S’il y a lieu de fonder une revue nouvelle, c’est aussi que la sensibilité qui prend forme actuellement ne trouve pas à s’inscrire dans le projet des revues existantes. (Argument, 1998)[2]
Les revues sont des espaces de parole et de discussion, où s’élaborent la pensée, de nouvelles définitions de la situation, où de nouvelles générations prennent la parole. Mon pari, dans Passage de la modernité, paru en 1993, a été d’étudier les textes de présentation ou éditoriaux des premiers numéros de diverses revues pour cerner les intentions de leurs fondateurs[3]. En effet, dans le premier numéro, ceux-ci doivent expliquer leurs intentions, se situer par rapport aux autres revues ainsi que plus largement dans le monde social et intellectuel. Fonder une revue, c’est prendre la parole dans un espace public, c’est poser indissociablement un geste intellectuel et social, voire politique. Bref, analyser le texte de présentation d’une nouvelle revue, c’est saisir les intellectuels en acte, dans un moment privilégié de l’exercice de la fonction intellectuelle. Comme les contours du genre « premier éditorial » sont assez précis, analyser ces textes fondateurs permet des comparaisons dans le temps, mais aussi entre les intellectuels œuvrant dans le monde de l’art et de la littérature, ceux qui proposent de nouvelles idées sociopolitiques et les universitaires.
Passage de la modernité s’achevait sur le constat d’un travail sans cesse repris : celui de la définition du Québec, ce qui implique de le situer dans le temps (dans une histoire) et dans l’espace. Si au xixe siècle et jusqu’après la Révolution tranquille, l’enjeu était de définir le Québec dans l’histoire, à partir de 1980, l’espace apparaît comme l’élément définiteur principal — ce qui bien sûr est congruent avec le passage d’un nationalisme ethnique à un nationalisme civique, pour reprendre ces catégories. Chose intéressante, ce phénomène s’observe non seulement dans les revues d’idées, mais aussi dans les revues artistiques et culturelles[4].
Dans le corpus analysé dans mon livre, à partir de 1980, on passe de la modernité à une postmodernité, et le mode d’intervention des intellectuels dans la cité se transforme. Ce qui à certains était apparu comme un « silence des intellectuels[5] » était en réalité un nouveau rapport à la parole, un nouveau rapport de l’intellectuel au politique. Désormais, selon la formule mise de l’avant par le féminisme : « le privé est politique ». Privé fait référence à quotidien, à pratiques, mais aussi à multiplicité; le politique s’y dissout : il n’est plus possible de lui imprimer une direction[6]. Dans ce contexte, les intellectuels ne sont plus des porteurs de flambeau dans la mêlée comme au xixe siècle, pas plus que des phares diffusant des lumières ou des experts analysant une situation comme dans la modernité (1918-1978 dans mon corpus); ils sont les miroirs d’un social changeant, ils en sont les témoins. Dans les années 1980, les revues s’attaquent dans l’ensemble à redéfinir tant le sujet intellectuel que le sujet québécois et le politique, et se font entendre de toutes part des voix/voies de la différence qui révèlent l’éclatement du sujet de la modernité en sujets situés et datés dans un quotidien où des pratiques les absorbent plus qu’ils ne les théorisent. À la fin des années 1980, les intellectuels étaient apparus à la recherche d’une nouvelle définition (spatiale) du Québec ainsi que d’eux-mêmes (et de leur pratique).
Dans cet article, j’ai prolongé l’enquête et constitué un corpus de revues fondées dans les 10 dernières années : entre 1995 et 2004[7]. Dans ce qui suit, j’insisterai surtout sur le rapport au politique et sur le Québec.
UN APPEL D’AIR
Pour l’humain, prendre la parole est le premier élan de sa liberté. […] Et peut-on encore parler de liberté en 1995, comme si la lettre ne tuait pas, comme si la charte n’avait rien chosifié, comme si la souveraineté n’était pas qu’une affaire constitutionnelle? […] Le créateur est sujet de l’action. Il ne s’agit plus de « voir » mais de « prendre », d’être présent, d’agir. (Espaces de la parole, 1995)
Ce qui frappe de prime abord à la lecture des éditoriaux ou des textes de présentation des premiers numéros des revues naissant entre 1995 et 2004, c’est un formidable appel d’air! Celui-ci prend la forme tant d’une dénonciation du cynisme ambiant que d’un élan de folie présidant à la fondation de la revue. La liberté est un mot d’ordre que les revues ont souvent fait entendre au moment de leur fondation.
Nous sommes libres!
