Dans les démocraties modernes, le discours religieux peut entrer dans l’espace public de plusieurs façons : (1) par des chefs politiques qui l’utilisent pour justifier leurs idées et leurs actions; (2) par les communautés religieuses qui s’adressent au public et au gouvernement pour faire valoir leur vision éthique de la société; et (3) par la société qui respecte et soutient les démarches des communautés religieuses pour exprimer et protéger leur identité.
Pour mieux comprendre ce qui se passe en Amérique du Nord, je veux d’abord montrer qu’il y a une grande différence entre la place qu’occupe la religion au Québec/Canada et aux États-Unis.
AU QUÉBEC ET AU CANADA
Au Québec, et même au Canada anglais, la société s’est sécularisée de telle façon que l’on n’accepte plus l’utilisation d’un discours religieux ni par les chefs des gouvernements, ni par les hommes et femmes politiques. Au moins, c’est l’impression que j’ai en lisant tous les matins le Globe and Mail et Le Devoir. Quand, tout récemment, deux députés conservateurs se sont déclarés chrétiens et ont en tant que tels défendu les prétendues valeurs familiales, les journaux y ont vu une erreur stratégique, et des commentateurs ont même attribué à cette profession de foi le déclin d’appui pour M. Harper, chef du Parti conservateur. Si certains citoyens s’opposaient au dimanche, jour férié de la semaine, ou au calendrier chrétien parce que les chrétiens s’y trouvent privilégiés par rapport aux citoyens d’autres religions, les gouvernements canadiens défendraient ces coutumes au nom de la continuité culturelle et non pas au nom de la foi.
Par contre, dans une démocratie comme la nôtre, les communautés religieuses, tout comme les syndicats et les associations professionnelles, ont le droit d’instituer des think tanks, des comités de recherche, pour étudier les problèmes sociaux et politiques et élaborer des recommandations suivant leur vision éthique en vue de former leurs membres et d’influencer l’opinion publique. Les chefs des Églises ont aussi le droit de s’adresser directement aux gouvernements pour faire valoir leurs positions. C’est ainsi que les évêques catholiques et les chefs de l’Église unie se sont récemment adressé aux députés fédéraux sur le mariage gai, les premiers pour que les députés s’y opposent, et les derniers pour que les députés l’appuient. Mais dans notre société, la voix des Églises n’est plus écoutée; elle a perdu son autorité.
Depuis que je vis au Québec — cela fait presque 20 ans —, je suis fortement engagé dans la gauche catholique représentée par le Centre justice et foi, le Centre Saint-Pierre, Développement et paix, l’Entraide missionnaire, les Journées sociales et d’autres organismes. Au nom de la solidarité universelle annoncée dans l’Évangile, tous ces groupes articulent une critique de la société capitaliste actuelle, du Québec cassé en deux, de la mondialisation néolibérale et de l’écart grandissant entre les régions où la majorité des gens mangent bien et les autres régions où la majorité a faim. Mais nos déclarations ne sont pas rapportées dans la presse; nos revues et nos livres ne sont lues que par nos propres membres; nous n’avons aucune influence sur la société. Quand la culture se sécularise, le discours religieux perd sa place dans l’espace public.
Il n’y a pas, ni au Québec ni au Canada, de retour à la religion. Dans son récent livre Restless Churches[1], le sociologue Reginald Bibby annonce l’émergence d’une renaissance religieuse au Canada, mais ne présente aucune preuve à l’appui de son affirmation. En fait, ses propres recherches montrent que les Églises sont en décroissance, même au Canada anglais. Cela, même si, pour les familles immigrantes, la participation à leur communauté religieuse reste chose importante.
La seule occasion de discuter les questions religieuses dans l’espace public, me semble-t-il, réside dans l’effort de la société à s’adapter au nouveau pluralisme religieux produit par l’immigration récente des Africains et des Asiatiques. Je reviendrai plus tard sur ce sujet.
AUX ÉTATS-UNIS
Parce que les États-Unis sont la seule société moderne d’Occident où les religions fleurissent, les sociologues s’y sont beaucoup intéressés. Déjà en 1831, lors de sa visite aux États-Unis, Alexis de Tocqueville, étonné par la vitalité de la religion, a remarqué le rôle social important joué par le réseau très varié des Églises dans cette société. Max Weber, visitant les États-Unis au début du xxe siècle, a lui aussi exprimé son étonnement et souligné que le pluralisme chrétien exerçait une fonction importante dans la société américaine. Le sociologue américain Peter Berger, qui voyait des signes d’une sécularisation de cette société au cours des années 1960, a été obligé de changer d’opinion 20 ans plus tard. La sécularisation se manifeste surtout dans les milieux intellectuels et universitaires. Dans les années 1980, le sociologue américain Andrew Greeley a montré que la fonction sociale de la religion dans la société américaine, reconnue par Tocqueville, n’a pas changée, sauf qu’elle est remplie aujourd’hui par toutes les religions : chrétienne, juive, musulmane, etc.
Les sociologues reconnaissent que la Révolution américaine a conduit à une forme d’organisation de la religion inconnue en Europe. La plupart des Églises américaines ont appuyé la Révolution, y compris la séparation entre l’ordre ecclésiastique et l’ordre gouvernemental. Les Églises ont accepté de bon gré la règle de non-financement par l’État. Elles se sont montrées prêtes à se réorganiser en communautés volontaires, financées par leurs propres membres et respectant le pluralisme ecclésiastique. Ces « dénominations », comme on les appelait, ont été une invention américaine. Même si les « dénominations » étaient indépendantes de l’État, elles étaient fières d’être américaines, elles ont aidé à la formation d’une conscience nationale, et ont partagé l’idée messianique de la mission de l’Amérique dans le monde.
