Je remercie l’Église de m’avoir libéré du profane.
Ernest Renan
« Enfants des banlieues, nous faisions la planche la nuit dans des piscines réglées à la température du corps; piscines qui avaient la couleur de la Terre vue de l’espace. […] Après la baignade, nous nous baladions en voiture sur des routes qui sculptaient la montagne que nous habitions — à travers les arbres, à travers les quartiers, de piscine en piscine, de sous-sol en sous-sol […] — le simple fait de bouger sans cesse se substituait alors à toute forme de pensée plus ample. La radio emplissait la voiture de chansons d’amour et de musique rock : nous avions foi dans la musique rock, mais je pense que nous n’avons jamais cru aux chansons d’amour. Comme nos vies prenaient place dans un paradis, toute discussion sur des idées transcendantes étaient rendues futiles. La politique, nous présumions, existait ailleurs dans un enfer télévisé; la mort était quelque chose se rapprochant du recyclage.
La vie était enchantée mais sans politique ou religion. C’était la vie des enfants des enfants des pionniers — une vie après Dieu — une vie tournée vers un salut terrestre aux limites des cieux. Peut-être était-ce la chose la plus excellente à laquelle nous pussions aspirer, une vie de paix, la confusion entre la vie rêvée et la vie réelle — et je me trouve pourtant traversé par le doute en énonçant ces paroles. Je pense qu’il y a eu en fin de compte un coût à payer pour cela.
Je pense que le prix que nous avons payé pour cette vie idéale fut notre incapacité à croire pleinement en l’amour; au lieu de cette croyance nous avons acquis un sens de l’ironie qui dessèche tout ce qu’il touche. Et je me demande si cette ironie n’est pas le prix que nous avons payé pour la perte de Dieu.
Mais alors je dois me rappeler moi-même que nous sommes des êtres vivants, que nous avons des impulsions religieuses — nous devons — et pourtant à travers quelles fissures s’écoulent ces impulsions dans un monde sans religion? C’est quelque chose à quoi je pense à peu près chaque jour. De temps en temps, je me dis que c’est la seule chose à laquelle je devrais réfléchir[2]. »
DOUBLE DÉSENCHANTEMENT ET INQUIÉTUDE SPIRITUELLE
La belle et longue citation qui introduit cet essai est tirée d’un roman intitulé Life after God, de l’écrivain canadien Douglas Coupland. Ce dernier a accédé rapidement à la notoriété médiatique internationale aux débuts des années 1990 pour son talent à décrire les états d’âme de la génération « post-boomer ». C’est d’ailleurs lui qui a baptisé cette génération : la Génération x[3]. Curieux et troublant nom. Je crois que le « x » de la Génération x traduit à la fois une sorte de désarroi pudique et une incapacité à mettre de l’ordre dans la confusion des sentiments. La Génération x est ainsi la génération du désenchantement, mais d’un désenchantement effacé et discret. Elle est porteuse d’un nihilisme doux, ironique et léger, si léger d’ailleurs qu’il ne laissera peut-être aucune trace de son passage. Un nihilisme de l’instant présent, donc. « No Future », certes, mais sans tout le pathos lié à la perte de l’avenir utopique. Une vie, donc, après Dieu, mais sans l’angoisse mortelle née de la mort de Dieu.
J’appartiens à la Génération x par la sensibilité. Pour me taquiner, l’un de mes amis plus jeunes me refuse cette affiliation. Il me qualifie tout simplement de « mini-boomer ». Or, comme chacun sait, le terme de « boomer » est presque devenu une insulte durant les 15 dernières années. Il faut alors une bonne dose de cynisme pour accepter d’être identifié sans protestation à la génération lyrique ou à la génération du « Me-Myself-and-I » tous azimuts. Pour mon ami sociologue, bien sûr, il ne s’agissait pas de m’insulter, mais tout simplement de constater un fait démographique et sociologique : le baby-boom a en gros eu lieu entre les années 1945 et 1964. Je suis né en 1960, donc je suis un boomer. Le « mini » n’est qu’un subterfuge pour me faire avaler cette dure vérité.