Par-delà le sérieux et le cynisme ambiants, il nous est encore permis de voir, de revoir sans cesse le monde autrement, et de croire sans honte que notre époque n’a jamais autant eu besoin d’être tirée d’une torpeur plus qu’envahissante. […]
Nous sommes libres! (Exit, 1995)
Combats (1995) naît de même sous le signe de « l’esprit de réjouissance » et fustige « l’idéologie cool »; ce n’est pas tant la torpeur qui est déplorée que le « discours timoré jusqu’à l’ennui » (en cette année référendaire). C’est un propos repris dans L’ (2001), « la revue de L’Aut’Journal ». L’éditorial est intitulé : « Le temps est venu de fondre nos guillemets pour en faire des apostrophes ».
Le discours de la rectitude met la vie, le monde, la pensée, la culture, l’amour et la liberté entre guillemets. S’il n’y en avait plus qu’un seul pour s’y opposer, ce serait le guillemet du pauvre, sa colère et sa riposte, L’APOSTROPHE! (L’, 2001)
Cyclope (2000), revue de bd, dénonce aussi, explicitement, le cynisme et se pose comme « manifeste de parias visionnaires ». Les deux composantes du malaise évoqué par les revues sont bien mises en évidence dans la déclaration suivante : « Ce n’est pas un hasard si Recto Verso apparaît à notre époque d’“économisme” gris et de pensée unique » (Recto Verso, 1997).
L’appel d’air se fait entendre en réaction à un contexte social et intellectuel morose; à la torpeur et au cynisme, s’opposent les risques et la folie du lancement d’une revue.
Pourquoi pas une revue qui, depuis Sherbrooke, solliciterait des textes d’écrivains de diverses régions, qu’ils soient essayistes, nouvellistes ou poètes? Ne nous cantonnons pas à un terroir ou à un genre particulier, ces créneaux ne correspondent pas vraiment à notre vision des choses… — Et surtout pas une revue pour écrivains en émergence comme on dit poliment dans un milieu où trop peu de place est consentie à la relève. (Jet d’encre, 2002)
Liesse (1996) parle en éditorial d’un « rêve », Tableaux (1998) de magie, tout comme Pouèt-Cafëe (2001) : « le café des poètes, la croisée des chemins des fées et des lutins de l’écologie, la Riviera où tous nos rêves s’écoulent » (Pouèt-Cafëe, 2001). Cette dernière revue est reliée à la main et les exemplaires sont numérotés, se posant ainsi comme œuvre d’art en même temps que comme projet intellectuel. La Compagnie à Numéro (9054-7175 Québec inc.) présente pour sa part C’est Ça qui est ça (2002), dont le sous-titre est Qui saigne signe; les exemplaires sont également numérotés.
Certains nous ont pris au mot, d’autres n’en n’ont fait qu’à leur tête (on ne pouvait quand même pas les obliger…) et quelques-uns se sont défilés… (ils ne perdent rien pour attendre). Cette ligne éditoriale, la levée de l’autocensure a fait l’objet de quelques empoignades au sein de la revue. (C’est Ça qui est ça, 2002)
Fonder une revue n’est en effet pas une entreprise de tout repos, et pas seulement à cause de « la levée de l’autocensure » :
Dès le départ, tout le monde nous a bombardé de raisons pour lesquelles il serait définitivement préférable de ne pas se lancer dans ce projet de magazine. Et le pire, c’est que des raisons d’oublier tout ça, on en a découvert un paquet d’autres, depuis quelques mois. […]
Ce n’est encore qu’une larve, qu’une esquisse, qu’un schéma flou du magazine qu’on a envie de faire et, surtout, de lire. Il a été fait avec zéro budget, zéro moyens et zéro équipe rédactionnelle pour suffire à la tâche. (p45, 2000)
Même les Cahiers Anne Hébert se posent comme une « entreprise déraisonnable », ce qui surprend davantage pour une revue universitaire que pour une revue littéraire; ici, la folie réside dans la spécialisation du créneau et dans le refus de la publication en ligne, implicitement associée à la « raison » et surtout à la « rationalisation ». Une Nouvelle revue (2002) naît à l’Université Laval dans la foulée du ixe Sommet de la francophonie tenu à Beyrouth en octobre 2002 : « Rien n’impose absolument la création d’une nouvelle revue sauf le goût de l’aventure de la pensée d’aller au fond des choses » (Nouvelle revue, 2002).
L’appel d’air se fait donc sentir jusque dans les revues universitaires. Mais quel discours veut-on opposer au cynisme ambiant et au discours économiste en cette fin de siècle et de millénaire, en cette période postréférendaire et de mondialisation (et de l’altermondialisation), dans un Québec vieillissant?
