eu la velléité d’aller si loin, les canadianistes eussent couru à leur perte politique, précipitée par l’ire catastrophée du Canada anglais, d’autant plus que leur vision tronquée du bilinguisme butait sur de farouches résistances.
— Êtes-vous en train de me dire que les canadianistes ont prôné la politique qui leur réserverait la meilleure part du pouvoir en y subordonnant leur ambition d’améliorer le sort des francophones, les solutions choisies seraient-elles peu efficaces?
— Oui, en quelque sorte. En paraphrasant Machiavel, je dirais qu’un prince, un mercenaire ou un parlementaire, s’il veut le pouvoir et s’y maintenir, doit comprendre que la meilleure des politiques n’est pas nécessairement celle qui réalise son ambition. Les canadianistes ont eu l’intelligence de vite cerner le domaine du possible qui s’ouvrait à eux lors des années 1960. Il ne leur eût pas été accordé d’enfreindre le libéralisme linguistique de la majorité anglophone, selon lequel l’uniformité linguistique et culturelle dans une démocratie est une chose naturelle, pour ne pas dire rationnelle, sitôt que les droits des individus sont sauvegardés et qu’on leur garantit la chance équitable de faire valoir leurs talents dans le marché des idées et des biens. En somme, leur politique a consacré l’indifférence du régime politique canadien aux conséquences de la modernisation sur les équilibres linguistiques au pays. Au surplus, par leur profession de foi envers un Canada uni, les canadianistes ont réussi à rendre acceptable, voire à occulter, leur mainmise sur les institutions centrales, dès lors qu’ils récitaient, avec plus d’éloquence que n’en pût montrer un whig formé à la Queen’s University de Kingston ou à Oxford, les canons du libéralisme anglo-écossais. Je ne dis pas qu’ils ont intériorisé servilement les valeurs de la majorité; ils avaient assez de finesse et d’intelligence pour les connaître de telle manière à discerner lesquelles des concessions obtenues de la majorité les reporteraient au pouvoir tout en offrant l’apparence de rehausser, auprès de leur électorat québécois, la place faite au français dans le Dominion canadien. Le résultat du compromis que les canadianistes ont dû faire pour mettre en œuvre leur politique de bilinguisme officiel à travers le Canada, c’est qu’en dehors du périmètre des institutions centrales, c’est dans l’espace privé que se joue la place effective du français. Dans les entreprises, à l’aréna, au cinéma, dans l’autobus, au centre commercial, sur le trottoir, dans le face à face permanent des langues qui coexistent dans une même ville, la langue de Molière rampe tapie dans l’ombre ou se dresse, selon la consistance des individus qui l’ont héritée au berceau ou par l’éducation.
— Vous me semblez en proie à une forme amère de mélancolie. C’est comme si le français était pour vous une brebis éclopée jetée en pâture dans une fosse aux lions! Il s’agit toutefois d’une langue dont la beauté et la richesse ne nécessitent ni défense ni illustration nouvelles. On ne l’enroule pas comme un mouchoir de poche honteux que l’on dissimule dans sa veste.
— C’est souvent l’erreur que commettent les Français et les étrangers qui ont appris le français au lycée ou dans les instituts de l’Alliance française : ils s’imaginent, en mettant les pieds ici, que les Québécois sont les fils et les filles expatriés de la République et qu’ils n’ont que les vers de Hugo et de Lamartine à la bouche. Vous entrez ici dans un autre monde, qui n’est pas la réplique, ni même l’adaptation, de celui que vous avez appris à chérir. Malgré tous les efforts déployés pour grandir le statut du français dans les institutions centrales, quiconque arrive dans la capitale canadienne verra aisément que le français y est encore une langue seconde que les francophones parlent généralement entre eux sans vraiment réussir — ou aspirer — à en faire une langue de communication entre les cultures et les groupes. Vous trouverez certes à Ottawa des mandarins distingués dont les enfants fréquentent le lycée Claudel, ou d’autres qui, dans de beaux salons, se racontent leurs vacances dans un mas de Provence. Il n’empêche que si la référence française ajoute encore quelque lustre à leurs créances auprès de la société canadienne, ces mandarins bilingues et l’armée de leurs subalternes doivent se plier à un univers politique où les choses sérieuses se font en anglais et où le français est une langue de traduction pour une clientèle particulière… Je dirais que beaucoup de canadianistes se sont résignés à ce que la culture française ne puisse devenir, à l’instar de l’anglo-canadienne, une véritable matrice dans laquelle les mœurs, la pensée, les arts et les institutions d’un peuple puisent leur matière et leur langage. C’est une culture résiduelle qui subsiste à la maison, dans la vie associative et dans les espaces publics que lui réservent les institutions de la majorité, à titre de faveur statutaire.
