L’antiaméricanisme se porte bien par les temps qui courent. Un ami, pourtant modéré dans ses propos et dans ses jugements, interprète ainsi le résultat des élections présidentielles aux États-Unis : « On a réélu Bush. C’est bien dommage. Mais je suis partagé. Je suis porté à me réjouir de ce que les Américains ont ce qu’ils méritent. » Un criminologue écrit dans Le Devoir un excellent article sur le système carcéral américain. Il dénonce à juste titre une gestion répressive de la criminalité surtout dans les États du sud, ceux qui ont voté pour Bush. Mais il glisse cette phrase : « Il ne faut pas se retenir d’affirmer que les prisons américaines constituent un goulag qui n’a rien à envier à celui de l’ex-Union soviétique[1] ». Vraiment?… D’autres personnes s’adonnent volontiers à mettre en regard le fondamentalisme des islamistes radicaux et celui des Américains. Ben Laden, Bush, même combat! Les États-Unis seraient maintenant dirigés par des Talibans!
Comment expliquer ces excès de langage? Pourquoi ces jugements à l’emporte-pièce à l’endroit d’une société fondée sur de grands principes universalistes issus du siècle des Lumières, le premier pays d’Occident à se donner une constitution écrite assortie d’une Charte des droits? Il vaut la peine de tenter de répondre à ces questions tout en reconnaissant le bien-fondé d’une saine critique des aberrations auxquelles ont donné lieu l’histoire, la culture et l’hégémonie des États-Unis. Il importe aussi que nous nous arrêtions à prendre la mesure des contradictions particulières de l’antiaméricanisme tel que vécu dans notre coin d’Amérique.
LE DOSSIER NOIR DES ÉTATS-UNIS
Disposons tout de suite d’une objection courante. Dénoncer l’antiaméricanisme, aux yeux de certains, ce serait refuser de faire la critique de l’empire, ce serait s’abstenir de tout jugement négatif à l’endroit de la grande puissance. Bien au contraire, à la suite de moult auteurs américains, il nous est loisible de prendre conscience de tout ce que l’histoire américaine recèle d’illusion : un messianisme mythique, une bonne conscience à toute épreuve et un faux universalisme qui entraîne les Américains à se considérer comme un modèle d’humanité. Les circonstances de la genèse des États-Unis ont fortement contribué à créer chez ses habitants le sentiment de participer à une expérience providentielle qui consistait à se détacher d’une Europe décadente et corrompue pour « recommencer le monde », selon l’expression employée par Thomas Paine en 1776. La séparation du vieux continent, conjuguée à une politique isolationniste et au remarquable succès de l’expansion continentale au xixe siècle, a conforté cette conscience d’avoir mis sur pied une civilisation exceptionnelle. Ajoutez à cela l’ascension fulgurante d’une puissance mondiale tout au long du xxe siècle à l’occasion de trois grandes victoires spectaculaires et décisives. Notons enfin que jamais un pays n’aura reçu autant d’immigrants que les États-Unis. Toutes ces personnes venues chercher la bonne vie en Amérique auront plébiscité massivement le sentiment exceptionnaliste qui habite l’Américain moyen.
En dépit de ces promesses, le rêve américain demeure fondé sur un espoir inaccessible à la majorité ou du moins à un très grand nombre de citoyens. Le mythe du succès instantané ou toujours possible demeure une gigantesque supercherie combien dénoncée par des auteurs américains eux-mêmes, comme par exemple Arthur Miller dans La mort d’un commis-voyageur. Au pays où tous sont réputés être nés égaux, plus de 40 millions de personnes vivent dans la pauvreté, plus de 45 millions n’ont pas accès à l’assurance-maladie. Les États-Unis sont encore, parmi les pays industrialisés, celui où se commet le plus grand nombre d’homicides, sans doute en raison de la terrible profusion des armes individuelles. C’est aussi le royaume des automobiles polluantes et de quantité d’industries qui ne respectent pas les normes minimales de protection de l’environnement.