ÉLOGES DU PLURALISME
Quel est le projet intellectuel, voire l’urgence, qui anime les fondateurs de revue en ce tournant de millénaire? Dans l’ensemble, les revues qui naissent au Québec entre 1995 et 2004, tant dans le domaine de la création que dans celui des idées et même dans le monde universitaire, sont marquées par un souci de dialogue et valorisent le pluralisme plutôt qu’elles ne défendent des positions très tranchées. « La revue, écrivent les rédacteurs des Cahiers du 27 juin (2003), ne sera pas un ghetto. »
Les revues de cette décennie ont en commun l’ambition de donner la parole à des collaborateurs ne partageant pas nécessairement la même vision; elles veulent d’abord et avant tout engager le dialogue. Même Combats (1995), une des revues ayant le ton le plus « combatif » dénonce l’absence de dialogue.
Ici, donc, les choses et les gens seront nommés et les collaborateurs engagés. Mais l’horizon demeurera, envers et contre tous s’il le faut, la démocratie et la perspective, même si parfois virulente, humaniste, car combattre, cela veut dire aussi, pour nous, discuter, attendre la réplique. Le contraire du solipsisme qui, au mieux, relève du soliloque qui tourne à vide et, au pire, constitue une forme de terrorisme intellectuel. (Combats, 1995)
Argument naît clairement autour d’un projet de discussion.
Il n’y a plus au Québec de forum de discussion qui permette un échange véritable sur le sens des événements qui marquent notre présent. Il y a ici trop de livres qui ne sont pas discutés. Trop de richesses intellectuelles accumulées pour ce qu’il en résulte de débat public. Argument se propose de remplir cet espace aux contours changeants et imprécis d’une écriture qui évite aussi bien le jargon à la mode que les lieux communs. (Argument, 1998)
Éthique publique, sous-titrée Revue internationale d’éthique sociétale et gouvernementale, marque l’institutionnalisation d’un champ de recherche très spécialisé. Cela dit, le souci du dialogue y est aussi présent. Et comme à Argument, on met de l’avant la « sensibilité » plus que les convictions.
Lieu d’échange, de circulation des savoirs sur les questions les plus fondamentales de nos sociétés et de nos États à une époque où ils connaissent de profondes transformations, Éthique publique espère ainsi contribuer à inscrire la sensibilité éthique dans la culture des acteurs sociaux et politiques. Nos pages seront donc ouvertes à tous ceux qui veulent participer à ce dialogue et faire partager le résultat de leurs travaux théoriques ou de leur expérience. (Éthique publique, 1999)
Même son de cloche chez Globe, revue universitaire qui prône la diversité et la pluralité.
Notre premier numéro s’ouvre sur la pluralité civique et culturelle du Québec. La recherche de « raisons communes » qui puissent nous rassembler, comme le disait Fernand Dumont, révèle une fragmentation de l’identité qui est tributaire d’une diversité elle-même fondatrice de nouvelles appartenances. (Globe, 1998)
L’idée de pluralisme et de dialogue n’appartient pas qu’au monde des idées ou universitaire, on la retrouve aussi dans les revues littéraires.
La possibilité d’un véritable dialogue, culturellement vivant, parce que ouvert à l’autre, prend donc naissance avec l’avènement de la revue Texte sur la scène littéraire québécoise. (Texte, 2004)
Entrelacs (1996) renvoie au « lacis des voies multiples » et à la diversité dans son titre même. Pouèt-Cafëe (2001) fait entendre dans son titre l’écho des conversations du café des poètes, tout comme Zinc.
Un lieu où art, lettres et culture se rencontrent pour fixer une polyphonie de discours qui s’entrechoquent, s’entrecoupent et se font écho. […]
Comme dans le Paris des années 30 où écrivains, peintres et philosophes se réunissaient aux comptoirs des bistrots pour discuter et crayonner, nous proposons un lieu pluridisciplinaire où les voix de demain pourront se faire entendre comme au zinc, jadis. (Zinc, 2003)
Si le pluralisme est le « contraire du solipsisme », pour reprendre l’expression de Combats (1995), la question demeure : quelles sont donc les voix qu’on veut faire entendre? Ce n’est pas clair[8]. Le pluralisme est-il le mot d’ordre du jour, voire paradoxalement la rectitude antirectitude de revues qui veulent toutes, à l’instar des Cahiers du 27 juin, traquer « les évidences, certitudes, présupposés et autres non-dits qui meublent asphyxient parfois, l’espace communicationnel québécois »?
Poursuivons notre lecture, elle nous renseignera sur le projet des revues et sur ce pluralisme.
UNE NOUVELLE SENSIBILITÉ
Éviter le jargon et les lieux communs, tout comme le cynisme. Bien. Mais pour dire quoi? Pour faire entendre une « sensibilité », qui est celle de la génération de ses fondateurs. Que ce soit une génération qui prenne la parole, comme dans les Cahiers du 27 juin, dont « [l]es animateurs sont nés autour de 1970 », n’empêche pas le souci de diversité : une génération, s’empresse-t-on de rajouter, n’est pas nécessairement unanime. Quoi qu’il en soit, Contre Jour (2003), revue littéraire, veut favoriser les débats entre les générations, tout comme dans un registre sociopolitique les Cahiers du 27 juin (2003).