— Votre analyse a surtout traité du succès des « canadianistes » québécois à Ottawa ou auprès du Canada anglais. Ce sont pourtant des Québécois qui les élisent. S’il est vrai que les canadianistes n’ont pas choisi la meilleure politique pour promouvoir leur langue et leur culture d’attache, les électeurs québécois, qui les ont si longtemps et si souvent portés au pouvoir, auraient-ils été si naïfs que de se fier à eux?
— Il est en effet difficile d’expliquer pourquoi ces canadianistes, alors que les électeurs auraient eu mille raisons de leur refuser leurs suffrages, ont remporté leurs faveurs. Il ne faut pas oublier que dans notre système électoral, il n’est pas nécessaire qu’un parti obtienne la majorité des suffrages pour accéder au gouvernement. Au Canada, le parti libéral fédéral s’est démarqué par sa capacité de forger des alliances électorales réunissant une majorité de sièges à partir d’une forte députation des États du centre. Au Québec, les circonscriptions montréalaises où se concentrent les anglophones et les immigrants de première et de deuxième génération ont traditionnellement fourni des sièges sûrs aux candidats de ce parti promis au cabinet fédéral. Cela étant dit, à trop insister sur la langue dans mes analyses, j’ai pu vous donner l’impression que cette question obnubile l’électeur québécois. Dans une élection ordinaire, comme c’est de coutume en démocratie, les questions sociales, l’économie, l’accès aux services publics, la pauvreté prennent souvent le pas sur d’autres grands enjeux de la vie collective; et l’efficacité de l’action publique fédérale pour soutenir la langue et la culture françaises au Canada pèse relativement peu dans l’opinion d’un électeur québécois sur le gouvernement fédéral. Une des explications avancées pour rendre compte du succès des canadianistes au Québec est que les Québécois, en bons Normands qui ménagent l’œuf et la poule, seraient enclins à porter aux deux capitales des partis antagonistes; de l’affrontement entre les deux naîtrait un équilibre favorable aux électeurs. Il s’agit toutefois là d’une théorie difficile à prouver empiriquement. Plutôt que de postuler que l’électeur québécois joue à retourner un gouvernement contre l’autre, on peut attribuer la fortune des canadianistes au Québec à l’attachement de cet électeur aux succès de ses représentants à Ottawa. Au fond, jusqu’à l’arrivée du Bloc québécois en 1993, ce qui comptait pour lui, c’était que des siens exercent les plus hautes fonctions à Ottawa, peu importe leur allégeance partisane. Les canadianistes ont su tirer profit de cette attitude : c’était ce qu’il leur fallait de latitude pour gouverner avec une grande liberté de styles et de politiques, d’où l’écart entre la morgue aristocratique d’un Trudeau et la gouaille populiste d’un Chrétien. Risquèrent-ils jamais de perdre leur base électorale en résistant avec superbe aux réclamations des autonomistes et des souverainistes du Québec? Une bonne partie de l’électorat québécois ne leur a pas tenu rigueur de cette résistance. Tandis que dans le brouhaha des relations entre Québec et Ottawa les joutes verbales de la classe politique québécoise creusaient les tranchées d’une guerre d’usure médiatisée, une part fidèle de l’électorat québécois s’est néanmoins plu à plébisciter une élite brillante en laquelle elle a voulu se reconnaître. On éprouvait quelque fierté à voir les représentants les plus matois ou les plus désinvoltes de cette élite aller à la pêche avec le président des États-Unis ou marcher sur un tapis de fleurs déroulé par Fidel Castro sur son île! Mais depuis 1993, la population se félicite moins des succès de son élite canadianiste et craint moins de voir ses députés bouder le banquet du pouvoir.
— Dans vos propos affleurent des saillies ironiques; je soupçonne en vous un acharnement inavoué sur ces canadianistes. Il faudrait d’ailleurs que vous m’expliquiez pourquoi vous affublez cette élite gouvernante d’une telle épithète. L’usage n’est-il pas de les appeler « fédéralistes », au même titre que tous les défenseurs du régime fédéral canadien, peu importe qu’ils exercent à Ottawa ou à Québec?