À ce compte, l’inventeur et le chantre de la Génération x est lui aussi un « mini-boomer ». J’ai découvert en effet avec soulagement que Douglas Coupland était né en 1961. La Génération x semble donc plus intimement liée avec le destin de la génération lyrique qu’elle ne voudrait peut-être l’admettre. Elle n’est peut-être même qu’une copie de la Génération boomer, mais sans les couleurs vives de l’original. La Génération boomer eut pour elle toute l’ardeur des enthousiasmes, alors que la Génération x se complaît à se rendre invisible. Il y a là une cause profonde, j’oserais même dire « métaphysique », à cet état de fait : la Génération x est le moment de révélation du vide spirituel dont la Génération boomer fut porteuse à son insu. Celle-ci ne veut et ne voudra probablement pas reconnaître sa vérité, dans la mesure où elle est encore toujours trop préoccupée à habiter le monde et à s’y réaliser. Son activisme spiritualo-ésotérique et thérapeutique plein d’un paganisme sans complexe la met à l’abri de sa vérité profonde. Elle a laissé cette vérité en héritage à la Génération x. Cette vérité est celle de l’absence de Dieu, donc de toute possibilité dernière de salut.
Il existerait ainsi une étrange communauté d’esprit entre ces deux générations qui ont pourtant tout mis en œuvre pour marquer leurs différences. Pour en saisir la nature, il faudrait revenir à l’idée du désenchantement. Premier désenchantement, d’abord, effectué par la Génération boomer qui a aboli dans notre société l’« arrière-monde » chrétien pour lui substituer un réenchantement lyrique et païen. Second désenchantement, ensuite, des enfants désormais sans Dieu qui n’ont pu se satisfaire des nouveaux Dieux, mais qui, revenus de tout, ont accepté de vivre dans l’inquiétude l’absence de Dieu dans le monde. Inquiétude d’ailleurs paralysante et qui ne sait trancher définitivement, mais inquiétude toute religieuse qui tient pour naïve les promesses sans reste de la rédemption par le monde. Un traitement complet de la question exigerait que l’on décrive, en suivant les suggestions éclairantes du narrateur du roman de Coupland, les raisons de la permanence de l’impulsion religieuse chez les x. Ce ne sera pas ma tâche ici. Cette trop brève réflexion sur la situation spirituelle de notre société vue à travers le prisme générationnel ne visait qu’à clarifier le point de vue que j’adopte dans mes quelques réflexions subséquentes sur l’Église catholique québécoise
AGONIE DE L’ÉGLISE COMME INSTITUTION ET PAGANISATION DE LA CULTURE QUÉBÉCOISE
D’emblée, il me faut faire une distinction préliminaire qui est essentielle pour l’intelligence de mon propos : dans mon examen du catholicisme québécois, je ne veux pas traiter du croire chrétien en son sens général, mais bien d’une institution qui est historiquement attachée au destin de notre collectivité. Dans cette perspective, ma réflexion ne porte pas directement sur l’expérience subjective de la foi, mais bien sur sa médiation dans une institution qui a un corps et une existence sociale. En outre, je ne m’intéresse pas avant tout ici à l’Église comme communauté de croyants, mais bien à l’Église en tant qu’institution ou « programme institutionnel » visant à incarner un lieu de transcendance dans une culture ne reconnaissant désormais plus comme horizon que sa propre immanence historique[4]. Mon propos ne vise pas enfin l’Église catholique universelle, mais bien le cas particulier de l’Église catholique québécoise.
Sans détours, j’affirmerais que l’Église catholique québécoise est à l’agonie et que nous assistons présentement au dénouement d’une crise dont les signes avant-coureurs avaient été observés dès les années 1950 et 1960. Hier comme aujourd’hui, le déclin de l’Église comme institution se lit dans son divorce de plus en plus grand avec la culture commune, et ce, malgré les efforts fantastiques qu’elle a déployés depuis les 50 dernières années pour se réconcilier avec la modernité en général. Cette crise de l’institution cléricale catholique n’est pas un phénomène isolé. Elle s’inscrit dans une crise plus générale des institutions vouées à la transmission des valeurs et de la culture : crise de la famille, crise de l’école, crise de l’université et crise de l’État et de la représentation politique. Pour comprendre le destin de l’Église, il faut donc la resituer dans le contexte plus général de l’accomplissement du projet moderne à travers l’ultramodernité[5].