Nouvelle sensibilité, nouvelles appartenances, dont les caractéristiques ne sont pas précisées. Chose certaine, on entend, comme dans l’éditorial de Recto Verso (1997), rester à l’écart des partis politiques et plus largement de toute organisation peu ou prou politique (partis, syndicats, mouvement social). En effet « l’action politique semble aujourd’hui discréditée, déconsidérée — loin d’être perçue comme cet indispensable instrument de changement social » — aussi faut-il « faire de la politique autrement » (Espaces possibles, 2003). Mais comment? La plupart du temps, l’éditorial se contente de dénoncer, sans organiser de riposte à la situation dénoncée. Les rares fois où l’on propose des actions, c’est sous la forme de discussions et de dialogues entre chercheurs universitaires et « praticiens ».
[Par] la réalisation, notamment, de séminaires et de colloques combinant l’apport de la recherche et celui de la pratique […] nous nous inscrirons davantage dans les réseaux de l’économie sociale et dans les débats sur le développement de notre société. (Économie et solidarités, 1996)
[I]l n’y a pas suffisamment de lieux où se croisent véritablement la réflexion et l’action, les idées et les pratiques sociales. […]
Il nous semble toutefois qu’une revue animée par un dialogue authentique entre les théoriciens et les praticiens — les personnes de réflexion et celles d’action, à défaut de meilleurs termes — est susceptible de jeter un éclairage nouveau sur la société québécoise et contemporaine et, ce faisant, de participer à sa transformation. (Cahiers du 27 juin, 2003)
Mais encore? Quel sera le contenu de ces échanges? Ici nul mot d’ordre comme souveraineté, socialisme, justice et équité, mais
un espace de débats et de discussion pluralistes pour réinventer les possibles; un lieu pour réfléchir en vue d’intervenir […].
[Q]uand tant d’individus ressentent le besoin de trouver des alternatives aux implacables logiques marchandes de l’ordre néolibéral, aspirant chacun de leur côté à ce qu’un « autre monde soit possible »? (Espaces possibles, 2003)
l’Inconvénient est lancée au tournant du siècle; l’écriture y apparaît comme mode de connaissance.
Si les textes publiés dans l’Inconvénient porteront souvent sur la littérature, il s’agira surtout d’une revue nourrie par la littérature, laquelle ne représentera pas pour nous une donnée du monde objectif qui intéresserait telle ou telle science, mais un instrument de connaissance à part entière. Plus précisément, la littérature nous semble liée à une vision pessimiste du monde; toutefois, ce pessimisme ne saurait constituer une fin ni une conclusion. Ce n’est pas le dernier mot d’une conscience désenchantée, mais le premier mot de l’écrivain; ce n’est pas un résultat mais une méthode. Sous cet éclairage, l’existence se révèle comme un spectacle auquel on ne peut assister que si l’on a, dans une certaine mesure cessé d’y participer.
L’esprit de l’Inconvénient peut se définir ainsi; quitter la scène et prendre place dans la salle, attirer l’attention du lecteur sur le spectacle de l’existence, mais aussi sur l’obscurité qui l’environne, sur le néant au milieu duquel il se déploie comme un miracle, une erreur ou une plaisanterie. (l’Inconvénient, 2000)
La littérature est posée comme mode de connaissance, comme « méthode », mais pas en vue de l’action, puisqu’il s’agit de « quitter la scène », laquelle semble se définir par « le néant ». Ce projet diffère de celui des écrivains des années 1960 qui voulaient « dire le monde pour le changer ».
Sur quoi donc repose cette unité, sinon l’importance que les écrivains accordent aux trajectoires et inflexions de la voix, à partir desquelles l’écriture reconduit au désir dont elle émane. […] Autant de mouvements par lesquels l’écrivain peut se faire témoin de l’expérience littéraire et formuler une vision, subversive ou non, qui marque une nouvelle conscience du présent. (Jet d’encre, 2002)
Vision du monde ou de l’écriture que propose Jet d’encre (2002)? On se pose dans une conscience du présent mais pas en vue d’une action sur le présent.
Quant à Égards. Revue de la résistance conservatrice, son projet se résume à « défaire systématiquement l’œuvre meurtrière de la Révolution tranquille » (Égards, 2003). Bref, si les fondateurs de revues semblent savoir ce qu’ils ne veulent pas, ce qu’ils souhaitent vraiment est difficile à cerner.
ÉCHOS DE LA MONDIALISATION
Des nombreuses références à la mondialisation se déduit en filigrane la définition, ou plutôt la situation du Québec. La mondialisation trouve dans les éditoriaux à la fois des échos positifs (souci d’internationalisme et de comparatisme) et négatifs (dénonciation du néolibéralisme). La revue Économie et solidarités est la seule où la vision positive de la mondialisation (liée au monde universitaire) se juxtapose à la vision négative (liée au créneau).
