l y a deux problèmes avec ce que l’on désigne comme de l’antiaméricanisme. Le premier, c’est que cela tend à homogénéiser les États-Unis, alors que dans ce pays, dans son histoire comme dans l’actualité, il y a des forces démocratiques, il y a des exploités. Ces clivages sont très importants, ce n’est pas comme si toute la nation était le pouvoir. Le second problème, [c’est qu’]il y a aussi, ailleurs, des pouvoirs qu’il faut combattre. Nous ne sommes pas seulement contre l’État des États-Unis, mais aussi contre l’État du Canada, l’État de la France, l’État de l’Indonésie. Et aussi contre des pouvoirs qui ne sont pas des États.
Michael Hardt[1]
L’antiaméricanisme est fort répandu au sein de la gauche et de l’extrême gauche en général, et du mouvement « altermondialiste » en particulier, et plus encore sans doute dans sa tendance « anarchiste », antiautoritaire et anticapitaliste[2], où les États-Unis sont systématiquement accusés d’impérialisme parce qu’ils utilisent conjointement leurs armes militaires, économiques, politiques et culturelles pour assouvir leur volonté de puissance. Les États-Unis se transforment en archétype de la menace, de l’ennemi, de la « mondialisation ». Résultat : chaque malheur qui frappe les États-Unis est célébré comme une victoire. Quoi de plus révélateur, à ce sujet, que cette anecdote relatée par Jean-Marc Piotte, professeur de science politique à l’uqàm, au sujet de la réaction de ses étudiants à l’annonce des attaques aériennes contre les États-Unis le 11 septembre 2001 : « je donnais un cours sur le couple raison-passion lorsqu’il fut interrompu par des étudiants qui vinrent annoncer que les tours du World Trade Center avaient été attaquées par des avions détournés par des terroristes. Une de mes étudiantes, très engagée dans les luttes contre la mondialisation, éclata de joie[3]. » Réaction similaire de la part d’une militante anarchiste qui partageait avec moi et quelques autres un pichet de bière au Chaos, un bar autogéré du centre-ville de Montréal, en juillet 2003. Elle nous a annoncé, exaltée, la mort de deux autres soldats américains déployés en Irak. « Give me five! », a-t-elle lancé, et joignant le geste à la parole, elle a levé vers nous la main la paume ouverte, pour que nous y frappions notre main, en signe de célébration de ces cadavres.
Bien sûr, les anarchistes ne sont pas les seuls à célébrer les malheurs de leurs ennemis. Au Chili, par exemple, des familles de l’élite ont sabré le champagne à l’annonce du coup d’État de Pinochet, le 11 septembre 1973[4], alors qu’au même moment coulait le sang des quelques résistants et que des milliers de personnes se retrouvaient parquées dans le stade ou enfermées dans des cachots de postes de police et de casernes militaires d’où plusieurs ne sortiraient vivants. Lors des manifestations contre le g8 à Gênes, en juillet 2001, un policier tirant des grenades de gaz lacrymogène contre les manifestants levait les bras d’exultation lorsqu’il plaçait un de ses projectiles bien au cœur de la foule[5]. Quant aux attaques du 11 septembre, une étudiante en science politique à l’Université de Montréal me disait que lorsque le professeur a annoncé l’événement, après le retour de la pause, des étudiants du Moyen-Orient et d’Haïti ont applaudi. Un autre ami m’indiquait, pour sa part, que dans le milieu bancaire à Toronto où il travaillait à l’époque, les discussions allaient bon train entre ceux et celles qui jubilaient en espérant enfin décrocher un travail à New York, où des centaines de morts avaient laissé autant d’emplois à occuper au cœur de la haute finance. On hésitait toutefois à savoir quel serait le moment le plus propice pour envoyer un curriculum vitæ… Cette attaque a aussi provoqué une frénésie du côté des spéculateurs sur l’or, heureux d’accumuler facilement et rapidement des millions de dollars[6]. Bref, chaque camp se laisse aller à célébrer la défaite de l’ennemi, toujours considérée comme une victoire, où à envisager l’avantage à tirer d’un désastre qui frappe un allié.
