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Société des identités ou des individus?

Un texte de Gilles Labelle
Dossier : Autour d'un livre: La société des identités. Éthique et politique dans le monde contemporain, de Jacques Beauchemin
Thèmes : Identité, Revue d'idées, Société
Numéro : vol. 8 no. 1 Automne 2005 - Hiver 2006

Un livre tel que celui-ci, je crois que nous étions quelques-uns à l’attendre avec une certaine impatience. Après plus d’une dizaine d’années de célébration plus ou moins béate de la « différence », du « métissage », de l’« identité fragmentée, fuyante et plurielle », il se lève enfin quelqu’un pour refuser la réduction du politique à la « reconnaissance » de la « diversité profonde » ou à la « gestion de la différence ». Il a fallu que la doxa « différentialiste » pèse lourdement sur les esprits pour que quasiment personne n’ose poser pendant tout ce temps la question toute simple qui est au fondement du livre de Jacques Beauchemin : que reste-t-il du sujet politique collectif, de la capacité d’agir en commun, quand règne incontestée la « mascarade identitaire[1] » (160)[2]? À la question « que reste-t-il du politique? », la pensée du politico-identitaire avait substitué cette autre : « sommes-nous (un « nous » toujours suspecté du pire et, au fond, indicible) assez inclusifs, assez ouverts, assez dé-ethnicisés, assez dé-parizeauisés? » La seule posture politique légitime, dans ce contexte, devenait l’ouverture à l’« autre ». Fort bien, mais pourquoi faire, en vue de quelles finalités? Il devenait pour ainsi dire impossible de le dire, tout projet étant, par définition, l’apanage d’une portion seulement des citoyens, qui en « excluait » par là d’autres. Comme si le politique n’avait plus rien à voir avec le conflit, la décision, avec parfois la distinction, comme disait Carl Schmitt, entre « amis » et « ennemis ».

            Mais laissons là cette pensée mièvre que le livre de Jacques Beauchemin congédie (pour de bon, il faut l’espérer). Je me pencherai plutôt, comme il se doit, sur ce qui me semble la thèse de fond exposée dans le livre. Après l’avoir présentée telle que je la comprends, je chercherai à la discuter de façon critique.

            L’argument central de Jacques Beauchemin est que le politique et l’éthique ont divorcé dans les sociétés de la « modernité avancée » (31). Autre manière de le dire : le sujet politique collectif, qui se constitue précisément dans l’espace de la médiation entre l’éthique et le politique, s’étiole, si ce n’est qu’il est en voie de disparaître. À terme, c’est donc la capacité à agir en commun qui se trouve menacée.

            Pour bien saisir le sens de cet argument, il faut partir de la manière dont Jacques Beauchemin conçoit la modernité politique.

            D’un côté, la modernité est fondée sur la visée de l’émancipation. Celle-ci doit être entendue au sens large du terme, c’est-à-dire autant comme expression de la liberté ou de la dissidence à l’égard des institutions que comme expression d’intérêts particuliers, privés (s’exprimant, par exemple, sur le marché). La modernité, autrement dit, reconnaît la pluralité et la diversité des activités humaines qu’elle ne ramène plus, comme le faisaient les sociétés prémodernes, à une norme transcendante (la loi divine, la loi naturelle, l’harmonie cosmique, etc.).