Une administration se fait réélire sur un programme de retranchement et d’unilatéralisme par rapport à la communauté internationale : rejet des grands traités internationaux, notamment celui qui a mis sur pied le tribunal pénal international et le protocole de Kyoto sur la réduction des gaz à effet de serre, guerre illégale et sans fondement en Irak, traitement indigne des prisonniers de guerre à l’encontre de la Convention de Genève, appui quasi inconditionnel à l’odieuse politique d’occupation israélienne dans les territoires jadis concédés aux Palestiniens par les Nations unies. Au surplus, le président Bush a le culot de se présenter comme porteur des valeurs morales et religieuses. Et ceux qui osent s’appeler « évangélistes » tout en prônant un légalisme aux antipodes du message chrétien ont appuyé massivement le président! N’y a-t-il pas là de quoi devenir antiaméricain? Oui, si l’on entend par antiaméricanisme une opposition au présent régime d’ailleurs partagée par 55 millions d’Américains qui représentent 48 % des électeurs. Non, si l’on croit que la société américaine elle-même est atteinte d’un virus incurable. Non, si l’on entend condamner sans appel la puissance américaine en considérant son hégémonie comme la pire calamité que l’humanité ait connue. Non, si ce rejet des États-Unis entraîne l’acceptation presque inconditionnelle de tout ce qui leur est opposé et un aveuglement quasi total devant d’innombrables maux qui ne sont pas dus aux Américains. L’antiaméricanisme dont je veux traiter ici, c’est celui qui donne raison à Bush quand il déclarait : « Qui n’est pas avec nous est contre nous. »
LES DIVERS VISAGES DE L’ANTIAMÉRICANISME : L’ISLAM
Cet antiaméricanisme prend plusieurs formes. La plus virulente est sans doute celle de l’islamisme radical et de ses effets dans la plus grande partie du monde arabo-musulman. Depuis la révolution iranienne de 1979, une faction extrémiste de l’islamisme considère la civilisation américaine et, pour une bonne part, l’ensemble de la civilisation occidentale, comme « le grand Satan ». Peu importent les divers courants d’opinion, partis, programmes politiques, gouvernements des États-Unis, c’est le mode de vie américain qui fait ici l’objet d’une condamnation sans appel et qui justifie la guerre sainte à n’importe quel prix, en utilisant tous les moyens possibles. Cette théologie de la haine de l’Occident n’est partagée que par une toute petite minorité de Musulmans dans le monde. Si l’on considère cependant où elle prend racine et l’aliénation profonde sur laquelle elle s’appuie, il faut lui accorder une influence considérable. Si les islamistes radicaux ne sont pas agréés par l’immense majorité des populations musulmanes, ils trouvent cependant dans ces populations une complicité qui, semble-t-il, est passablement répandue, à des degrés divers. Comment expliquer autrement qu’il soit si difficile pour la superpuissance américaine et ses alliés de mettre la main sur des leaders terroristes dont la tête est mise à prix depuis plusieurs années?