— Vous touchez là un point qu’il me tardait d’aborder. Il se fait beaucoup de bruit autour du fédéralisme au Canada; les uns l’encensent et parent ce régime d’État de toutes les vertus; les autres l’exècrent et appellent de leurs vœux son dépérissement. Les usages au Canada sont tels qu’un quidam qui brandit par patriotisme son drapeau unifolié passe pour « fédéraliste ». En clair, quiconque se porte à la défense du régime canadien actuel, ou s’attèle au maintien de ce qu’on appelle « l’unité nationale », acquiert la capacité en fédéralisme. De plus, ce Canada à l’unité fragile, nous disent avec componction nombre d’experts de la chose constitutionnelle, est un modèle de fédération, si bien que nos dirigeants et nos journalistes parlent aujourd’hui avec un naturel désarmant de la « fédération canadienne », quoique ni la constitution du pays ni ses lois n’aient entériné une telle appellation. Ainsi, nos dirigeants et nos intellectuels discutent de fédéralisme souvent en vase clos, sans puiser leur doctrine ailleurs que dans le fonds canadien ni confronter leur définition du fédéralisme avec celle des Américains et des Européens. D’où le caractère désespérément provincial de ces discussions qui finissent par confondre fédéralisme et fédération. Par fédéralisme, on devrait entendre ce qui dans la société, la langue, la culture, la religion, favorise l’expression de la diversité ainsi que les valeurs et les visions du monde qui rêvent de maintenir cette diversité dans un ensemble plus englobant. Le fédéralisme relève à la fois du discours et d’une base sociale; il comprend les schémas et les pensées qui ambitionnent de maintenir, pour des communautés de base réunies mais distinctes dans un nouvel ensemble, un équilibre entre liberté, autorité et autonomie. Le fédéralisme se rapporte donc aussi bien à l’organisation de l’État qu’à celle d’entités sociales, comme un syndicat ou une association sportive. Quant à la fédération, elle renvoie à certains principes ou critères reconnus par une doctrine établie et qu’on peut distinguer de ceux qu’on applique à d’autres types d’État, comme l’État unitaire, ou à d’autres types de regroupement d’États, comme la confédération. Il est possible de reconnaître dans la forme d’un État une véritable fédération sans fédéralisme qui lui corresponde en force; l’unification de la vie nationale dans une fédération, sous l’action de l’égalité des mœurs induite par le progrès, les médias et les idées démocratiques, peut conduire à l’affaiblissement du fédéralisme. À l’inverse, une société où le fédéralisme est vigoureux peut ne pas s’être dotée encore d’un régime d’État érigé en fédération.
— Alors qu’est-ce qu’une fédération?
— Bien malin qui peut répondre à cette question d’un seul trait, tant abondent les définitions de ce terme. Qui plus est, une fédération est une construction de l’esprit imprimée à l’organisation d’un État. On ne peut en déceler une définition adéquate par la simple observation des réalités existantes, comme s’il s’agissait d’un objet de la nature. Pour emprunter à une expression chère au juriste autrichien Hans Kelsen, on peut dire qu’une fédération est un schéma d’interprétation mis en œuvre par un État, qui en est l’esprit, et par ses acteurs, qui en sont les bras. Ce sont les juristes qui ont fourni les définitions les plus raisonnées du régime fédératif; moins doctrinal dans leur approche, les politologues ont l’habitude de regrouper dans un même ensemble des États semblables par leur forme pour en dégager les caractéristiques communes. Les juristes européens reconnaissent généralement une fédération à certains principes constitutifs. Tout d’abord, le principe de séparation : à la base d’une fédération se trouve une constitution écrite qui établit au moins deux ordres de gouvernement distincts auxquels elle attribue des compétences propres. Ensuite, le principe d’autonomie : en vertu de cette constitution, chaque ordre de gouvernement ne peut tomber sous la tutelle ou le contrôle de l’autre, et jouira donc de l’autonomie, certains diront d’une « souveraineté », dans l’exercice de ses compétences. En cas de conflit entre les lois des deux paliers de gouvernement, il appartient à un tribunal indépendant de départager les droits de l’un et de l’autre. Il importe aussi que les entités fédérées aient leur mot à dire sur les décisions prises par l’échelon fédéral et sur celles des décisions qui engagent la vie de la fédération dans son ensemble. C’est le principe de participation, qui se réalise généralement au sein d’une deuxième chambre fédérale qui fait directement concourir les États fédérés à la législation fédérale, ainsi que par d’autres mécanismes. Ces quelques principes que je viens d’esquisser ne forment pas une liste exhaustive, encore moins représentative. Le