            De l’autre côté, devant la possibilité de dissolution du lien de société qui résulte de la poussée des forces visant l’émancipation, la modernité institue un cadre normatif au sein duquel la liberté et les intérêts particuliers pourront à la fois trouver à s’exprimer et à se dépasser. La modernité politique, autrement dit, n’abandonne pas les principes de la normativité et de la transcendance, il faudrait plutôt dire qu’elle tente de les refonder dans une dialectique qui s’ancre dans les pratiques sociales elles-mêmes. La nation fut le lieu par excellence, parce que situé à l’intersection du particulier (du contingent, de l’accidentel) et de l’universel, où une telle médiation a pu chercher à se réaliser (42). Ainsi, jusque vers 1950 environ, des « notions à caractère disciplinaire » ont constitué le cadre normatif ou éthique permettant la continuelle recomposition du lien social par delà l’émancipation. Comme l’a justement écrit Claude Lefort, la société d’alors se représentait ornementée de majuscules : la Propriété, la Famille, l’Ordre, le Peuple, etc.[3]. Les pratiques sociales sont prises en compte, mais pour en tirer une représentation qui devient la norme à laquelle elles doivent être constamment rapportées (par exemple, la famille telle qu’elle existe est évaluée à l’aune de la Famille idéale, etc.).

            Après 1950, ce cadre normatif qui se révèle au fond étouffant pour les pratiques sociales et qui fut ainsi l’objet d’une contestation permanente de la part des forces visant l’émancipation, est remplacé par un autre, qui dispose plutôt en son centre les principes du progrès et de l’égalité sociale (41). Dans l’ère providentialiste, une part bien plus grande que celle concédée dans la précédente société disciplinaire est accordée aux forces de l’émancipation, celles-ci étant cependant au même moment rappelées au devoir de solidarité par la notion de partage des risques.

            À prime abord, on pourrait voir là une conception somme toute très hégélienne du politique. Par delà le singulier et le particulier (par delà la propriété, la famille et la société civile, selon Hegel), émerge dialectiquement, c’est-à-dire à partir d’un ancrage dans ce qui se situe en aval d’elle, une sphère éthique (la citoyenneté, l’État, toujours selon Hegel). Cependant, ce qui sépare la conception de Jacques Beauchemin de l’hégélianisme est que l’universalisme de la sphère éthique-politique se révèle selon lui sinon un faux universalisme, du moins un universalisme dont le sens est constamment questionné. En effet, même s’il prétend s’ancrer dans les pratiques sociales, le cadre éthique et normatif de la société moderne ne peut que se situer dans un état de tension avec ces pratiques, puisqu’il représente toujours également au même moment leur dépassement. Autrement dit, parce qu’il représente forcément une transcendance à leur égard, c’est-à-dire parce qu’il indique les limites de l’émancipation du singulier et du particulier à l’égard du collectif, le cadre éthique et normatif ne peut pas ne pas faire l’objet d’une interrogation, voire d’une remise en question par ceux et celles qui se sentent étouffés ou brimés par lui. Ce n’est pas vrai seulement de la société disciplinaire, comme je l’ai relevé ci-dessus, mais également de la société providentialiste, puisque le principe de l’égalité sociale ne peut que favoriser l’émergence de revendications à caractère identitaire, c’est-à-dire ancrée dans des catégories de citoyens qui ont l’impression que leurs besoins ou désirs particuliers sont au mieux secondarisés, au pire réprimés par les représentations du collectif (la nation, le peuple) (46). Le droit social, c’est-à-dire le droit que l’on peut associer à des revendications qui concernent des portions seulement des citoyens, et dont l’extension découle du principe même de l’égalité sociale, est l’outil institutionnel qui permet l’expression directe, par delà la sphère éthique-politique, de telles revendications. Tout se passe comme si, pour la première fois dans la modernité politique, les forces visant l’émancipation court-circuitaient la sphère éthique-politique pour s’installer sans médiation dans l’espace public. La société, que certains ont dès lors commencé à nommer « postmoderne » (Jacques Beauchemin préfère, je l’ai dit, l’expression de « moderne avancée »), se fait alors, en un certain sens, bicéphale : d’un côté, elle continue de se présenter comme « une », c’est-à-dire qu’elle continue de mettre en scène un sujet collectif (la nation, le peuple), cette présentation d’elle-même étant cependant, de l’autre, contestée en permanence par tous ceux et celles (minorités de toutes sortes) qui ne se sentent pas « inclus ». La sphère éthique-politique paraît dès lors se vider lentement mais sûrement de son contenu éthique, c’est-à-dire cesser d’incarner le lieu où une normativité et des finalités sont élaborées par delà l’expression brute des forces émancipées, elle se présente de plus en plus comme sphère bureaucratique dont la légitimité repose essentiellement sur la capacité à réguler sur un mode technicien les revendications multiples et éclatées en provenance d’une société qui apparaît désormais comme le lieu immédiat de définition de la normativité. La modernité avancée signifie donc non seulement le divorce du politique et de l’éthique, mais, plus encore et par le fait même, la fin du politique comme lieu de médiation, comme lieu de l’élaboration de la normativité et des finalités communes.