Du côté des militants antiautoritaires, l’antiaméricanisme procède malheureusement d’une pensée globalisante qui gomme une réalité complexe, et laisse dans l’ombre des alliés qui ont bien besoin de reconnaissance et d’encouragement. De nombreux militants anarchistes français avec qui j’ai discuté au cours d’un séjour en France (de mars à juillet 2003) m’expliquaient ainsi, l’air grave, les raisons pour lesquelles ils ne mettraient jamais les pieds aux États-Unis. Premièrement, la culture américaine n’est pas attirante et ils préfèrent visiter des coins du monde plus sympathiques (Moyen-Orient, Asie, etc.). Rien d’intéressant, donc, dans les grandes autoroutes, les complexes immenses de centre d’achat, les tavernes miteuses, les grosses voitures, les gratte-ciel pour compagnies multimilliardaires, etc. Deuxièmement, et plus important encore, visiter les États-Unis est un geste qui vient légitimer et renforcer cette puissance injuste et tyrannique. Entrer aux États-Unis comme touriste et y dépenser ses euros, c’est favoriser — voire financer — un système militariste et impérialiste et une société raciste et violente.
J’en suis venu à soulever trois objections face à ce discours :
1. J’ai rappelé aux militants français que la France de 2003, présidée par Jacques Chirac, gouvernée par Jean-Pierre Raffarin et policée par le ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy, était elle aussi impérialiste et militariste (plusieurs interventions en Afrique, dont en Côte d’Ivoire où l’armée française jouait un rôle trouble), et violente et raciste (le Front national ayant raflé 20 % des suffrages aux élections présidentielles en 2002, et Sarkozy ayant mis en place en moins d’un an des mesures dirigées directement contre les jeunes « arabes » des banlieues, contre les prostituées « étrangères » et contre les « sans-papiers » expulsés en masse et de façon brutale). Ces Français ne devraient-ils donc pas quitter leur pays impérialiste, militariste, raciste et violent? Et pourquoi ne m’accusaient-ils pas de financer — bien modestement — un système injuste par ma seule présence sur le sol français?
2. Si les anarchistes sont cohérents, ils doivent admettre que tous les États sont illégitimes et répressifs, puisque tout système étatique est par nature élitiste, hiérarchique et autoritaire. L’État américain est de loin le plus puissant, mais il n’y a là qu’une différence quantitative et non qualitative — de nature — avec les États français, canadien, israélien, russe, pakistanais, etc.
3. À ces anarchistes français, j’ai aussi rappelé que s’ils allaient aux États-Unis, ils pouvaient prendre contact avec l’incroyable réseau de militants de gauche et d’extrême gauche, où ils seraient très chaleureusement accueillis et où ils pourraient circuler en marge des structures officielles, sans avoir à manger chez Mc Donald’s… J’ai moi-même vécu deux ans à Boston, et je m’y suis fait des amis qui sont à la fois américains et anarchistes.
Tout comme les militants « antimondialisation » préfèrent l’étiquette d’« altermondialisation », qui évoque l’idée qu’« une autre mondialisation est possible », structurée autour de principes de liberté, d’égalité, de justice et de solidarité transnationale, il s’agit de passer de l’« antiaméricanisme » à l’« alteraméricanisme », qui évoque l’idée d’une Amérique diversifiée. Prôner l’alteraméricanisme, c’est défendre et promouvoir des valeurs de liberté, d’égalité et de justice — qui sont d’ailleurs les principes chers aux militants altermondialistes autour de la planète —, qui se déploient dans la culture et la société américaines, mais qui ont été dévoyées et récupérées à leurs profits par les élites des États-Unis.