On ne saurait se réjouir à trop bon compte de ces différentes crises. Elles ne représentent pas nécessairement une avancée vers une plus grande liberté. L’émancipation se paie parfois de formes d’esclavage qui sont d’autant plus pernicieuses qu’elles ne s’avouent pas comme telles. La crise permanente des institutions est aussi une crise qui affecte la capacité des individus à trouver un sens à leurs vies et à l’inscrire dans la réalité et dans la durée. La désinstitutionalisation radicale de l’Église catholique québécoise devrait inquiéter l’observateur plutôt que d’être matière à réjouissance sans réflexion plus approfondie.
L’un des aspects les plus déplorables et vulgaires du discours public québécois est la haine de l’Église catholique éprouvée et manifestée bruyamment. On peut s’étonner de la persistance de cette haine. On peut sans peine reconnaître qu’il y a eu de forts bonnes raison pour rejeter l’ordre théologico-politique qu’a incarné pendant plus d’un siècle l’Église catholique au Canada français à la fois par nécessité et par intérêt, mais pourquoi s’acharner aujourd’hui sur une institution qui n’a de réels pouvoirs que dans l’imagination de ceux et celles qui la combattent sans danger et à peu de frais? Peut-on prendre vraiment au sérieux la paranoïa de nos concitoyens à l’égard de l’Église catholique et d’un prétendu retour toujours possible à la Grande Noirceur? En effet, soyons réalistes : même si l’Église catholique voulait se relancer dans une vaste opération de reconquête de la société québécoise pour regagner son pouvoir institutionnel et réaffirmer une quelconque forme d’autorité morale ou spirituelle, elle n’aurait tout simplement pas les moyens de ses ambitions. Le pape Benoît xvi et ses disciples d’ici ne changeront rien à cette situation.
L’influence globale de l’Église catholique sur la société québécoise a en effet décliné constamment depuis les 50 dernières années[6]. L’Église catholique n’exerce plus de contrôle sur la vie des partis ou du gouvernement. Elle n’est plus présente que très indirectement dans les syndicats, dans les mouvements sociaux d’importance et dans le mouvement associatif et coopératif en général. Le déclin de l’Église est encore plus marqué dans la sphère intellectuelle et culturelle. Les seuls intellectuels catholiques de renom appartiennent à une autre époque. Je ne peux nommer un chanteur, un artiste ou un poète des générations montantes qui transmet une vision catholique du monde. Les élites médiatiques sont dans le meilleur des cas indifférentes à l’Église, mais le plus souvent elles ne se gênent pas pour manifester ouvertement leur hostilité ou une ironie facile à son égard. Dans la sphère de l’éducation et de la vie familiale, le portrait n’est pas rose non plus. On assiste probablement aux dernières années de l’enseignement de la religion catholique dans les écoles. L’Église catholique continue certes à accompagner les Québécois dans certains moments de leurs vies (baptême, mariage, rite funéraire), mais ces rites sonnent de plus en plus faux et suscitent un malaise grandissant chez ceux qui s’y prêtent encore plus par habitude que par conviction réelle. Les Québécois, y compris souvent ceux qui se reconnaissent comme catholiques, vivent leurs vies sans se soucier de l’enseignement doctrinal et moral de l’Église. Les croyances de fond des catholiques pratiquants sont souvent contaminées par un bric-à-brac mêlant doctrines prétendues orientales et croyances « new-age » molles. Les mœurs sociales et sexuelles changent si vites que l’Église est d’ailleurs toujours en retard d’une révolution sexuelle et familiale. Au sujet de la condition de la femme, il semble que le malentendu demeure entre l’Église catholique et la société civile. Au plan institutionnel, le clergé séculier est débordé et ne sait plus où donner de la tête. Les communautés religieuses sont déclinantes et elles sont toutes occupées à gérer leur décroissance. En somme, le divorce entre l’Église catholique et la culture québécoise vivante est consommé.