Cet antiaméricanisme arabo-musulman fait croire à peu près n’importe quoi, à un degré effarant, dans l’ensemble des populations concernées, pourvu que les États-Unis soient impliqués et accusés. Que les attentats du 11 septembre ont été l’objet d’un complot de la part des Juifs américains ou encore de la Mossad israélienne, que les Américains ont déclaré la guerre à l’Islam comme tel, que leur civilisation constitue une perversion sans nom, etc. Si ces attitudes sont injustifiables, elles sont cependant compréhensibles. La politique américaine au Moyen-Orient semble avoir été conçue pour provoquer l’inimitié. Depuis le moment où, prenant la relève de l’Empire britannique, les Américains ont imposé le régime du shah à l’Iran, allant jusqu’à faire renverser un gouvernement progressiste en 1953, leur politique a été régie pour l’essentiel par la lutte au communisme et par les intérêts pétroliers, même si cela les amenés à protéger les régimes les plus oppressifs. Quand un Jimmy Carter a voulu injecter un espoir de paix en favorisant un traité entre Israël et son principal ennemi, l’Égypte, les aspects positifs de cette politique ont été occultés par un aveuglement total et obstiné de Washington quant à ce que représentait le shah d’Iran. Plus tard, au cours des années 1990, le processus d’Oslo représentait sans doute un pas dans la bonne direction, de même que les inlassables efforts de Bill Clinton pour arracher un compromis entre Israéliens et Palestiniens. Cependant, dans la mesure où rien n’a réussi, l’antiaméricanisme n’en est ressorti que plus fort. Tout ce que le président Bush a fait par la suite, en voulant répudier la politique de son prédécesseur et en faisant preuve d’une partialité inouïe à l’endroit d’Ariel Sharon, n’a pu que jeter de l’huile sur le feu et alimenter cet antiaméricanisme primaire et tout à fait improductif.
L’ANTIAMÉRICANISME EUROPÉEN
La variante européenne se présente différemment. On peut l’interpréter comme la jalousie des anciens empires qui se sont fait damer le pion par ces nouveaux venus d’un continent de colonisation, une sorte de sous-Europe. On peut encore y voir la conséquence de la volonté américaine de rupture. Puisque les Américains ont rarement cherché le dialogue avec le vieux continent, puisqu’ils ont eu tendance à y voir plutôt décadence, cynisme, absence de morale, les Européens ont répliqué en considérant le nouveau continent comme le lieu d’expériences primaires, frustres et infantiles. En France notamment, en dépit des complicités des premières heures, de la participation aux guerres d’indépendance, des interventions militaires au cours de deux guerres mondiales et de grandes amitiés, les États-Unis ont été souvent très mal perçus. À droite comme à gauche, les Américains sont apparus comme de grands enfants, pas très futés, vantards et grossièrement matérialistes. Pour la gauche, le nouveau continent est le lieu du capitalisme sauvage, l’empire de l’argent, le royaume du laisser-faire et de l’exploitation des masses. Les États-Unis ont toujours été la cible préférée des socialistes durs, tout particulièrement des marxistes. Dans les milieux intellectuels surtout, on a volontiers fermé les yeux sur le fait que le capitalisme européen n’avait guère de leçon à faire à sa contre-partie américaine qui s’est montrée souvent plus souple et moins mesquine. Des personnages prestigieux, comme Jean-Paul Sartre, sont allés jusqu’à opter pour le stalinisme, à une certaine époque, au nom de je ne sais trop quel humanisme. On a ensuite voulu voir dans la Révolution culturelle chinoise le modèle par excellence de lutte au capitalisme et à l’américanisme. Plus récemment, une certaine littérature nous a présenté la politique américaine comme un mal absolu, au point de souhaiter que le Parti baasiste de Saddam Hussein ait raison de l’envahisseur ou que les terroristes parviennent à tuer assez d’Américains pour les amener à faire retraite. À droite, il existe toute une tradition pour déplorer la barbarie du libéralisme américain, l’absence de culture et de raffinement et le culte de la médiocrité induit par la démocratie du nivellement par le bas.