[C]ette ouverture sur l’ensemble de l’économie sociale nous permettra sans doute d’abord de rejoindre un lectorat plus large, tant sur la scène québécoise que canadienne et internationale, mais surtout, de mieux refléter la conjoncture actuelle. Cette ouverture nous permet finalement d’examiner de plus près la contribution de l’économie sociale dans le cadre d’un nouveau contrat social à construire, exigence fondamentale de la plupart des sociétés comme la nôtre à l’aube de ce xxie siècle. (Économie et solidarités, 1996)
La visée comparative, peu présente auparavant, prend une grande place dans les revues d’idées et universitaires, et cette comparaison porte souvent de façon privilégiée sur le continent américain. Le rattachement principal à l’Amérique, pas nouveau (on l’observait déjà en 1970 dans Mainmise ou en 1971 dans Presqu’Amérique), s’affirme avec force.
Il est d’usage au Québec, depuis déjà longtemps, d’insister sur les filiations qui nous lient à l’Europe. Nous désirons ici porter l’attention sur le fait négligé de notre inscription historique sur le continent américain. On tentera, par conséquent, de cerner cette « américanité distincte » en la comparant à d’autres, notamment celles qui ont pris forme dans les mondes hispanophones et anglophones. (Argument, 1998)
Partageant cette sensibilité, Texte (2004) a pour sous-titre : Nouvelle revue littéraire des Amériques.
Dans la foulée de l’internationalisation de nos scènes culturelles et artistiques, il nous est apparu incontournable d’éditer une plate-forme déployant la trame d’un texte propre aux écrivains des Amériques. Par la création de ce lieu de parole original, décloisonné des frontières continentales et habituelles frontières linguistiques, nous faisons le pari d’enrichir l’œuvre littéraire québécoise et de contribuer au déploiement des littératures que l’on retrouve disséminées sur le continent. […] [U]ne traversée des imaginaires. (Texte, 2004)
Jet d’encre (2002) entend présenter dans chaque numéro un auteur anglophone en traduction. Globe (1998) porte sa visée internationale dans son titre même. S’inscrivent explicitement dans la francophonie : Tableaux (1998), Nouvelle Revue (2002), Zinc (2003) et Fracas (2004). C’est un désir d’internationalisation qui entraîne le changement de nom de deux revues universitaires[9].
La Revue québécoise de science politique, publiée par la Société québécoise de science politique, devient à compter de ce numéro la revue Politique et sociétés. Ce changement d’appellation inscrit une volonté ferme de mieux cerner les rapports État-Société et de faire ressortir la dimension comparée trop souvent négligée en science politique. (Politique et sociétés, 1995)
En effet, le terme « folklore » est marqué d’une connotation péjorative et est souvent associé au colonialisme par le sens commun. Le nouveau nom devrait permettre à la revue de jouir d’un accueil plus favorable tant au Québec que dans le reste de la francophonie, puisque celui-ci illustre beaucoup mieux la portée de la revue. (Ethnologies, 1998)
Le contexte de mondialisation a d’autres effets. Toutes les revues ici analysées ont leur adresse de correspondance est au Québec, mais les prix sont parfois indiqués non seulement en dollars canadiens mais en euros[10] ou en dollars américains par exemple, et l’on précise les prix en en dollars canadiens pour les abonnements à l’étranger[11] : 11/24 des revues littéraires, 4/13 des revues d’idées et bien sûr toutes les revues universitaires (13/13); à cela, il faut ajouter les revues qui sont disponibles en entier sur Internet, ce qui permet une autre forme de diffusion internationale : cinq autres revues d’idées et une autre revue littéraire[12] (ici encore, je ne tiens pas compte des revues universitaires qui le sont généralement).
Bref, le Québec est situé en regard de son américanité, ce qui est dans l’air du temps de l’alena[13]. Le projet des fondateurs de revues s’inscrit dans l’Amérique et dans la francophonie; est-ce un projet québécois?
LA QUESTION DU QUÉBEC
Si certaines revues inscrivent explicitement leur projet dans la cité, souvent en réaction au néolibéralisme et en résonance avec les mouvements altermondialistes, il n’en demeure pas moins que plusieurs se situent d’emblée dans le monde intellectuel. Zinc annonce ainsi clairement une action dans le monde intellectuel, mais « éditorial » « Zinc se pose comme un camp d’action de démonstration […]. Zinc est un village gaulois au fond de l’océan de la culture éditoriale francophone » (Zinc, 2003). Revue à facture très classique, Poésie tente d’habiter le monde, mais pas nécessairement le Québec : « Rassemblée en Poésie, nous réalisons cette part de notre être qui tente d’habiter le monde par la fragilité du poème » (Poésie, 1997).