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Au début du xxe siècle, déjà, Emma Goldman et Voltairine de Cleyre, deux militantes et auteures anarchistes très importantes aux États-Unis, soulignaient leur attachement profond pour les valeurs américaines traditionnelles. Goldman écrivait ainsi : « dans le sens profond des valeurs spirituelles, je sens que les États-Unis sont “mon” pays. Non pas, bien sûr, les États-Unis des membres du Ku Klux Klan[7], des censeurs moraux en poste officiel ou non […]. Non pas l’Amérique […] du Congrès, de l’insignifiance respectable, des plus hauts gratte-ciel, des plus gros sacs à dollars. Non pas les États-Unis du provincialisme petit, du nationalisme étroit, du matérialisme vain et de l’exagération naïve. Il y a, heureusement, d’autres États-Unis […]. C’est à ces États-Unis dont je suis fière d’appartenir[8]. » En plus de ces affinités entre l’esprit originel des États-Unis et l’esprit libertaire, il ne faut pas oublier la riche histoire de l’anarchisme et du radicalisme démocratique aux États-Unis, dont la fête des travailleurs du 1er mai rappelle encore la répression meurtrière qui l’a frappée (suite à une manifestation en mai 1886, plusieurs anarchistes furent pendus à Chicago, faussement accusés d’avoir lancé une bombe aux policiers[9]). Aujourd’hui encore, des milliers d’anarchistes, d’écologistes, de féministes et de pacifistes sont actifs aux États-Unis, ainsi que des organisations militantes comme Earth First!, Earth Liberation Front!, Direct Action Network, Ruckus Society et Act Up!, la maison d’édition ak Press, la Fédération des communistes libertaires du Nord-Est et des intellectuels comme Noam Chomsky, John Clark, David Græber, Starhawk et bien d’autres[10]. Et il existe un réseau de lieux autogérés, comme des librairies anarchistes, des centres de santé de femmes et les antennes du réseau Indymedia (<www.indymedia.org>). Ces militants et ces lieux incarnent souvent mieux que les institutions officielles les principes politiques fondateurs des États-Unis comme la liberté, l’égalité et la justice. Et ces Américains militants participent eux aussi de la réalité des États-Unis.
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La notion d’« antiaméricanisme » a une fonction rhétorique univoque : elle cherche à associer la critique des États-Unis à de la discrimination, voire du racisme. Pauvres États-Unis… Or la critique d’intellectuels qui reprochent aux « gauchistes » leur antiaméricanisme « primaire » qui les rendrait aveugles aux mérites des États-Unis caricature la réalité. Premièrement, il ne faut pas passer sous silence d’un côté la vaste sympathie que s’attirent les États-Unis, leurs politiques officielles, leur modèle économique et leur production culturelle et, de l’autre, le fiel craché à l’endroit de leurs détracteurs, de façon souvent assez… « primaire ». Jean-François Revel, spécialiste de l’antiaméricanisme et membre de l’Académie française, déplore avec peu de finesse que les « primates vociférateurs et casseurs de l’antimondialisation, en déshérence de maoïsme, s’en prennent en réalité à l’Amérique, synonyme de capitalisme. Cette obsession aboutit à une véritable déresponsabilisation du monde[11] ». Max Clos, du Figaro, réfléchit en public au sujet de la similitude entre l’action directe d’un José Bové qui démonte un Mc Donald’s « sous prétexte de combattre la mondialisation » et les attaques du 11 septembre, avant de préciser : « Ce n’est pas la même échelle que les attentats de New York, certes, mais cela procède du même esprit[12] ». José Bové en clone d’Oussama Ben Laden — et vice versa —, rien de moins…[13] Mais le manque de nuance des uns n’excuse pas celui des autres. L’anti-antiaméricanisme « primaire » et l’antiaméricanisme « primaire » sont tous deux réducteurs, par définition.