            Certes, la possibilité pour les minorités de présenter leurs revendications directement dans l’espace public peut apparaître à prime abord comme un gain pour les forces qui visent l’émancipation (et c’est sûrement ce qui a tellement séduit dans le politico-identitaire). Mais c’est là un paysage trompeur, selon Jacques Beauchemin, et on commence maintenant à découvrir le prix à payer pour cette autonomisation de l’éthique — le moindre n’étant pas l’incapacité pour ainsi dire structurelle à concevoir un agir en commun, l’idée même d’un sujet collectif devenant quasiment inconcevable. Pour parler comme Marcel Gauchet, la démocratie, qui veut tout de même dire, étymologiquement, le pouvoir ou la capacité du demos à agir sur lui-même et sur la société, devient une « démocratie contre elle-même », une démocratie de plus en plus incapable de décisions collectives qui soient autre chose que de simples compromis entre groupes défendant des intérêts particuliers[4].

            Avant de passer à ce qui, je l’espère, ne paraîtra pas une critique impertinente d’un ouvrage aussi réfléchi que nécessaire, je dois d’abord marquer mon accord de fond avec ce qui m’en paraît la thèse essentielle et que j’ai cherché à exposer ci-dessus. Que nos sociétés soient dorénavant bicéphales, fondée d’un côté sur un État bureaucratique et technicien dénué de finalités et, de l’autre, sur une « société civile » dont on peut dire, ici encore pour reprendre une expression de Marcel Gauchet, qu’on en a célébré le « sacre[5] » depuis un bon quart de siècle maintenant, me semble devoir constituer l’un des points de départ obligés de l’étude des démocraties contemporaines.

            Cela dit, je partirai, pour présenter ma critique d’une remarque qui pourra paraître quasiment incidente : dans un ouvrage pourtant intitulé La société des identités, Jacques Beauchemin discute assez peu de la notion d’identité elle-même, plus précisément, il ne s’attarde que très peu à ce qu’on pourrait appeler l’herméneutique de l’identité, c’est-à-dire l’interprétation que les différents groupes à fondement identitaire donnent d’eux-mêmes. En fait, Jacques Beauchemin n’aborde ces matières, à ma connaissance, qu’une seule fois. Ce qu’il en dit, par ailleurs, est fort important, voire décisif — même si, à mon sens, l’auteur ne tire peut-être pas toutes les conclusions qu’il faudrait de son propos.