Un signe visible de ce divorce est la subite inquiétude de la société civile pour le patrimoine religieux. On s’émeut de la conversion de couvents en condominiums; on signe des pétitions pour protéger telle Église, tel lieu de recueillement, tel jardin calme et silencieux. On éprouve un petit pincement au cœur devant la fin d’un monde. On aimerait bien conserver des reliques du « spirituel » dans l’espace quadrillé des cités modernes, c’est ce qui explique l’affairement quelque peu indécent à la muséification de l’Église, à son embaumement parfois très intéressé. L’Église québécoise comme institution vivante et signifiante est sur le point d’être convertie en un patrimoine religieux destiné au touriste et au flâneur en mal de frisson spirituel.
La haine à laquelle je faisais allusion plus haut est donc une haine facile et peu coûteuse. Elle est dirigée contre une institution qui est par terre et exsangue. C’est pourquoi les harangues des boomers contre l’Église sont si exaspérants, telles les piques contre l’Église lancées par le personnage de Rémy, interprété par Rémy Girard, dans Les invasions Barbares[7]. Ces piques sont comme la répétition mécanique d’une vieille rengaine et servent peut-être surtout à cacher l’angoisse spirituelle du personnage — et de la génération qu’il représente — devant la mort. Or, pour ma part, c’est le mort de Rémy que je trouve angoissante. Peut-on en effet trouver belle et forte cette mort anesthésiée par la drogue, mise artificiellement en scène, et qui ne laisse aucune place à l’inquiétude face à ce que l’on appelait jadis les fins dernières? Cette mort très païenne est-elle une mort qui élève l’humanité de l’homme ou n’est-elle que le point d’orgue d’une vie tout occupée à jouir et à s’étourdir? Peut-on vraiment envier une telle mort?
MALGRÉ TOUT, PRÉSERVER L’INQUIÉTUDE SPIRITUELLE
Comme Coupland, je me pose la question : n’y a-t-il pas une dimension essentielle de l’homme qui disparaît avec la paganisation ultramoderne de la société? Dans le contexte plus précis du Québec, je me demande si la fin de l’Église catholique québécoise ne marque pas en même temps la fin de notre capacité sociale à conférer un sens commun aux moments les plus capitaux de notre existence[8]. L’Église catholique portait en elle une formidable réserve de rites, de symboles et de gestes pour matérialiser le sens spirituel de la vie humaine. L’homme québécois ultramoderne est désormais nu et sa nudité est celle du cadavre reposant sur la table d’autopsie éclairée crûment par des néons blafards. Par sa symbolique, l’Église réussissait à faire participer les vies fragiles et contingentes à un fragment d’éternité. Elle arrachait pour ainsi dire le monde humain à sa seule dimension immanente pour l’introduire à la transcendance. Cette présence réelle du corps de l’Église forçait dès lors même ceux et celles qui ne partageaient pas sa foi à s’élever au-delà de la dimension de l’ici et du maintenant, de poser la question de l’âme et de sa destinée finale.