juriste suisse Guy Héraud insista sur le principe d’adéquation, qui accorde la répartition des compétences et des ressources à l’ampleur des tâches à exécuter pour chaque palier de gouvernement. Les Allemands férus de théorie subordonnèrent leur idée de fédération à celle de subsidiarité, suivant laquelle les compétences doivent être de préférence exercées par les collectivités de base, les plus proches des citoyens, à moins qu’une question, en raison de sa nature ou de ses dimensions, ne soit mieux traitée par le palier supérieur, qui n’intervient alors que dans la mesure nécessaire, comme un relais. Créateurs d’une fédération récente, les Belges préconisèrent le principe d’équilibre : la distribution des pouvoirs et des compétences ne doit pas conduire à la domination d’un palier de gouvernement sur l’autre. Les auteurs anglo-saxons, par contre, ont été avares de ces principes; pour eux, une fédération se reconnaît à l’existence d’une constitution créant deux ordres de gouvernement et répartissant les pouvoirs de telle sorte que ces ordres sont, dans leur sphère respective, coordonnés et indépendants. Ils iront jusqu’à faire l’économie du principe de participation, tant et si bien que d’aucuns se satisfont d’un simple critère de non-centralisation pour parler d’un régime fédératif, c’est-à-dire d’un régime où des collectivités de base ont la garantie d’une certaine liberté d’action sans avoir toutefois de prise directe sur les décisions fédérales.
— Et que cherchez-vous à me dire par ce long préambule sur la fédération? Que le Canada n’en est pas une? Dans ce cas, quel type d’État est-ce donc?
— Selon la définition choisie, le Canada s’offre comme un modèle de fédération accomplie ou s’avère un État incomplètement fédéralisé. Devant la variété des définitions possibles, il convient de choisir celle qui éclaire le mieux la complexité et la dynamique politique d’un État et ses rapports avec la société. Pour ma part, il conviendrait mieux d’envisager le régime canadien comme une quasi-fédération : s’y juxtaposent un gouvernement central qui a conservé plusieurs des traits d’un État unitaire et un régime fédéral résiduel, dont la base est formée d’États provinciaux, séparés du gouvernement central mais sans prise sur lui. On verra aisément que les institutions canadiennes dérogent en plusieurs points aux principes fédératifs. En premier lieu, le régime canadien maintient les États provinciaux dans une sujétion symbolique, puisque c’est le cabinet central qui en nomme les lieutenants-gouverneurs, espèces de représentants du souverain britannique qui en miment les fonctions cérémonielles. Cette limitation, en apparence bénigne, restreint le pouvoir constituant des États, notamment en leur interdisant de donner une portée décisionnelle aux consultations populaires. Vous noterez que les Australiens, qui érigèrent en 1901 leurs six colonies en Commonwealth fédéral, tout britanniques qu’ils fussent, remirent plutôt aux premiers ministres des États le soin de nommer leur propre représentant du souverain. De plus, un ensemble de pouvoirs unilatéraux a conféré au pouvoir central la capacité de suspendre la sanction d’une loi provinciale ou de la désavouer, ou encore de déclarer son parlement compétent pour légiférer relativement à un ouvrage situé dans un État, comme les chemins de fer ou les centrales nucléaires, par exemple. Même si les prérogatives du désaveu et de la réserve de sanction ne s’exercent plus depuis des décennies, elles témoignaient de la tutelle sous laquelle les fondateurs du Dominion de 1867 voulaient placer les États. D’ordinaire, dans les fédérations, les compétences non énumérées dans la constitution reviennent automatiquement aux collectivités fédérées — ce qu’on appelle la compétence résiduaire. De cette manière, les compétences attribuées au pouvoir fédéral apparaissent des compétences d’exception, complémentaires de celles des États. Or au Canada, non seulement le parlement fédéral s’est-il vu attribuer des compétences étendues, dignes d’un parlement impérial, encore lui a-t-on réservé le pouvoir résiduaire, les États provinciaux ne recevant qu’une liste limitée d’attributions, comme c’est d’ordinaire le cas des entités subordonnées. Le système judiciaire fédéral, généralement, ne domine pas toutes les matières de litige; les tribunaux instaurés par le pouvoir fédéral ne connaissent que les litiges qui revêtent une dimension fédérale. Au Canada, le système judiciaire est celui d’un État unitaire; les cours supérieures jouissent d’une juridiction minimale protégée par la constitution; la Cour suprême, compétente en toutes matières, siège en appel des décisions de toutes les juridictions provinciales. Les fédérations étendent souvent les principes fédératifs au-delà des institutions