Pourtant, les États-Unis ont constitué une terre d’accueil pour des réfugiés de la Deuxième Guerre mondiale, un lieu de ressourcement pour des intellectuels et des artistes, comme d’ailleurs la France l’a été pour une certaine gauche américaine. C’est de France qu’est venu le meilleur analyste de tous les temps de la culture et de la démocratie américaines, Alexis de Tocqueville. Il est assez étrange qu’il ait eu si peu de successeurs. On peut tout de même penser à Raymond Aron, Marie-France Toinet, André Kaspi, Pierre Mélandri, Justin Vaïsse. Malgré tout, les auteurs à succès sont ceux qui pourfendent l’Amérique dans tout ce qu’elle représente ou encore, paradoxalement — plus faiblement ces jours-ci, Bush oblige —, ceux qui manifestent une admiration sans borne et parfois un peu naïve, les Jean-François Prével, les Guy Sorman ou encore Alfredo Valladao qui écrivait, il y a une dizaine d’années, que le xxie siècle serait américain. Enfin, il y a les critiques qui se consolent en prévoyant, à plus ou moins brève échéance, le déclin de la civilisation américaine. Une étrange salade où l’emporte le sport de la dénonciation des « Amerloques » à la fois imbéciles et méchants. Beaucoup de Québécois s’abreuvent bouche bée à cette littérature aussi prétendument savante que fondée sur des bases bien fragiles.
LA VARIANTE CANADIENNE
Cela nous amène à la forme canadienne de l’antiaméricanisme. Au Canada anglais, les sentiments ambivalents d’amour-haine sont présents depuis les origines de cette société fondée par des loyalistes américains, donc par des personnes imbues de l’expérience américaine sans pour cela vouloir couper les ponts avec la métropole britannique. Selon la plupart des historiens, les loyalistes étaient plus profondément américains que tories. Ils favorisaient le lien britannique pour des raisons le plus souvent conjoncturelles. Aussi, leur premier réflexe ne les a pas amenés à s’enfuir. Ils y ont été forcés par l’intransigeance des révolutionnaires américains et ont voulu aller le moins loin possible en Amérique du Nord. Naturellement humiliés d’avoir été chassés de leur pays natal, ils ont entretenu un sentiment d’hostilité vis-à-vis de leurs frères et ont voulu leur montrer qu’ils pouvaient faire mieux. Ils en ont développé un mythe de la Couronne et de ses institutions. Ils n’en ont pas moins conservé les valeurs libérales de leur origine américaine et, sans trop le proclamer, ont façonné une société nouvelle axée à la fois sur ces valeurs et sur une certaine tradition britannique. Les immigrants qui sont venus au Canada, parfois accidentellement et le plus souvent pour des raisons similaires à celles des immigrants américains, ont adhéré volontiers à cette synthèse américano-britannique. Il en résulte un Canada passablement semblable culturellement aux États-Unis, avec un brin d’étatisme et de social-démocratie. Plus ils ressemblent à leurs voisins, plus ils s’intègrent à eux, plus ils proclament leur différence. Dans les milieux intellectuels surtout, qui se veulent la bonne conscience du pays, on se fait fort de multiplier les professions de nationalisme canadien et de définir un canadianisme distinctif. Pourtant, les Canadiens demeurent à toutes fins utiles invisibles quand ils se trouvent aux États-Unis, à moins de porter leur drapeau en bandoulière. Je me souviens d’un Ontarien rencontré dans une université américaine et qui me rappelait qu’il se sentait profondément différent des Américains et que ses traditions anglo-canadiennes le rapprochaient de ma culture québécoise. Tout un discours sur l’unité canadienne! J’allais bientôt découvrir que ses professeurs, qui le connaissaient depuis quelques années, ne savaient pas encore qu’il était Canadien! Ces intellectuels farouchement antiaméricains se promènent donc aux États-Unis sans se faire remarquer et ont grand peine à exprimer leurs différences par rapport aux liberals du nord-est ou de la côte californienne. Pendant ce temps, la très grande majorité des Canadiens regardent tous les jours des soap-operas américains, du sport américain, des films américains et lisent les best-sellers d’outre-frontière. Ils applaudissent même aux propos à la fois très proaméricains et antiquébécois du commentateur Don Cherry, au point de le placer sur la liste des grands Canadiens!