On pourra me reprocher qu’une telle défense de l’Église catholique est en quelque sorte une défense purement esthétique ou utilitaire de l’Église, qui évite la question centrale de la foi au Christ et de l’appartenance à une communauté partageant cette foi. Cette critique est juste, mais je ferai remarquer qu’elle provient souvent de catholiques qui eux-mêmes sont, sinon de cœur, du moins en esprit, devenus des « chrétiens sans Église ». Ils sous-estiment en général les problèmes de l’Église comme institution et des moyens de la préserver. Plus gravement encore, ils contribuent, sans toujours en être conscients eux-mêmes, à la désinstitutionnalisation de l’Église. On retrouve ainsi parmi les catholiques de gauche les critiques les plus sévères de l’Église-institution. À les écouter, le seul moyen pour faire passer le message de l’Évangile dans le monde moderne serait de pousser encore plus loin la modernisation de l’Église, de la faire entièrement correspondre aux principes de la modernité. Or il me semble, tout au contraire, que le monde moderne a besoin d’institutions qui ralentissent la course même du mouvement moderne. Le problème de l’individu moderne est la difficulté qu’il éprouve à prendre une distance à l’égard de lui-même et à concéder qu’il n’est pas totalement en mesure de s’auto-engendrer. Il est donc nécessaire que l’individu soit mis en face d’institutions qui résistent à sa volonté et qui le contraignent à se décentrer, car ce n’est qu’à la faveur de cet effort de décentrement que l’individu conquiert sa pleine humanité. C’est pourquoi une revitalisation de l’Église comme institution serait, à mon avis, souhaitable.
Je n’ignore toutefois pas tous les dangers et difficultés liés à une telle revitalisation de l’Église comme institution. Chez certains, la tentation est grande de vouloir réinstitutionnaliser l’Église en en durcissant les traits et en en figeant l’attitude à l’égard du monde moderne. On notera au passage toute la modernité de ce retour à la tradition de l’Église. Il est moderne sous deux aspects : d’abord, il est un retour à la tradition effectué à partir de la crise du christianisme inaugurée par la remise en question moderne; ensuite, il est moderne par son radicalisme même et par son désir d’en finir avec les dérives modernes. D’une manière tout à fait contradictoire, c’est un retour révolutionnaire à la tradition, dans la mesure où la restauration de la tradition présupposerait l’abolition de l’ordre présent des choses. Il s’agit là d’une rêverie romantique imprudente et dangereuse. La question demeure donc entière : comment une revitalisation de l’Église est-elle possible comme institution sans que cette dernière ne succombe à cette rêverie?
En me prononçant pour la revitalisation de l’Église-institution, je ne suis pas sans savoir que cette proposition se heurte aussi au test de la réalité. Une telle relativisation est fort peu probable, car les relais culturels d’une telle Église ont été détruits dans les 50 dernières années. J’appliquerais ici à notre propre situation le diagnostic que la sociologue française Danièle Hervieu-Léger a formulé à propos de la situation du catholicisme français :
Parce que le monde culturel qui s’impose depuis trente ans a dépouillé l’enracinement qu’il conservait dans un régime d’institutionnalité modelé par l’Église, celle-ci ne dispose plus, pour soutenir l’affirmation de son propre programme, du support d’un cadre de références partagées, d’où la religion comme telle était expulsée, mais où son influence visible s’imposait encore. Dans le temps de l’ultramodernité, la société comme « sortie de la religion » élimine jusqu’aux empreintes que celle-ci avait laissées dans la culture. Plus précisément elle opère — au cœur des institutions séculières, de la famille à l’État, de l’école à la justice — le travail d’une ultime sécularisation : un travail qui atteint la présence « en creux » d’un monde religieux bien antérieurement défait[9].
L’idée soumise par la sociologue est plus simple qu’il n’y paraît de prime abord. Je vais essayer de la mettre en contexte dans notre histoire collective. Je distinguerais deux phases à la crise de l’Église québécoise comme institution. La première phase est celle grosso modo marquée par la tentative d’aggiornamento de l’Église, symbolisée par Vatican ii et incarnée ici par les réformes des années 1960 dans les différents secteurs de la vie de l’Église. L’un des objectifs de ces réformes était d’actualiser le message évangélique pour le rendre plus conforme aux exigences de la culture moderne. Un auteur comme Fernand Dumont a bien vu à l’époque les dangers de décrochage que faisait courir au christianisme la crispation de l’Église sur un modèle d’institution qui répondait certes aux besoins de la société traditionnelle, mais qui devenait de plus en plus dysfonctionnel dans le cadre d’une société moderne[10]. C’est pourquoi la génération personnaliste s’est lancée avec ardeur dans un vaste travail de refonte de l’Église catholique. Ce fut une entreprise valable, nécessaire et spirituellement marquante de notre histoire. Elle suscite l’admiration devant le courage et l’effort qu’il a fallu déployer pour mener à bien une telle entreprise de refondation. Néanmoins, force est de constater que cette refondation fut un échec, comme en témoigne la situation présente de l’Église québécoise.