judiciaires et politiques. Aux États-Unis, la banque nationale du pays est conçue suivant un modèle fédéral qui regroupe plusieurs banques régionales participant à la direction de la Banque fédérale de réserve. Au Canada, la Banque du Canada est de conception unitaire. L’idée de fédération, dérivée du latin foedus qui signifie pacte, suppose l’existence d’un contrat écrit qui fonde le partage de la souveraineté entre les entités de la collectivité fédérale; d’où l’exigence d’une constitution écrite complète. Au Canada, seuls le partage des compétences législatives et la procédure d’amendement de la constitution relèvent du droit constitutionnel écrit; pour le reste, le fonctionnement du Dominion est laissé dans une grande part au droit non écrit. Enfin, de tous les manquements faits aux principes fédératifs, le plus important est l’absence de mécanisme de participation directe des États provinciaux dans les décisions fédérales. Le sénat créé en 1867 pour prétendument représenter les États provinciaux devait plus à l’esprit d’une chambre des Lords d’une monarchie constitutionnelle unitaire qu’à celui d’une chambre fédérative. En dépit des nombreux appels à la sélection des sénateurs par le gouvernement ou la population des États, le cabinet fédéral a résisté à tout dessaisissement de son pouvoir de nomination des sénateurs, prérogative exorbitante qui achève, par-delà la mainmise du cabinet sur les Communes, la confusion des pouvoirs législatif et exécutif. D’autres colonies britanniques qui optèrent pour le régime fédératif après le Canada, comme l’Australie et l’Inde, qui avaient aussi à le concilier avec l’esprit de Westminster, se gardèrent de suivre la voie canadienne et firent de la deuxième chambre une chambre fédérale. À la tête d’une réplique de Westminster, les gouvernements au pouvoir à Ottawa ont ainsi incliné à penser qu’il suffisait d’obtenir le soutien d’une majorité parlementaire pour exprimer la volonté du pays tout entier, sans devoir incorporer l’avis des entités fédérées à leur résolution. Dans les fédérations, le principe de participation touche aussi à d’autres choses que la législation fédérale : ainsi les États sont-ils souvent associés à la nomination des juges et de hauts fonctionnaires fédéraux; en Allemagne, les Länder participent à l’élection du président de la République. La nomination des juges des cours supérieures et du représentant du chef d’État est la prérogative exclusive du cabinet fédéral au Canada.
— Vous raisonnez-là comme un entomologiste d’institutions, qui en dissèque l’anatomie, au risque de perdre de vue l’esprit qui les anime. Ces anicroches que vous voyez, supposé qu’elles intéressent un cercle plus large que celui des publicistes, ne porteront pas à conséquence pour l’opinion si elle se persuade, par ses propres raisons, que l’État qui la gouverne mérite l’appellation de fédération.
— Je vous l’accorde, la perspective dégagée par l’analyse savante ne fait souvent pas le poids devant une majorité qui romance son État. Quant à l’esprit que je n’aurais eu garde de débusquer par mes raisonnements, j’y viens. Accordez-moi d’en appeler à l’histoire si je dois parler de l’esprit qui a animé la création du Dominion canadien.
— Allez-y. Au fait, je n’ai jamais dit que je n’aimais pas l’histoire. Seulement, j’ai peu de patience pour les explications fondées sur les lamentations historiques.
— Soit. Les théoriciens du fédéralisme n’ont de yeux que pour les écrits laissés par Hamilton, Jay et Madison, réunis dans le bien nommé recueil Le Fédéraliste. Ils n’ont pas vraiment tort, en ce qu’avant la rédaction de la constitution américaine de 1787, une démocratie représentative de type fédéral n’avait pas été tentée, ni pensée. Les fondateurs du Dominion canadien, plus pragmatiques et moins raisonneurs, ne foulèrent pas moins les sentiers tracés par ces derniers, non pour les imiter, mais pour s’en éloigner. Alors que les Américains entreprirent de refonder l’idéal antique de la République sur de nouvelles assises, en concevant une démocratie représentative fragmentée et élargie à l’espace d’un continent, les Canadiens instaurèrent plutôt un régime mixte assurant la stabilité du pouvoir, rehaussé par le principe monarchique et la concentration des pouvoirs dans l’exécutif; c’était la manière canadienne d’instaurer une société de libertés. C’est pourquoi le Dominion créé en 1867 trouvait son inspiration dans les formules d’union législative proposées par les Britanniques ou les Loyalistes américains à la fin du xviiie siècle pour dissuader les colonies américaines de se rebeller. Le régime instauré en 1867 était doublement mixte : d’une part, il rééquilibrait monarchie, aristocratie et démocratie à l’avantage des deux premiers; d’autre part, il combinait fédéralisme et unitarisme.