L’ANTIAMÉRICANISME AU QUÉBEC
Mais au Québec, ne sommes-nous pas bien fondés d’être antiaméricains et d’épouser le point de vue de l’intelligentsia française? C’est bien ce à quoi nous assistons dans les milieux universitaires, médiatiques, artistiques et culturels. Nous puisons volontiers à la source française, ce qui est bien normal. Ce qui m’apparaît plus aberrant toutefois, c’est que nous allions souvent jusqu’à accorder a priori plus de prestige à un Français qui nous parle des États-Unis qu’à un Américain qui critique son pays ou à un Québécois qui y porte son regard de Nord-Américain. Les toutes-puissantes maisons d’édition française se chargent de nous en mettre plein la vue et les oreilles dès la parution du dernier brûlot antiaméricain. Et nous nous faisons fort de proclamer l’européanité du Québec, puisque nous détestons Bush dans une plus forte majorité que les autres Canadiens et que nous nous opposons à la plupart de ses politiques au nom de notre laïcité, de notre progressisme social et de notre plus grande ouverture au monde.
Pendant ce temps, notre bien-être économique est toujours assuré, pour une très grande part, par le commerce avec les États-Unis (environ la moitié de notre produit intérieur brut). La frontière est toujours à quelques kilomètres et nous la traversons allègrement pour y prendre des vacances ou pour d’autres raisons. Nos artistes cherchent à se produire aux États-Unis. Nous vivons à l’américaine, particulièrement dans notre conception de l’aménagement urbain. Alors que les Européens ont développé de remarquables systèmes ferroviaires et des transports par tramways modernes dans plusieurs villes, nous privilégions encore, tout comme nos voisins, l’utilisation de l’automobile. Nos véhicules à l’américaine sont de plus en plus volumineux, de plus en plus polluants et nous mènent à des résidences de plus en plus éloignées des villes. Et dire que nous sommes fiers d’avoir adhéré au protocole de Kyoto! Au moment où j’écris ces lignes, on ne nous a pas encore demandé le moindre petit sacrifice en matière de consommation de pétrole. À l’image des Floridiens qui viennent de voter contre un projet de train rapide, nous laissons aller à la dérive des velléités d’amélioration de notre réseau vétuste de transport ferroviaire. En matière de conservation de l’énergie, nous arrivons loin derrière la Californie. Nous avons élu un gouvernement très libéral qui nous présente un projet de développement durable mais qui demeure plus que tiède en ce qui a trait au financement du transport en commun. Nous communions à la tendance contemporaine de l’étalement urbain qui amène les gens à s’isoler de plus en plus dans des résidences ex-urbaines, dans un réseau de plus de 100 kilomètres des grandes villes. L’usage excessif de l’automobile en devient quasi monstrueux et source de comportement agressif, en plus de contribuer à la pollution de l’environnement, à la destruction du patrimoine, au déclin de l’architecture et à la non-intégration des immigrants qui demeurent dans les villes. Aux États-Unis, cet étalement urbain a engendré un conservatisme social qui constitue un élément majeur de la croissance du Parti républicain[2]. Qu’en sera-t-il chez nous?
Quand on me demande comment il se peut que 51 % des Américains aient voté pour George Bush et ce qu’il représente, je suis porté à répondre : allez le demander à ces 50 000 jeunes Québécois qui ont marché bruyamment, à l’été 2004, pour défendre une conception tout américaine de la liberté toute nue, pour les droits d’une station de radio et d’un animateur qui n’a rien à envier aux pires tribuns de la droite américaine.
Notre antiaméricanisme, tout comme celui des Canadiens de langue anglaise, est beaucoup plus aberrant et contradictoire que celui des populations arabo-musulmanes et européennes. Car nous appartenons irrémédiablement à ce système nord-américain. Avons-nous le droit de critiquer ce système? Sûrement, mais nous n’avons pas le droit de le faire comme si nous n’en faisions pas partie. Nous avons tout avantage à joindre notre critique à celle de tous ces citoyens de l’Amérique bleue qui sont d’ailleurs nos voisins immédiats. Les New-Yorkais et les Bostoniens ont d’ailleurs été aussi nombreux que nous l’aurions été à répudier le président Bush et ses acolytes. Je ne dis pas que nous devrions nous fondre dans cette société. Mais nous ne pouvons définir, affirmer, protéger, vitaliser nos différences que dans ce cadre.