Du point de vue des acteurs, cet échec n’était toutefois pas prévisible. Ils voyaient certes les signes d’éloignement à l’égard du catholicisme que la culture moderne émergente manifestait, mais ils ont globalement surestimé la force d’implantation réelle de la culture chrétienne au Québec. Là fut leur point aveugle[11]. Ils pensaient sincèrement que l’Église québécoise était suffisamment enracinée dans l’âme du peuple pour effectuer sa transformation et renaître d’une façon nouvelle au cœur de la vie sociale de la communauté. Il leur fallait, pour reprendre l’expression de Dumont, liquider l’ancienne culture chrétienne pour sortir de la crise religieuse introduite par la confrontation avec la modernité émergente[12]. C’est pourquoi ils se sont lancés à corps perdu dans l’entreprise de modernisation et, par ce fait même, ils ont contribué de façon significative aux processus de modernisation déjà enclenchés par la Révolution tranquille. Or la société québécoise dopée par le vertige provoqué par cette subite accélération a poussé jusqu’au bout ces processus, passant ainsi dans un temps très court d’un type de société traditionnel à une société ultramoderne. Dans ce type de société, comme le fait remarquer plus haut Danièle Hervieu-Léger, les empreintes laissées par le christianisme sont progressivement effacées dans les institutions et dans la vie quotidienne. On assiste alors à une sécularisation en profondeur de la société, soit à une sécularisation de la sécularisation, ou à une sécularisation au carré. Autrement dit, la société et la culture sont devenues étrangères au christianisme. La culture commune est désormais une culture postchrétienne.
Cette sécularisation au carré correspond à la seconde phase de l’histoire récente de l’Église catholique québécoise, soit de la fin des années 1970 à aujourd’hui. À partir de cette époque les effets réels de l’effort de modernisation ont commencé à se faire sentir. À travers son immense effort pour rejoindre la culture moderne, l’Église québécoise s’est comme vidée de l’intérieur en tant qu’institution. Elle s’est sécularisée au point de se confondre avec le monde qu’il l’entoure. De façon étrange, elle continue toujours de fournir des preuves de son appartenance à la modernité, même s’il y a longtemps que plus personne ne se soucie guère de lui en demander. Ces forces vives sont comme figées dans les années 1960, et elle ne semble pas s’être rendu compte que le monde extérieur est devenu entre-temps postchrétien. L’Église québécoise est en effet en retard d’une modernité. Elle n’a pas compris que la société québécoise est entrée dans l’ultramodernité et que les jeunes générations participent désormais de ce monde. Nulle agressivité envers l’Église ici, car le christianisme est en passe de devenir un simple objet de curiosité historique. Ce monde est le monde de Douglas Coupland, à savoir le monde de la vie après Dieu. Mon monde. Notre monde.
C’est pourquoi une revitalisation de l’Église québécoise comme institution n’est pas à prévoir. Les forces qui travaillent à sa dissolution sont trop puissantes. Il y aura certes dans l’avenir une Église catholique au Québec, mais ses contours institutionnels demeurent très flous. La seule chose que je puis avancer est qu’elle n’exercera plus un pouvoir d’institution significatif dans la société. En outre, on peut craindre que la relance institutionnelle de l’Église souhaitée par les forces les plus conservatrices en son sein n’aboutissent en fait à rendre totalement inaudibles le genre de questions que le christianisme est toujours susceptible de poser au monde moderne. En décrochant totalement de la culture québécoise moderne, l’Église catholique risquerait de tomber dans la dérive sectaire qui affecte déjà plusieurs mouvements chrétiens contemporains[13]. La contre-utopie conservatrice, qui est celle d’une séparation radicale du monde par une remontée dans un temps passé imaginairement et sélectivement reconstruit, n’est alors qu’une autre manière d’étouffer l’inquiétude spirituelle en achetant à bon compte la certitude du salut des justes. Or c’est précisément cette inquiétude qu’il faut préserver dans un monde qui cherche par tous les moyens à nous en faire oublier l’existence même.