            Aux pages 24-25, après avoir écrit que « la manifestation la plus claire de ce phénomène [« la reconnaissance des intérêts corporatistes »] réside peut-être dans la formulation de revendications, toujours plus nombreuses, portées par des groupes d’acteurs dont le principe de regroupement est l’identité (sexuelle, générationnelle, statuts professionnels, etc.) », Jacques Beauchemin conclut que « ces regroupements affinitaires sont en quête de reconnaissance dans une dynamique que l’on peut qualifier de politico-identitaire » (je souligne). La notion d’« affinité » renvoie ici, probablement, à cette idée mille fois exprimée et mille fois entendue dans la rhétorique favorable au politico-identitaire : l’identité n’est pas un « donné », on ne doit pas l’entendre en un sens « essentialiste », elle est toujours un « construit social », etc. L’idée, du point de vue des sciences sociales, est somme toute banale, si ce n’est qu’elle énonce une évidence : car on se demande bien ce qui pourrait ne pas être un construit social. Cependant, du point de vue des acteurs qui se situent sur le terrain du politico-identitaire ou du point de vue de ceux qui cherchent à exposer le bien-fondé des revendications identitaires, la distinction se veut cruciale, puisqu’elle permet d’opposer les « bonnes » identités aux « mauvaises » : si les secondes sont indéfendables, c’est qu’elles se donnent (mais c’est un leurre, certes) pour immuables, voire « naturelles » (par exemple, le « nationalisme ethnique »), alors que si les premières peuvent et doivent être défendues, c’est qu’elles se conçoivent explicitement comme des constructions (même si elles s’élaborent sur un « substrat » réel : ainsi, par exemple, du mouvement gai et lesbien), lesquelles, par définition, pourraient toujours être l’objet d’une critique, voire d’une « déconstruction ». Les « bonnes identités », dit autrement, sont celles dont on peut affirmer, contrairement aux « mauvaises », le « caractère pluriel, mouvant, fuyant, fragmenté et métissé », ainsi que le veut la doxa consacrée[6]. En ce sens, et comme le dit probablement au mieux la rhétorique dite « queer », l’identité tend, du point de vue de la consistance ontologique, vers le degré zéro; à la limite, l’identité est à ce point un artifice qu’elle a quelque chose qui s’apparente au jeu. D’où cette question — que les partisans du politico-identitaire ne posent pas souvent, et pour cause : quel est donc le nom du joueur? Qui donc, autrement dit, construit les identités, puisque celles-ci ne sont, précisément, que cela : des constructions? Quelle entité, puisqu’il ne peut s’agir des regroupements identitaires eux-mêmes, peut être considérée comme ontologiquement première dans nos sociétés?

            La réponse est, bien sûr, qu’« en deçà » de l’identité, se terre l’individu. Un individu « délié » (dixit Gauchet) ou « autofondé » (dixit Grand’Maison), un individu posé par définition comme premier, puisque même son identité n’est rien d’autre que son propre produit. La « société des identités », au fond, c’est la « société des individus déliés », qui peuvent choisir de participer à telle ou telle identité, suivant leurs « affinités ». Par delà une rhétorique souvent ampoulée, empruntée tantôt à la très américaine « French theory », tantôt à la pensée de Charles Taylor ramenée à sa plus simple expression (c’est-à-dire débarrassée de la réflexion sur le Bien moral objectif qu’on y trouve et qui permet de la rattacher aux Anciens et à la tradition chrétienne), le politico-identitaire, au fond, reprend la prémisse libérale classique mais pour la radicaliser : au commencement et à la fin est l’individu.

            « Société des identités », « société des individus déliés » : plus qu’une nuance analytique, il me semble que ces deux caractérisations de notre état sociétal ont des incidences quant à la manière de traiter de quelques-uns de ses traits fondamentaux. Je m’attarderai dans la suite de ces pages, pour en donner une idée, à l’analyse que propose Jacques Beauchemin du rapport à l’institution et à la domination qui s’établit selon lui dans cet état.

            Le politico-identitaire, remarque d’abord Jacques Beauchemin, marque une régression par rapport à la critique sociale menée dans les années 1960-1970 en ceci qu’il est de plus en plus conduit à évacuer la critique de l’institution pour lui substituer une « critique de l’entrée dans l’institution » (27). Le mariage entre partenaires de même sexe en serait l’exemple privilégié : loin de remettre en question l’institution du mariage, il s’agit pour les gais et lesbiennes de s’y ménager désormais un accès. Cela, poursuit Jacques Beauchemin, suppose « l’acceptation de la légitimité des institutions », du moins en tant que celles-ci sont « représentées [...] comme lieu de régulation », c’est-à-dire comme lieu permettant « la distribution des places » et « l’accès aux biens sociaux » (29). En ce sens, la domination dans nos sociétés s’en trouverait renforcée : « La domination sociale puise sa légitimité dans le fait d’être sanctionnée par des institutions qui ne la questionnent jamais depuis l’extérieur et ne font qu’en aménager les effets. Les luttes en faveur de l’entrée dans l’institution ont pour effet de soustraire au regard l’idée même de la domination qu’elle transpose dans des luttes visant le positionnement optimal au sein des institutions dispensatrices de statuts et d’avantages » (29).