Si les écrivains, contrairement à ceux de la Révolution tranquille ou des années 1970 qui voulaient changer le monde, n’entendent pas intervenir dans la cité par leur écriture, qu’en est-il des fondateurs de revues d’idées?
Le Tout qui nous interpelle est abstrait. Il est partout et nulle part. Il n’a pas de nom. Depuis un siècle déjà. Il plante les tours de verre de sa nouvelle religion universelle dans toutes les villes du monde et nous sommes entrés dans l’ère des actionnaires d’une foi unique en trois vérités : la mondialisation, la globalisation et la rectitude. (L’, 2001)
Dans cet extrait, on trouve trois thèmes qui animent les rédacteurs de revues : mondialisation, globalisation et rectitude. Mais pas le Québec, lequel est peu présent dans les éditoriaux, et encore moins la question nationale. Aucune revue ne naît avec les mots « Québec » ou « québécois » dans son titre, encore moins « Canada » ou « canadien ». Qui plus est, les changements de noms tendent à gommer la référence québécoise. Politique et sociétés (1995) est le nouveau nom de la Revue québécoise de science politique et Ethnologies (1998), le nouveau nom de Folklore canadien. En 1995, sans explication, les Écrits du Canada français deviennent tout simplement Les Écrits. Dans plusieurs éditoriaux, les mots « Québec » ou « québécois » ne figurent même pas. C’est le cas tant de revues littéraires dont le projet, je l’ai évoqué, se situe plus dans le monde littéraire que social, comme l’Inconvénient (2000), Jet d’encre (2002), Contre-jour (2003) ou Entrelacs (1996) — mais aussi de Exit (1996), Acacia (1996), Liesse (1996), Postures (1997), Poésie (1997), Tableaux (1998), Zinc (2003), Pouèt-Cafëe (2001), Le Bilboquet (2004) — ainsi que d’une revue d’idées : Combats (1995) qui naît dans une année référendaire. Espaces de la parole (1995), ne nomme pas le Québec, mais évoque la souveraineté. Plusieurs revues universitaires comme Organisations et territoires (1998) et Visio (1996) ne se situent pas dans l’espace québécois; quand le mot apparaît, c’est dans des locutions comme « Université du Québec » (Éthique publique, 1999) ou « Fonds Jeunesse Québec » (Fracas, 2004).
Et qu’en est-il de l’inscription temporelle? De la mémoire et du projet, bref de l’identité? La mémoire est pauvre, pour une nation dont tous les véhicules portent sur leur plaque d’immatriculation la devise « Je me souviens ». Deux mentions de l’histoire du Québec dans le corpus : L’ (2001) qui compare la rectitude aux campagnes du Bon Parler, et les Cahiers du 27 juin (2003) dont le titre est une référence, pour le moins opaque a priori, à l’histoire du Québec (et plus précisément à l’adoption de la Charte québécoise des droits et des libertés de la personne, le 27 juin 1975). Trois revues font allusion au champ éditorial et renvoient à d’autres revues : Combats (1995), Argument (1998) et Ailleurs (2000). Zinc (2003) fait référence au « Paris des années 1930 », mais pas au Québec.
VO devient Recto Verso (1997); la revue veut frapper un grand coup et est désormais distribuée gratuitement. « Une autre particularité de Recto Verso c’est d’être pan-québécois dans tout son contenu » (Recto Verso, 1997). Cette revue se veut « panquébécoise », mais la situation du/au Québec n’est pas évoquée (ni celle de ses régions d’ailleurs) dans le texte de présentation. Dans le même sens, Jet d’encre (2002) parle de la région de Sherbrooke, mais pas du Québec.
Revue exemplaire à plusieurs titres de ce dont je viens de parler : Mens. Revue d’histoire intellectuelle de l’Amérique française (2000), dont le titre fait écho à la Revue d’histoire de l’Amérique française (1947). S’y affirment une nouvelle génération, un désir d’interdisciplinarité et de comparaisons, le rattachement continental, les liens entre les générations et l’importance de récuser les idées toutes faites. En fait, dans cette revue se font entendre presque tous les thèmes caractéristiques de la décennie étudiée; dans l’allusion à la « taille restreinte de la communauté historique québécoise », l’on peut deviner un peu aussi « l’entreprise déraisonnable » de fonder une revue.