Les meilleurs critiques de la société américaine se situent d’ailleurs à l’intérieur des États-Unis. Pour ma part, j’ai appris à exprimer cette critique à l’école de Stanley Hoffmann, un intellectuel d’origine française devenu citoyen américain. Les universités américaines regorgent de critiques intelligents. Des revues, comme Harper’s, sous la direction de John MacArthur, et combien d’autres, s’adonnent aussi à cette critique. D’excellents journaux quotidiens, comme le New York Times, le Washington Post, le Los Angeles Times, le font régulièrement dans leurs pages éditoriales. Sait-on seulement, par exemple, que la radio publique américaine (le réseau npr, National Public Radio) est un modèle d’émissions radiophoniques de grande qualité? Sait-on que, dans ce pays dit décadent et en voie de décomposition, on trouve sept des dix meilleures universités au monde, selon la cotation du Times de Londres? Un pays sans culture, au dire de certains Québécois! Ce pays où se trouvent les plus grands musées du monde, dont l’accès est parfois gratuit, comme c’est le cas de la National Gallery à Washington, les meilleurs orchestres symphoniques et un réseau de bibliothèques publiques à nous faire pâlir de honte, même au moment où nous nous donnons enfin une bibliothèque nationale digne de ce nom.
Nous vivons au confluent de grandes cultures, dans une situation tout à fait exceptionnelle. Nous nous devons d’abord, soyons bien clairs, de nous alimenter à la source française. Nous avons besoin de la France et de la francophonie comme une sorte d’oxygène spirituel. Mais en même temps c’est ici, sur cette terre américaine, que nous relevons le défi de notre originalité. Notre sensibilité tout américaine devrait nous conférer un avantage particulier dans la critique des États-Unis. Nous savons de quoi nous parlons quand nous traitons de l’Amérique, de ses carences, de ses déboires, de ses illusions. Certes, nous pouvons à cet égard entretenir un dialogue fructueux avec des Européens, mais n’allons pas nous priver de cette perspective qui est la nôtre.
À la base de l’antiaméricanisme, il y a une ignorance crasse de la réalité américaine et de sa culture. Cette ignorance est compréhensible et, à la limite, pardonnable pour ceux qui vivent loin des États-Unis. Elle ne l’est vraiment plus pour des Canadiens qui appartiennent à l’Amérique du Nord, qui en vivent et qui en profitent, tout particulièrement pour des intellectuels qui n’ont pas le droit de se fermer les yeux devant la complexité, la diversité et la richesse culturelle du grand pays voisin, fût-il à la tête d’un empire. Détestable à plus d’un titre comme le sont toutes les puissances impériales, celle-ci l’est sans doute moins que bien d’autres.
Louis Balthazar*
NOTES
* Louis Balthazar est professeur émérite au Département de science politique de l’Université Laval. Il est aussi président de l’Observatoire sur les États-Unis à la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques à l’uqàm. Il a publié récemment, avec Alfred O. Hero fils, Le Québec dans l’espace américain (Montréal, Québec Amérique, 1999) et, avec Charles-Philippe David et Justin Vaïsse, La politique étrangère des États-Unis. Fondements, acteurs, formulations (Paris, Presses de Science Po, 2003).
1. Jean-Paul Brodeur, « États-Unis : les armées de la compassion », Le Devoir, Montréal, 20 nov. 2004, p. b5.
2. Le grand clivage du vote à l’élection présidentielle de 2004, ce n’est pas tellement celui des régions, identifiées en bleu ou en rouge. C’est bien davantage celui de la densité de population. Ce sont les gens qui vivent dans des territoires à faible densité de population qui ont donné la victoire à George W. Bush.