            Il y aurait donc, selon Jacques Beauchemin, un lien entre l’effacement du sujet politique collectif au profit du politico-identitaire et le renforcement des rapports de domination dans nos sociétés : en investissant l’espace institutionnel dont ils se sentent exclus, les mouvements politico-identitaires le légitimeraient de même qu’ils légitimeraient la domination dont cet espace est indissociable (même si c’est à leur corps défendant). Nouvelle figure, pourrait-on dire, de la « dialectique de l’émancipation » (pour reprendre une thématique de la Théorie critique) : au bout du combat pour l’émancipation, dans ce cas-ci, du combat des « exclus » pour briser avec le faux universalisme des sociétés modernes en levant les interdits et en se ménageant un accès jusque-là impossible à l’institution, l’apparence de liberté nouvelle laisserait inquestionnés les rapports de domination que véhicule avec elle l’institution. Cela dit, il faut remarquer qu’il s’agit d’une dialectique de l’émancipation à entendre en un sens non principiel, voire accidentel : en effet, les rapports de domination ne seraient pas tant nourris par les revendications qui visent l’émancipation qu’ils ne profiteraient d’un déficit d’interrogation et de critique consécutif au fait que les mouvements identitaires ont choisi d’investir l’institution, de s’y installer. Les rapports de domination, en somme, se trouveraient en quelque sorte renforcés par défaut.

            Il faut d’abord savoir gré à Jacques Beauchemin de reposer à nouveau la question de la domination, dont on a parfois l’impression à lire les écrit des sociologues, philosophes ou historiens québécois, soit qu’elle est purement et simplement disparue, engloutie en même temps que le marxisme, quelque part vers 1985-1990, soit qu’elle n’a jamais existé. Il faut que la rhétorique politico-identitaire ait pris beaucoup de place pour qu’on en soit venu dans certains cas à concevoir la société comme le lieu de négociations (plus ou moins paisibles, selon les cas, il est vrai) et de contrats entre groupes ou individus définis comme porteurs à la fois d’intérêts et de droits. Mais s’il a le mérite de prendre le contre-pied de cette analytique prisonnière des apparences, qui fait retour sans le dire aux plus plates analyses de la science politique américaine fondée sur le pluralisme des groupes[7] tout en lui ajoutant parfois une touche d’irénisme (si ce n’est même, dans certains cas, de jovialisme), Jacques Beauchemin, il me semble, ne pose peut-être pas avec toute la radicalité qu’il faudrait la question de l’articulation entre le nouveau rapport à l’institution qui se profile dans nos sociétés et la question de la domination.