Comment tracer la frontière entre la saine critique à l’égard de la politique des États-Unis et l’antiaméricanisme? Cette réponse, on la cherche en vain chez les intellectuels qui glosent sur l’influence pernicieuse de l’antiaméricanisme. Doit-on renoncer à dire que l’élite des États-Unis, comme toute élite, pose des actes très discutables? L’élite des États-Unis étant la plus puissante, les méfaits qu’elle commet sont très dommageables. Il importe peu, au final, de savoir si les méfaits de cette élite sont « moins pires » que ceux d’autres élites, ou si cette élite pose aussi des actes bénéfiques. Un acte néfaste reste un objet de critique légitime, et l’élite des États-Unis en pose suffisamment pour être l’objet d’une critique légitime : massacre de civils, torture de prisonniers, déni de droits fondamentaux, peine de mort administrée par milliers, corruption au sommet et connivence entre les sphères politique, économique et médiatique, et avec des élites internationales aux pratiques douteuses, voire sanguinaires, discours publics saturés de mensonges démasqués mais néanmoins répétés (« armes de destruction massive », « liens entre l’Irak et al-Qaida », etc.), dumping culturel, protectionnisme arrogant et justification de la pollution à tout vent au nom de l’American way of life, etc.. Est-ce antiaméricain que de dire cela? Considérant qu’il s’agit de la plus forte puissance militaire, économique, culturelle et politique, et qu’elle connaît peu de contrepoids dans le monde de l’après-guerre froide, il semble plutôt sain qu’il y ait un discours public critique à son égard qui circule et trouve écho. Les intellectuels — en principe partisans du débat public — devraient se réjouir de cet esprit critique, plutôt que de s’en désoler. À moins que le rôle de l’intellectuel ne soit d’applaudir aux actions de la puissance la plus grande, une attitude qui a par ailleurs souvent fait recette chez les gens de lettres.
Mais les anarchistes antiaméricains font d’une certaine manière une erreur analogue à ceux des humanistes libéraux qui se disent soulagés de constater que la plus puissante armée du monde est américaine. Les premiers — les anarchistes — confondent le gouvernement avec le pays des États-Unis, alors que des humanistes confondent les actions du gouvernement américain et son discours. Les anarchistes antiaméricains ne voient au sommet des États-Unis que corruption, mensonge et volonté de puissance et ils en concluent que les États-Unis doivent être condamnés globalement. Les anarchistes et membres de l’extrême gauche confondent l’État américain et la société américaine. Cette vision état-centriste gomme la réalité des 300 millions d’Étasuniens qui se confondent dès lors avec les quelques milliers de décideurs lovés dans la Maison Blanche, les branches de l’administration publique et les conseils d’administration des grandes entreprises privées. De leur côté, les humanistes libéraux croient naïvement au discours officiel de l’État américain, riche de référence à la « liberté », à la « démocratie », au « droit » et à la « justice ». Ils en viennent à croire que la politique étrangère et les guerres des « démocraties » sont légitimes, parce que plus « humaines » que celles des régimes autoritaires.
Vrai, il est mieux pour une population de voir son territoire envahi par des soldats américains — ou hier par des colons français ou britanniques — que, disons, par des Allemands fascistes ou par des troupes menées par un dictateur. Mais ce qui est « mieux » n’est pas nécessairement « bien » et légitime, surtout du point de vue de la personne que l’on massacre pour sa liberté… Napoléon Bonaparte a bien « libéré » l’Europe des têtes couronnées, il a néanmoins fait preuve d’arrogance et il a su créer un peu partout dans son sillage des mouvements nationalistes qui se sont soulevés contre la domination française, au verni « républicain ». Et l’histoire militaire des États-Unis est généreuse en exemples d’entorses diverses aux « lois » de la guerre, de tortures de prisonniers et de massacres de civils, que ce soit à l’arme semi-automatique, à la bombe au napalm ou à la bombe atomique[14]. Est-ce antiaméricain, que de souligner ces faits militaires peu glorieux? Les dernières invasions de l’Afghanistan et de l’Irak sont des cas d’espèce, d’autant plus qu’elles sont l’aboutissement de processus complexes à travers lesquels le gouvernement des États-Unis a soutenu diplomatiquement, financé et armé les forces mêmes qu’il a dû ensuite vaincre pour s’emparer des territoires avec l’aide diplomatique, financière ou militaire de régimes profondément autoritaires (Pakistan, Koweït, etc.). Il y a consensus au sujet de Saddam Hussein et les antiaméricains admettent bien sûr qu’il régnait en despote. Mais les antiaméricains se demandent aussi quel prix faut-il que les Irakiens paient pour en être libérés. Et qui décide du montant de la facture? Une fois l’Irak « libéré », les États-Unis pompent son pétrole pour se dédommager des coûts de cette opération. Quant à la liste des civils tués en Irak au nom de leur liberté, elle semble s’allonger sans fin : on parle aujourd’hui d’environ 100 000 morts, en un peu plus d’un an, principalement des civils victimes des actions des troupes d’invasion[15]. Et les blessés? Un désastre humanitaire, au nom de la « liberté » et de la « démocratie ».