— Je ne vous suis plus, pourquoi parle-t-on alors ici de confédération canadienne? Est-ce à dire qu’on envisageait en 1867 une alliance assez lâche entre des colonies quasi souveraines?
— À l’époque, les juristes et les philosophes britanniques ne faisaient pas les distinctions que nous faisons aujourd’hui entre confédération et fédération. Les exemples alors connus de fédérations, la Suisse et les États-Unis, étaient nés de confédérations, sans que la mutation de régime n’effaçât les anciennes appellations. La Suisse se désigne encore officiellement comme la Confédération helvétique. Le seul passage de la constitution de 1867 qui évoque le fédéralisme est son préambule. La version anglaise parle du désir des trois colonies fondatrices d’être « federally united ». Cette dernière expression provenait du traité que John Stuart Mill avait publié en 1861 sur le gouvernement représentatif et qui contenait un chapitre sur les régimes fédéraux. Sous le vocable de fédération, Mill fit entrer les confédérations, comme l’expérimentèrent les Suisses avant 1848, et les Américains de 1776 à 1787, les fédérations, telles que le devinrent ces deux pays, et enfin les unions monarchiques, ce que connut l’Écosse entre l’arrivée des Stuart sur le trône anglais en 1603 et l’Acte d’union de 1707. Dans cet intervalle, l’Écosse conserva son Parlement, son Église et son droit, bien que son monarque gouvernât à Londres. C’est dire toute l’élasticité de l’expression « federally united ».
— Cessons de discuter de l’esprit de jadis. Qu’en est-il aujourd’hui?
— Les analystes du régime canadien ont souligné à l’envie qu’il a évolué depuis sa fondation : les vieilles prérogatives unilatérales dont s’aidait le cabinet fédéral pour manifester sa puissance impériale sont tombées en désuétude; les États provinciaux ont gagné en force et en autorité, par le jeu notamment des interprétations généreuses que le Conseil privé de Londres a données au texte constitutionnel, ce qu’il fit jusqu’en 1949 comme tribunal suprême. Cela dit, malgré cette évolution vers un nouvel équilibre des pouvoirs, le régime n’a pas perdu pour autant son caractère mixte, hérité de la transplantation au Canada du modèle de Westminster. Un peu plus de décentralisation ne suffit pas à faire d’un régime quasi fédéral une véritable fédération, surtout quand celui-ci souffre de défauts de structure qu’une nouvelle répartition des compétences et des ressources ne suffit pas à corriger. Il restait encore à façonner la forme et l’esprit des institutions de manière telle qu’y soient imprimés partout les principes fédératifs : ce à quoi les défenseurs du régime mixte canadien, retranchés dans leur petit Westminster sur la colline outaouaise, se sont refusés. C’est encore par son incapacité de faire participer directement les États aux décisions fédérales que le Canada se distingue des fédérations reconnues dans le monde et mérite encore pour cela même d’être rangé, avec l’Espagne et l’Italie, parmi les quasi-fédérations.
— Vous me semblez le seul à prétendre une telle chose. La presse, les discours des ministres, l’opinion, tous concourent à louer dans le Canada une fédération modèle, mis à part les souverainistes, qui ne lui refusent pourtant pas le titre de fédération.