            Je ne suis pas sûr, avancerai-je d’abord, que le rapport à l’institution puisse être décrit dans les termes qui sont ceux privilégiés par Jacques Beauchemin. Le diagnostic d’une « acceptation de la légitimité de l’institution » par suite de la volonté de s’y ménager une place, ne vaut que si l’on définit l’institution, assez platement il me semble, comme « lieu de régulation » permettant « la distribution des places » et « l’accès aux biens sociaux ». On peut se demander si cette conception de l’institution, radicalement « désenchantée » et qui appartient par là en propre à la modernité avancée, n’est pas en fait une autre manière de parler du règne sans partage de l’individu délié ou autofondé, celui-ci étant posé comme libre à la fois d’investir l’institution et de la transformer suivant ses besoins et désirs. Certes, l’institution ancrée dans une transcendance au sens fort du terme (au sens religieux, par exemple), paraît bien appartenir, de par la conception du rapport à l’individu qu’elle véhicule avec elle, aux sociétés prémodernes plutôt que modernes. On ne voit pas en effet comment on pourrait concilier l’idée que l’institution vient d’« en haut », qu’elle a un ancrage par exemple dans la loi divine ou dans la loi naturelle, avec les principes modernes d’émancipation, de libre interrogation, etc. Cela dit, tout l’effort de la sociologie depuis le xixe siècle n’a-t-il pas été de montrer que, par delà l’individu (il ne faut pas oublier que la sociologie est née dans un rapport critique à la philosophie des Lumières et plus particulièrement aux théories du contrat social), les sociétés ne se soutiennent que de par l’existence d’institutions qui sans pouvoir être ancrées dans une transcendance forte, n’en doivent pas moins être considérées comme étant dotées d’une transcendance faible, au moins en ce sens qu’elles apparaissent comme des conditions de l’existence des individus? Tout l’effort de la sociologie ne consiste-t-il pas à montrer qu’il n’y a pas simplement réversibilité entre l’individu et l’institution, ne serait-ce que parce que le premier ne peut advenir que par la deuxième, laquelle doit ainsi être posée comme l’antécédent, par définition? Il me semble que cette intuition, systématisée par le discours sociologique dès le milieu du xixe siècle en réaction au libéralisme ambiant, esquisse un parcours de pensée qui hante la modernité à mesure qu’elle affirme les droits de l’individu en face des collectifs de toutes sortes — puisqu’elle se trouve au fondement, par exemple, tant de la psychanalyse, pour qui le sujet individué n’advient qu’au travers d’une série d’« étapes » qui, à proprement parler, l’instituent, que de la philosophie politique critique du libéralisme (« communautarienne », par exemple). Si l’on raisonne en ces termes, il semble que le nouveau rapport à l’institution qui s’esquisse dans nos sociétés et que décrit Jacques Beauchemin mine plutôt qu’il ne légitime le principe même de l’institution en rendant inconcevable l’idée d’une antécédence ou d’une précédence de celle-ci à l’égard de l’individu. En somme, loin de la consacrer, l’investissement par l’individu de l’institution annoncerait plutôt sa fin, du moins en ce sens qu’elle serait en train de perdre les tout derniers reflets de sa transcendance passée.

            Une telle interprétation de la nature de l’institution permet de revenir, ensuite, sur la question de la domination, dont j’ai dit qu’à mes yeux l’un des mérites de Jacques Beauchemin était de la reposer à nouveau. Il me semble que la caractérisation de notre état social en termes de société des individus déliés plutôt qu’en termes de société des identités permettrait de saisir le caractère en quelque sorte principiel (par opposition à accidentel) du renforcement de la domination auquel nous assistons présentement. Les intuitions de Marcel Gauchet (mais aussi celles de Charles Taylor dans quelques textes récents) me paraissent aller dans ce sens. L’individu délié, autofondé, sécrète en effet constamment, de par sa seule existence, des entités collectives qui à la fois le dépassent et l’aliènent et qui lui paraissent d’autant plus énigmatiques, voire indéchiffrables, qu’il se retire pour ainsi dire toute capacité de se les rendre pensables pour elles-mêmes en supposant que tout est réductible en dernière instance à la libre volonté d’individus associés. Ainsi, comme l’abeille le miel, l’individu délié sécrète, bien plus que le marché, plutôt une « société de marché » (Gauchet) entendue, au-delà d’un espace économique où circulent des marchandises, comme un espace purement immanent où on ne trouve en principe que des individus égaux, titulaires d’intérêts et de droits, un espace par définition non régulé d’en haut ou d’ailleurs par quelque forme de transcendance que ce soit, et où peut se réaliser une « exposition mutuelle[8] » de l’un à l’autre afin de négocier, transiger, contracter pour satisfaire ce que chacun définit comme son bien propre. Le tournant vers le « néolibéralisme » et la marche résolue vers le capitalisme mondialisé dans nos sociétés ne sont pas simplement le produit de l’égoïsme des classes moyennes,  de la « trahison » des élites syndicales virées on ne sait trop pourquoi « à droite » ou d’une vaste conspiration internationale que seuls les lecteurs de Chomsky et du Monde diplomatique auraient su démasquer. Par delà le désir des gouvernements de confier au marché aveugle la régulation de revendications qui les débordaient de toutes parts[9], par delà les appétits des transnationales soucieuses de se donner quelque chose comme une « Constitution mondiale » qui échapperait aux pouvoirs des États[10] — indéniables réalités —, il importe de relever que le triomphe du néolibéralisme est pour ainsi dire exactement contemporain (1975-1985) du triomphe dans les sociétés démocratiques libérales de l’« idéologie des droits de l’homme » disposant l’individu délié au fondement de tout, et qu’il paraît légitime à la grande majorité des populations concernées parce qu’il procède d’une « véritable intériorisation du modèle du marché » par cette figure de l’individu[11].