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Sur le territoire des États-Unis s’étend un Empire hétérogène, bigarré, éclaté. Que de différences entre les mégalopoles (New York, Los Angeles, Chicago, etc.), entre ces villes et les campagnes, entre l’Est et l’Ouest, le Nord et le Sud, entre les pauvres et les riches, entre les « blancs », les Afro-Américains et les Latino-Américains, entre les ultra-chrétiens et les Juifs, les musulmans et les athées, les militants des Black Blocs et les policiers, les féministes radicales et les militants anti-choix qui assassinent les médecins et les infirmières pratiquant des interruptions de grossesses, les millions de détenus et leurs gardiens de prison. Que de différences entre les partisans de la politique officielle des États-Unis et les nombreux dissidents. True patriots dissent (« Les vrais patriotes contestent »), affirmait un graffiti vu à Boston. Et les vrais contestataires militent dans des conditions difficiles au cœur de l’Empire, surtout depuis les attaques du 11 septembre. Alors qu’environ 500 personnes avaient été arrêtées suite aux manifestations spectaculaires de Seattle, à l’automne 1999, la police de New York se félicitait d’avoir arrêté 1 821 personnes lors des manifestations dénonçant de façon tout à fait paisible la Convention nationale du Parti républicain, à la fin de l’été 2004[16]. Près de quatre fois plus d’arrestations qu’à Seattle, alors que les manifestants à New York n’ont rien cassé ni même tenté de perturber l’accès à la convention! Si une critique s’élève ici, relèvera-t-elle de l’antiaméricanisme primaire?
Par jeu rhétorique, les contestataires sont accusés d’« unamerican acts » (d’actes non américains), une expression qui en dit long sur la vision simpliste et homogénéisante qu’entretiennent beaucoup d’Américains à l’égard de leur propre pays. Ce code de l’étiquette infamante doit miner la crédibilité et la légitimité des contestataires, amalgamés à des étrangers, à l’« autre ». Lors de la période du maccarthysme, dans les années 1950, les communistes étaient unamericans (comme ils avaient été identifiés à l’« anti-France » sous le régime de Vichy[17]); aujourd’hui, ce sont ceux et celles qui s’opposent aux dirigeants de la Maison Blanche qui sont accusés au mieux de manquer de patriotisme, au pire d’être unamericans. Même les écologistes mous sont accusés par des Américains d’être unamericans… À preuve, le débat autour des véhicules (in)utilitaires sport, ces gros 4x4, plus pollueurs que sportifs, et qui représentent aujourd’hui environ un tiers des véhicules personnels aux États-Unis. Une proposition discutée au Sénat en 2003 de soumettre ces mastodontes à des normes réduisant leur consommation d’essence a été déclarée unamerican par le sénateur Trent Lott[18]. Il n’y avait pourtant là rien de bien audacieux. Plus polémique avait été l’action d’un groupe d’affinité autonome d’Earth Liberation Front!, une mouvance d’écologistes radicaux et antiautoritaires, qui avait incendié 35 de ces véhicules (in)utilitaires en mars 2001, à Eugene, en Oregon. Entre l’action directe de ces Américains anarchistes et l’esprit qui règne au Sénat, le fossé est si large qu’il faut éviter de condamner ou de glorifier les États-Unis comme s’il s’agissait d’un bloc homogène et monolithique. Mais les Américains sont les premiers à jouer de la rhétorique de l’antiaméricanisme : l’expression unamerican évoque une sorte d’essence fondamentale de l’américanité à laquelle correspond automatiquement l’idée du « traître ». Ils brandissent cette étiquette infamante comme une arme pour écraser la légitimité de certains de leurs compatriotes, pourtant en principe tout aussi américains qu’eux. Les proaméricains « primaires », qui critiquent avec passion les « gauchistes » et leur antiaméricanisme, oublient trop souvent qu’il y a des Américains gauchistes. Proaméricains et antiaméricains primaires partagent donc la pensée globalisante et réductrice. Par solidarité, les anarchistes à l’extérieur des États-Unis doivent se rappeler qu’au cœur même de l’Empire, luttent dans des conditions très difficiles des hommes et des femmes qui se réclament non pas de la bannière aux 50 étoiles, du billet vert et de Dieu, mais du drapeau noir, de l’autogestion et de la solidarité humaine. Ils sont néanmoins, eux aussi, Américains…
Francis Dupuis-Déri*
NOTES
* Francis Dupuis-Déri (fdd@no-log.org ) est chercheur au Département de science politique et au Centre de recherche en éthique de l’Université de Montréal.