Nous proposons ici au lecteur le fruit du travail d’un groupe de jeunes historiens qui ont fait de l’histoire intellectuelle leur champ d’étude de prédilection. Certains pourraient se questionner sur le bien-fondé d’une telle entreprise étant donné la taille restreinte de la communauté historique québécoise et le nombre important de revues d’histoire déjà en circulation. […] Ajoutons que selon nous, l’historien d’ici devrait chercher à développer une perspective originale adaptée à la réalité de la nation. En effet, les groupements de l’Amérique française, du fait de leur statut minoritaire dans un continent anglo-protestant, ont toujours été confrontés au problème de leur survivance. La « question nationale », comme on a pris l’habitude de l’appeler, est pour eux rien de moins qu’une question existentielle qui se pose à chaque pas de leur histoire, au point d’en devenir le principal trait distinctif. L’œuvre des intellectuels, on ne s’en surprendra guère, est tributaire de cette situation particulière. […] En outre, la revue entend accorder une place aux études comparatives qui confronteront l’expérience intellectuelle française en Amérique du Nord à celles d’autres nations. De la même façon, bien que Mens soit une revue d’histoire, nous la voulons ouverte aux apports des disciplines des lettres et des sciences de l’homme que sont la philosophie, la sociologie, les études littéraires, etc. […]
En ce sens, l’historien devrait selon nous prendre garde à ne pas tomber dans l’histoire partisane et intéressée qui, sous des dehors d’objectivité et de scientificité, ne fait que justifier des idées préconçues. Plus encore, il devrait récuser cette attitude qui consiste à traîner ses devanciers au banc des accusés du tribunal de l’Histoire. (Mens, 2000)
UNE PENSÉE SANS OBJET
Finalement, quelle vision du Québec et de l’action intellectuelle se dégage dans les textes de présentation des revues lancées entre 1995 et 2004? Contrairement aux années 1980, ils n’apparaissent pas sexués ni ne parlent d’eux-mêmes[14], et la seule mention explicite de « l’écriture au féminin » dans cette décennie se trouve dans Les Cahiers Anne-Hébert (1999). Bref, les intellectuels des années 1995-2004 sont désincarnés. Au tournant du millénaire, ce ne sont plus des voix/voies de la différence qui se font entendre chacune dans leur revue; toutes essentiellement veulent se faire l’écho du pluralisme. Passage des monologues au dialogue? Mais dialogue entre qui et qui? Cela n’est nulle part précisé autrement que pour évoquer des générations. Peut-on clairement imputer des opinions ou des partis pris différents aux représentants des générations? Non, car comme le précisent les Cahiers du 27 juin (2003), l’unanimité ne règne pas au sein des générations.
Que veulent donc faire entendre les fondateurs de revues? En un sens, on a l’impression qu’ils ne veulent pas tant prendre la parole que créer un « dispositif » permettant la prise de parole (créer un espace de la parole); mettre en place une procédure permettant le pluralisme, mais ne le garantissant pas. Le pluralisme visé demeure abstrait car nulle part n’est précisé ce autour de quoi se met en place ce pluralisme : question nationale, mondialisation, genres, équité…? Les Cahiers du 27 juin (2003) évoquent sans s’y attarder les principes de la Charte québécoise des droits et des libertés de la personne.
Plusieurs titres de revues mettent l’accent sur le pluralisme (et la procédure plus que sur le contenu), comme je l’ai évoqué plus haut[15]. L’objectif est le pluralisme. L’action proposée, quand il y en a une, est la discussion.
C’est pourquoi cette revue, à la différence de plusieurs autres qui l’ont précédée, ne saurait s’ouvrir par un manifeste, puisque notre projet n’est plus de construire le réel, mais de laisser voir la part de réalités humaines laissée dans l’ombre par tous ces espoirs apparemment révolus. (Argument, 1998)
Et le Québec là-dedans? Il est disparu. Le Québec s’évanouit des préoccupations et des projets des intellectuels. Les écrivains ne s’inscrivent pas dans un projet québécois, ni même social, mais simplement littéraire. Dans la décennie 1995-2004, les mentions du Québec dans les revues littéraires, à part dans Texte qui inscrit le Québec « dans les Amériques », sont dans les revues de bd et autres paralittératures en voie d’institutionnalisation (où l’institutionnalisation entraîne les auteurs d’éditoriaux à se situer plus dans l’histoire de leur champ que dans celle du Québec). Les revues d’idées ne discutent pas en détail du Québec.
Si la mémoire ne fait pas le poids dans les éditoriaux, si elle apparaît « en trop » pour reprendre une expression de Jacques Beauchemin[16], les revues ne se projettent pas pour autant dans l’avenir. Rares sont celles qui affirment l’existence de liens entre la démarche intellectuelle et l’action et le changement, et si plusieurs veulent mieux comprendre, ce ne semble pas être dans une perspective d’action; elles ne se situent ni dans le passé ni dans l’avenir. Elles sont dans le présent et, comme la Nouvelle Revue (2002), veulent « aller au fond des choses ».