            C’est donc, en somme, en partant d’« en bas » plutôt que d’« en haut » (comme l’avait jadis proposé Étienne de la Boétie) qu’il faudrait à nouveau chercher à comprendre le renforcement de la domination dans nos sociétés — celle-ci ne se trouvant pas légitimée du seul fait de ne pas être questionnée, comme le suppose il me semble Jacques Beauchemin, mais de par l’existence même de l’individu délié, produit ultime de l’émancipation moderne. Implacable dialectique de l’émancipation, où la puissance de l’individu délié et autofondé se retourne à terme violemment contre lui et lui rend le monde d’autant plus illisible qu’il ne devrait y trouver que lui-même et ses semblables, et qu’il y découvre plutôt une altérité proprement innommable et contre laquelle il bute chaque fois mécaniquement, incapable de la surmonter parce qu’incapable d’en imaginer même la source[12].

            On pourrait, il me semble, faire des raisonnements apparentés pour comprendre ce qu’il en est de la régulation juridiste des rapports sociaux ou de ce nouveau mode de gouverne qu’on appelle la « gouvernance ». Chaque fois le même mécanisme paraît se répéter : là où l’individu délié s’attend à trouver en face de lui des semblables, qu’il s’agisse d’autres porteurs de droits comme lui ou de codéterminants politiques engagés comme lui dans un exercice de « démocratie délibérative », il finit par trouver un tiers empruntant la forme d’un appareil qui juge ou d’une techno-bureaucratie qui fait des lois et des règlements dans lesquels il ne se reconnaît pas. Les collectifs ne meurent pas avec le triomphe de l’individu délié ou autofondé, tout au contraire; ils sont produits dans l’immanence radicale et génèrent par là une aliénation d’autant plus pénible à supporter qu’ils apparaissent par définition toujours en trop par rapport aux individus déliés.