1. « Croire à la puissance créatrice de l’humanité… Une entrevue avec Michael Hardt », Conjonctures, no 35, 2002, p. 21 (<http://trempet.uqam.ca/ConjoncturesWEB/Numero35/Conj35PageAccueil.htm>).
2. À ce sujet, voir mes articles parus dans Argument et mon livre Les Black Blocs. La liberté et l’égalité se manifestent (Montréal, Lux, coll. Instinct de liberté, 2003).
3. Jean-Marc Piotte, « Guerre et paix », Société, no 22, 2002 (numéro spécial : Wanted Dead or Alive : guerre au terrorisme ou guerre totale?), p. 65.
4. Témoignage personnel d’une amie chilienne membre d’une telle famille.
5. Voir le film Berlusconi’s Mouse Trap, Indymedia Irlande.
6. Voir le film The Corporation.
7. Une organisation qui ne se prive pas d’afficher son affection pour les États-Unis et ses symboles (cf. le site <www.kkk.com>).
8. Emma Goldman, « A Woman Without a Country »; cf. aussi Voltairine de Cleyre, « Anarchism and American Traditions », Mother Earth, vol. 3, nos 10-11, 1908-1909 (repris dans P. Glassgold [dir.], Anarchy! An Anthology of Emma Goldman’s Mother Earth, Washington d.c., Counterpoint, 2001, p. 29-40); et David DeLeon, The American as Anarchist : Reflections on Indigenous Radicalism, Baltimore, John Hopkins University Press, 1978.
9. Cf. <www.chicagohistory.org/dramas/overview/main.htm>.
10. Pour de l’information sur ces divers groupes et personnalités, voir les articles à leur sujet dans le Dico Rebelle (Paris, Michalon, 2003). Voici quelques sites Internet à visiter pour mieux connaître l’anarchisme made in u.s.a. : <www.fifthestate.org> (un journal antiautoritaire né dans la turbulence des années 1960); <www.akpress.org> (une maison d’édition anarchiste); <www.ainfos.ca> et <www.infoshop.org> (deux sites pour être informé des activités anarchistes); <http://northernhacking.org> (le site de la fédération anarcho-communiste de l’Amérique du Nord-Est); <www.indymedia.org/en/index.shtml> (du réseau Indymedia, fondé lors de la « Bataille de Seattle »).
11. Le Point, 13 sept. 2001.
12. Le Figaro, Paris, 14. sept. 2004, p. 20.
13. Ce paragraphe s’inspire de l’article « Haro sur l’ennemi intérieur : “l’antimondialisme” », 23 août 2002, site Acrimed (<www.acrimed.org/article679.html>).
14. Pour une critique du militarisme des États-Unis, voir le chapitre 4 («Guerre juste et guerre injuste») du livre de Howard Zinn, Nous, le peuple des États-Unis… Essais sur la liberté d’expression et l’anticommunisme, le gouvernement représentatif et la justice économique, les guerres justes, la violence et la nature humaine (Marseille, Agone, 2004, p. 99-152).
15. Selon une étude universitaire : <http://image.thelancet.com/extras/04art10342web.pdf>.
16. Cf. F. Dupuis-Déri, « Convention républicaine : violence invisible », Alternatives, oct. 2004 (source Internet : <www.alternatives.ca/auteur288.html>).
17. Cf. Marie-France Toinet, 1947-1957, la chasse aux sorcières, Bruxelles, Complexe, 1984.
18. Cité in Claude Lévesque, « L’unilatéralisme américain : l’art de se faire des amis », Le Devoir, Montréal, 11-12 oct. 2003, p. b2.