Il ne s’agit plus tant de chercher à reconstruire la société à la mesure d’un idéal que de s’adonner à l’écoute de sa diversité inhérente afin d’en saisir le caractère éminemment problématique. (Argument, 1998)
Les intellectuels sont les témoins, proposent un miroir, comme dans les années 1980, mais demeurent en retrait de l’action. Le Québec n’est plus un lieu d’action sociale; si c’est de là qu’on écrit, il semble dans plusieurs cas que ce soit un peu par hasard. Il a perdu son « unité a priori » pour parler comme Michel Freitag, et l’urgence ne se fait pas sentir de le redéfinir, de le resituer dans le temps et l’espace.
Fait-on des revues pour les auteurs plutôt que pour les lecteurs? Du corpus ici étudié se dégage l’image générale d’intentions sans cause, d’une pensée sans objet, d’intellectuels désincarnés, sans ancrage temporal ni spatial fort, et d’un Québec évanescent.
Andrée Fortin*
NOTES
1. Je remercie Éric Gagnon et Jean-Philippe Warren pour les commentaires qu’ils m’ont donnés d’une version antérieure de ce texte.
* Andrée Fortin est professeure au Département de sociologie de l’Université Laval. Elle s’intéresse aux liens entre la culture, l’espace et l’identité dans la postmodernité. Elle a publié en 2004, avec D. Sanderson, Espaces et identités en construction. Le Web et les régions du Québec (Québec, Nota bene). Elle publie cet automne une nouvelle édition de son livre Passage de la modernité. Les intellectuels québécois et leurs revues (1778-2004) (Québec, p.u.l.), paru initialement en 1993, dont le présent article constitue une version préliminaire du dernier chapitre.
2. L’année entre parenthèses est celle de la fondation de la revue. Les extraits cités sont toujours tirés du texte de présentation (ou de l’éditorial) du premier numéro.
3. Passage de la modernité était basé sur un corpus de plus de 500 périodiques, dont le premier numéro a été publié entre 1778 et 1989 : revues artistiques et littéraires, revues d’idées et d’opinions, revues universitaires. Bien sûr, au cours du xixe siècle, les genres s’affirment et se distinguent graduellement, et si l’on peut parler de modernité intellectuelle au xxe siècle, celle-ci se met en place au cours du xixe siècle, sur la base de la modernité politique (liberté de parole, système électoral et gouvernement responsable).
4. Et en général dans la pratique artistique (cf. A. Fortin, Nouveaux territoires de l’art. Régions, réseaux, place publique, Québec, Nota bene, 2000).
5. Marc Henry Soulet, Le silence des intellectuels. Radioscopie de l’intellectuel québécois, Montréal, éd. Saint-Martin, 1987.
6. Cf. Michel Freitag, Dialectique et société, vol. 2, Montréal, éd. Saint-Martin, 1986.
7. Le corpus comporte une cinquantaine de revues. J’ai exclu celles publiées en version électronique uniquement, les fanzines et les magazines commerciaux. D’après le catalogue de la Bibliothèque nationale du Québec, le corpus serait assez complet.
8. Lèse-Majesté (1995), revue des étudiants de l’Université de Sherbrooke, veut « sonner le glas de la paralysie politique », mais se contente de mettre en place un dispositif permettant de « briser le silence », sans proposer aucun thème précis à la réflexion.
9. Plusieurs revues changent de nom dans cette décennie. Je considère un changement de nom comme la marque d’une nouvelle identité et de la recherche d’un nouveau mode d’insertion dans la cité, mais pas le changement de sous-titre. C’est parfois lié à un « déménagement », à un changement d’éditeur, mais pas nécessairement. Comme dans le cas de Politique et sociétés, c’est le plus souvent pour marquer le recentrement du projet.
10. Et bien sûr en francs avant l’avènement de l’euro.
11. Exit (1995), Entrelacs (1996), Gnou (1996), Liesse (1996), Argument (1998), Tableaux (1998), Spoutnik (1998), Alibis (2001), Jet d’encre (2002), Les Cahiers du 27 juin (2003), Égards (2003), Le Quartanier (2003), Zinc (2003), Le Bilboquet (2004), Fracas (2004).
12. Lèse-Majesté (1995), Entre’autres (2000), L’ (2000), c’est selon (2002), À bâbord (2003), Espaces possibles (2003).
13. Cf. Joseph-Yvon Thériault, Critique de l’américanité. Mémoire et démocratie au Québec, Montréal, Québec-Amérique, 2002.
14. À trois exceptions près, et très brièvement : Espaces de la parole (1995), Ailleurs (2000) et Jet d’encre (2002).
15. Combats (1995), Écodécision (1995), Espaces de la parole (1995), Entrelacs (1996), Recto verso (1997), Argument (1998), Globe (1998), Tableaux (1998), Pouèt-Cafëe (2001), c’est selon (2002), Espaces possibles (2003), Zinc (2003), à quoi on pourrait ajouter L’Agora (1993).
16. Jacques Beauchemin, L’histoire en trop. La mauvaise conscience des souverainistes québécois, Montréal, vlb, 2002.