            Cela dit, ces considérations sur le rapport à l’institution et sur les mécanismes qui nourrissent la domination dans nos sociétés ne m’éloignent peut-être pas tellement, au fond, du propos de Jacques Beauchemin. Par delà, peut-être, une manière différente de comprendre certaines conséquences qui découlent du divorce entre l’éthique et le politique et de la disparition programmée du sujet politique collectif, je suis en effet forcé de rejoindre Beauchemin quant aux conclusions politiques à tirer des diagnostics auxquels nous sommes conduits. À la toute fin de son livre, Jacques Beauchemin avoue que, par delà toutes les critiques qu’on peut lui adresser, il ne saurait être question pour lui de penser la refondation d’un sujet politique collectif en faisant abstraction du politico-identitaire : contre ceux qui soutiennent que « l’individualisme contemporain est celui qui a perdu de vue le lien éthique constitutif », Beauchemin soutient qu’il « faut plutôt espérer avec Charles Taylor que le triomphe de l’individu peut être également celui de l’acteur social, à condition que ce dernier, poursuivant ses intérêts, consente à les placer à l’enseigne d’un projet éthico-politique qui ne se limite pas à la lutte de tous contre tous » (182; je souligne). On conviendra que c’est là beaucoup « espérer », surtout après avoir montré à quel point le politico-identitaire minait par principe l’idée même d’un sujet politique collectif[13]... Cela dit, même un critique radical de l’idée ultra-libérale selon laquelle il n’y a au fondement des sociétés que des individus est obligé d’admettre qu’on ne saurait envisager pour repenser le politique soit une régression soit un au-delà du principe du consentement individuel[14]. Il y a là une manière, sans doute, d’admettre que le déclin de la modernité politique a peut-être eu lieu une fois pour toutes — en d’autres mots, que la grandeur du politique ou ce que l’on appelait parfois naguère la majesté de l’État n’ont pas plus de chances de revenir que, disons, la Loi du Père dans les familles. Analyser les choses en faisant de notre état social une « société des identités » ou une « société d’individus déliés » ne change pas grand chose ici, puisque chaque fois, c’est à l’irréversible que nous sommes confrontés, un irréversible qui laisse, il faut l’avouer, quasiment sans voix quand arrive le moment d’annoncer un autre avenir.



Gilles Labelle*

 

NOTES

* Gilles Labelle est professeur de science politique à l’Université d’Ottawa.

1. Qui aurait cru, il y a quelques années à peine, qu’on pourrait employer un jour une expression telle que celle-ci sans être immédiatement taxé de « nationalisme mélancolique »?

2. Toutes les références entre parenthèses sont au livre de Jacques Beauchemin.

3. Claude Lefort, Les formes de l’histoire. Essais d’anthropologie politique, Paris, Gallimard, 1978, p. 517-518.

4. Marcel Gauchet, La démocratie contre elle-même, Paris, Gallimard, 2002.

5. Marcel Gauchet, La religion dans la démocratie. Parcours de la laïcité, Paris, Gallimard, 1998, p. 75.

6. Jocelyn Maclure, Récits identitaires. Le Québec à l’épreuve du pluralisme, Montréal, Québec-Amérique, 2000, p. 173 (parlant de Régine Robin).

7. Voir André Vachet, « La démocratie bloquée: les ambiguïtés du pluralisme politique », in I. Beaubien et al. (dir.), Le pluralisme. Symposium interdisciplinaire. Pluralism: Its Meaning Today, Montréal, Fides, 1974, p. 172-215.

8. Charles Taylor, La diversité de l’expérience religieuse aujourd’hui, Montréal, Bellarmin, 2003, p. 83.

9. C’est l’hypothèse de Paul Thibaud (in Jean-Marc Ferry et Paul Thibaud, Discussion sur l’Europe, Paris, Calmann-Lévy, 1992, p. 38-55 et 119-126).

10. Michel Freitag et Éric Pineault (dir.), Le monde enchaîné, Québec, Nota bene,1999.

11. M. Gauchet, La religion dans la démocratie, p. 87.

12. C’est bien pourquoi l’extension de la mondialisation marchande est indissociable de l’expression d’une « résistance » à ses conséquences. Il faudrait cependant demander si celle-ci, pour noble qu’elle soit, sort des paramètres de la société de marché ou si elle n’en constitue pas plutôt un mécanisme régulateur.

13. Je constate que cette conclusion tirée par Jacques Beauchemin ne diffère en rien de celle que tiraient Daniel Salée et François Rocher dans un texte paru il y a quelques années et qu’on peut lire sinon comme un hymne au politico-identitaire, du moins comme une critique sévère de la modernité politique... (« Libéralisme et tensions identitaires : éléments de réflexion sur le désarroi des sociétés modernes », Politique et sociétés, vol. 16, no 2, 1997, p. 29-30).

14. Pierre Manent, Cours familier de philosophie politique, Paris, Fayard, 2001.



 


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