— Je ne suis pas le premier à avoir signalé ces manquements des institutions canadiennes à l’idée de fédération; seulement, des analystes de l’État canadien, en grande partie issus du Canada anglais, en ont minimisé la portée. Leur conception de ce qu’est une fédération accordait peu d’importance au principe de participation; de plus, prétendent-ils, des mécanismes compensateurs de consultation entre les gouvernements fédéral et provinciaux, qu’ils ont abusivement appelés la « diplomatie fédérale-provinciale », ainsi que la représentation indirecte des États que le premier ministre fédéral assure dans la composition de son cabinet pour y inclure toutes les régions du pays, sont autant de voies par lesquelles les États pèsent sur les décisions fédérales, qui valent bien les voies plus formelles préférées par les autres fédérations. On s’est grandement exagéré, je le crains, la portée de ces compensations. J’avoue que me laisse pantois l’idée que la cour incessante de nos premiers ministres provinciaux auprès de leur vis-à-vis fédéral pour obtenir quelques largesses financières ou un infléchissement à un décret et que troublent parfois dans la cohue et le bruit la protestation des uns et les supplications des autres, se compare aux relations diplomatiques entre des États souverains, égaux du moins au regard du droit international. Nos relations fédérales-provinciales tiennent plus des rapports de vassalité entre un suzerain et ses vassaux, entre un sultan magnanime et ses dey grognons, que de l’équilibre entre deux paliers de gouvernement qui ne peuvent s’inféoder l’un à l’autre. Le peu de signification attachée au Canada anglais au principe de participation est attribuable sans doute à l’influence d’un auteur comme Krishen Chandra Wheare, réputé par ses écrits sur le fédéralisme. Wheare estimait que la participation des États fédérés aux décisions fédérales, tel que le Sénat américain en fournissait l’exemple — avant 1913, c’était les États qui déléguaient les sénateurs au Congrès —, avait pour effet de subordonner le Congrès aux États, ce qui partant violait la séparation requise entre les deux ordres de gouvernement. Wheare se hâta de conclure à la subordination. Il oublia que règle générale, la loi fédérale, dans les fédérations, prime la loi des États. À moins qu’un mécanisme n’opère pour tempérer cette primauté, le parlement fédéral, laissé à lui-même, peut vite s’impatroniser dans les compétences étatiques. Par ailleurs, l’État fédéral jouit habituellement de l’exclusivité de représentation de la fédération auprès de la communauté internationale et conclut, au nom de la fédération, des traités qui engagent le pays tout entier; exclus les États de la législation fédérale, l’État central est libre d’agir comme un État unitaire sur la scène internationale, et peut dès lors infléchir par ses actions extérieures l’ordre interne du pays. De plus, l’État central jouit habituellement de la prépondérance des moyens financiers qui lui procure, par le truchement des subventions conditionnelles, une voie supplémentaire pour légiférer et ainsi centraliser la gouverne du pays. Si la participation des États fédérés n’est introduite dans les décisions qui mettent en branle la suprématie des moyens et des prérogatives de l’État fédéral, le principe fédéral pourra vite faire place à une dynamique unitaire. Au surplus, la fédération est une méthode de pondération des pouvoirs qui tempère la démocratie : le sujet politique ne se réduit pas à un démos indifférencié constitué d’individus; il inclut également des collectivités politiques, dont plusieurs précèdent la création de l’État fédéral et s’étaient vu garantie la continuité de leur existence par le pacte fondateur de l’union. Pour ce qui regarde la vie de la fédération, la décision commune requiert donc une double légitimité, à la fois démocratique et fédérative.
— Soit, admettons que le Canada forme une quasi-fédération. Mais à quoi nous avance cette conclusion? Vous ne m’avez toujours pas éclairé sur la distinction que vous faites entre les canadianistes et les fédéralistes. Vous m’avez perdu. Est-ce moi qui ai l’esprit trop avide de schémas clairs ou est-ce vous qui êtes devenu byzantin, à force d’accumuler les subtilités?
— On est toujours byzantin pour quelqu’un d’autre.
— Vous l’êtes pour moi, assurément, moi qui croyais que vous m’éclaireriez sur la situation québécoise en quelques traits rapides et non par une leçon magistrale. Perdu par vos distinguos, j’avoue aussi être étonné de la teneur de vos conclusions. Le tableau que je me suis composé du Canada après mon arrivée et que j’ai retouché en couches successives par mes lectures et mes rencontres, m’a peint un pays à l’armature très lâche, tenu ensemble par le fil de l’imagination. Loin de me le décrire comme un État très centralisé dont le Québec éprouve l’élasticité, vous en avez brossé un tout autre tableau, à savoir un État armé encore d’attributs unitaires, et dont le fédéralisme, ajouté en couche vernissée, ne parvient pas à percer l’armure. Alors, si vous êtes dans le vrai, que faut-il penser de ces affirmations faites dans les revues sérieuses, qui proclament que le Canada, de toutes les fédérations existantes, est la plus décentralisée ou que le Québec est l’État fédéré le plus puissant de la planète?