La situation que je viens de décrire n’est pas sans tragique. Il faut résister à la tentation de vouloir lui échapper pour retrouver une fausse paix de l’esprit. La société québécoise est de peu de secours ici. Nous avons en effet bien peur chez nous du tragique. Nous lui avons substitué la comédie vulgaire et dérisoire et le cynisme des demi-savants. C’est pourquoi il est salutaire d’être au chevet de l’Église catholique et de ne pas se réjouir de sa disparition. Elle sait encore, au moins par le souvenir, nous élever quelque peu l’âme. Malgré ses excès et ses faiblesses, elle avait naguère insufflé une beauté tragique à notre existence et elle connaissait les mots pour nous consoler de nos misères. Elle peut peut-être encore nous sauver d’un paganisme trop satisfait de lui-même, en éveillant en nous l’inquiétude de notre propre fin et de la fin de toutes choses.
Daniel Tanguay*
NOTES
1. Ce texte est une version modifiée d’une communication donnée en novembre 2004 au Centre culturel chrétien de Montréal, dans le cadre d’une table ronde intitulée « Générations et religions ».
* Daniel Tanguay est professeur au Département de philosophie de l’Université d’Ottawa.
2. Douglas Coupland, Life after God, New York, Pocket Books, 1994, p. 271-274 (ma traduction).
3. Paris, u.g.f., coll. 10/18, 2004.
4. « Le programme institutionnel en appelle à des principes ou des valeurs qui ne se présentent pas comme de simples reflets de la communauté ou de ses mœurs, il est construit sur un principe universel et plus ou moins “hors du monde”. Extériorité qui implique justement une action volontaire — comme le souligne Durkheim à propos de l’école — dans la mesure où il s’agit d’arracher les acteurs à l’expérience banale et familière de leur propre monde » (F. Dubet, Le déclin de l’institution, p. 24, cité par Danièle Hervieu-Léger, Catholicisme, fin d’un monde, Paris, Bayard, 2003, p. 270).
5. J’entends par « ultramodernité » l’état social où les processus caractéristiques de la modernité se sont réalisés entièrement dans la société en épuisant totalement les forces de l’ancien monde qui résistaient encore en elle. La société ultramoderne est la société qui n’a plus de « réserves de tradition ».
6. Pour un portrait plus exhaustif de ce déclin de l’Église catholique, on peut se reporter au rapport présenté à l’Assemblée des Évêques du Québec : Risquer l’avenir : bilan d’enquête et prospectives (Montréal, Fides, 1992), ainsi qu’à l’ouvrage plus récent de Normand Provencher : Trop tard? L’avenir de l’Église d’ici (Ottawa, Novalis, 2002).
7. Cf. Denys Arcand, Les invasions barbares, Montréal, Boréal, 2003, p. 90-91.
8. Sur cette crise du croire ensemble, voir les précieuses indications de Raymond Lemieux et Jean-Paul Montminy données dans Le catholicisme québécois (Québec, éd. de l’irqc, 2000, p. 104-108).
9. D. Hervieu-Léger, op. cit., p. 268.
10. Cf. Fernand Dumont, Pour une conversion de la pensée chrétienne, Ottawa, hmh, 1964, p. 57-93.
11. À ce propos, cf. la conclusion de l’ouvrage de Martin Meunier et Jean-Philippe Warren, Sortir de la « Grande noirceur ». L’horizon personnaliste de la Révolution tranquille (Québec, Septentrion, 2002).
12. Cf. F. Dumont, op. cit., p. 58.
13. À ce propos, cf. les réflexions de Martin Meunier en conclusion de son article « Benoît xvi : vers un divorce entre culture québécoise et Église catholique » (dans L’annuaire du Québec 2006, Montréal, Fides, 2005, p. 135-146).