— Vous avez beau venir de loin, vous me tendez des pièges de fin renard, comme un Indien déjà rompu aux épaisses broussailles canadiennes. Il est vrai que vu des balcons du discours public et de l’analyse comparée, le Canada ne présente pas le degré d’intégration et l’esprit de loyauté de ses composantes à l’ensemble fédéral qui sont usités dans plusieurs fédérations. Peu de science suffit pour démontrer qu’en certains domaines, les États du Québec ou de l’Ontario disposent de plus d’autonomie dans la confection et l’exécution de leurs lois qu’un État américain ou un Land allemand. Cependant, l’institution d’un État en régime de fédération n’est pas qu’une simple affaire de décentralisation dans la fabrique des lois ou l’administration des programmes. La fédération, quand elle procède d’un État unitaire que l’on décompose, est une décentralisation régie par certains principes; à l’inverse, quand elle naît de l’agencement d’États déjà constitués, elle accomplit une centralisation tempérée par certaines bornes. S’il faut juger de la nature du régime politique canadien à l’aune du degré de centralisation ou de décentralisation, on tombe vite dans la foire des exemples et contre-exemples. De même qu’il est aisé de montrer que le Québec en mène large dans certaines sphères de responsabilités, de même un peu de recherche établit que des compétences réservées aux États fédérés dans plusieurs fédérations lui échappent. En fait, c’est justement parce que le Canada est demeuré, malgré son évolution, une quasi-fédération, que la qualification de son régime prête à toutes les interprétations. Les institutions et l’esprit du régime destinent le gouvernement fédéral à la tête d’une nation unifiée; les États, écartés des affaires communes et repliés dans leur souveraineté interne, font parade de leur petite indépendance. Selon d’où qu’on le voie, le Canada apparaît au bord de l’éclatement ou sous la poigne de la clique du Château. Tandis qu’à Vancouver, Toronto et Halifax on publie des études sur les masses monétaires brassés par les États canadiens démontrant qu’ils accaparent un pourcentage des dépenses publiques vertigineusement supérieur à celui qui est observé dans les fédérations, à Montréal et à Québec, on fustige les empiètements et les décrets d’Ottawa l’impériale. Et n’attendez pas que des vues aussi contradictoires finissent un jour par se raccorder. Il en a été ainsi depuis le début de la fondation du pays; le malentendu, la bisbille et le dialogue de sourd, qu’alimentent deux communautés séparées par le territoire et la langue, ont façonné les débats du passé et sont promis à la gouverne du futur. En somme, au Canada, dès qu’il s’agit de constitution, chacun s’arrange avec sa vérité et coexiste avec l’autre communauté dans l’ignorance de ce qui lui est cher.
— Votre tableau du Canada me confirme d’être entré dans un monde que je n’aurais jamais cru aussi byzantin. Pendant que je vous écoutais me sont revenus en mémoire mes souvenirs de voyage à Istanbul où j’ai vu la cathédrale Sainte-Sophie. Après la chute de Constantinople, les princes ottomans voulurent effacer de la cathédrale les traces du christianisme. Pour la transformer en mosquée, ils la flanquèrent de quatre minarets et commandèrent aux artistes de camoufler les Christ Pantocrator qui scintillaient sur les mosaïques des plafonds par des figures géométriques, suivant l’art musulman. Or, en dépit des couches appliquées sur les icônes, elles transparaissent toujours sous les nefs de la cathédrale, tant et si bien que Byzance et l’Islam se juxtaposent sans qu’aucun des deux ne parvienne à prendre le dessus sur l’autre. Votre Canada me fait penser aux plafonds de cette cathédrale; selon la foi qui vous anime, c’est le fils de Dieu ressuscité ou le prophète Mahomet que vous voyez; c’est une ligue d’États très relâchée ou l’empire unitaire. Je dirais que c’est les deux à la fois.
— Ton dôme blanc, Sainte-Sophie
Parle au ciel bleu,
Et, tout rêveur, le ciel confie
Son rêve à Dieu.
— Je vois ainsi qu’au Québec, si l’on boude Hugo et Lamartine, on est loin d’ignorer les poésies de Théophile Gauthier qui chantent le sombre Hellespont! Mais je pourrais également vous citer un de vos poètes :
Voiles sur le Bosphore lointain
Voguant peut-être vers Andrinople,
Je vous suivrais si le muezzin
Nasillant dans le soir byzantin
Ne m’appelait à Constantinople…
— De qui est-ce?
— Ah! Je vous prends en flagrant délit d’ignorance de votre poésie nationale. Au lieu de rechercher l’exotisme des arguties constitutionnelles, sachez remonter plus souvent les rivières tracées par vos chantres.
À suivre
Marc Chevrier*
NOTES
* Marc Chevrier est professeur au Département de science politique de l’Université du Québec à Montréal.