Selon les sociologues, dans la société américaine caractérisée par une forte mobilité, les gens étant appelés à se déplacer souvent d’un endroit à l’autre, le réseau fort diversifié des « dénominations » a permis aux Américains de trouver en chaque endroit une petite communauté dans laquelle ils se sentaient chez eux. Greeley voyaient dans ces groupes ecclésiaux des tribus répandues à travers le pays, offrant aux gens une certaine communauté d’intimité dans la grande société impersonnelle. La multiplication des « dénominations » permettait aux Américains de trouver le groupe qui correspondait à leurs propres aspirations, appliquant ainsi le principe du marché au domaine de la religion. De plus, selon les sociologues, quand des Américains, après avoir appuyé financièrement leur Église, perdent la foi, ils ont tendance à rester fidèles à l’institution dans laquelle ils ont investi tant d’argent.
Après la Révolution américaine, les catholiques de la nouvelle République voulaient se comporter aussi comme une « dénomination », appuyer la séparation entre l’Église et l’État, respecter les autres confessions et coopérer avec elles, mais leur effort a été critiqué par Rome, et plus tard, en 1898, même condamné par l’encyclique Testem benevolentiæ. Les catholiques s’y sont alors constitués comme une sous-culture, jusqu’au concile Vatican ii qui leur a permis de se comporter comme une « dénomination». Il faut ajouter que la structure multiforme du christianisme américain a rendu possible la normalisation rapide des juifs, des musulmans et des adeptes des autres religions, car leurs communautés étaient elles aussi divisées en groupes différents suivant une structuration semblable à celle du christianisme.
Dans un article publié en 1966, Robert Bellah a examiné le discours des présidents américains à l’occasion de leur inauguration ainsi que le discours des gouverneurs et des maires à l’occasion des fêtes nationales. Il en a tiré la conclusion qu’il existe au États-Unis « une religion civile » avec ses rites, ses prières et son Dieu. Selon Bellah, cette religion se base sur deux traditions, les Lumières respectant les lois de la nature et son Dieu (le déisme), et le christianisme croyant en un Dieu qui a élu un peuple et lui a légué une terre promise. Cette religion civile n’est pas identique aux religions historiques du judaïsme et du christianisme, mais elle peut s’infiltrer dans ces religions et leur prêter de son énergie et de son enthousiasme. La religion civile, toujours selon Bellah, peut être interprétée de façon différente : légitimation de l’American way of life, idéologie justifiant les ambitions de l’empire américain ou, au contraire, défi prophétique jugeant la politique du gouvernement à la lumière de valeurs transcendantes.
Pour comprendre ce qui se passe dans le monde, il est important de se rendre compte qu’aux États-Unis, la religion joue un rôle qui n’a aucun parallèle dans les autres sociétés modernes.
Malgré la séparation entre l’Église et l’État, les présidents et les hommes et femmes politiques américains peuvent invoquer Dieu et leurs idéaux religieux dans leur discours public. Cela se fait souvent depuis quelques décennies, surtout dans le Parti républicain. Mais parler d’un « retour à la religion » ne constitue pas, selon moi, une explication valable de ce qui se passe. Il s’agit plutôt de la conversion des protestants conservateurs et fondamentalistes à l’action politique. Depuis la Deuxième Guerre mondiale jusqu’aux années 1970, ce sont les Églises « mainline », les Églises historiques appuyant ce que les Américains appellent des valeurs libérales, qui ont eu de d’influence culturelle et politique, tandis que les Églises « evangelical » ne s’intéressaient qu’à la conversion des individus et n’intervenaient presque pas dans la vie publique. Cela a changé en 1978, avec la fondation de la Moral Majority, renforcée en 1989 par la création de la puissante Christian Coalition of America[2], un mouvement patriotique et réactionnaire dans le Parti républicain, utilisé par ce parti pour attirer l’électorat. Même les intellectuels américains sont aujourd’hui engagés dans une guerre culturelle (« culture war ») entre les valeurs libérales et traditionnelles. Le choc des civilisations[3] de Samuel Huntington considère que les États-Unis sont menacés par le monde musulman et par le futur développement industriel de la Chine; il exhorte les Américains à retourner à leurs racines chrétiennes pour y trouver la force de se défendre. Le discours chrétien utilisé par George W. Bush frôle l’appel à la croisade. Le livre The Clash of Fundamentalisms de Tariq Ali[4] présente sur la page couverture une photo de George W. Bush habillé en cheik arabe et, sur le dos, une photo de Oussama Ben Laden habillé en président américain.
La protestation chrétienne la plus forte contre le discours religieux de M. Bush et de la Christian Coalition se trouve dans une déclaration faite en novembre 2004 par une communauté chrétienne appelée The Sojourners, théologiquement conservatrice mais socialement radicale[5]. Ce document suit la structure littéraire de la célèbre déclaration de Barmen faite en 1934 par une petite Église allemande contre la politique de Hitler. Les deux déclarations se composent de cinq affirmations de ce que croient ces communautés, suivies chaque fois par une condamnation de ce que dit ou fait le gouvernement.
LE NOUVEAU PLURALISME RELIGIEUX
Dans le passé, les immigrants étaient en grande majorité des chrétiens et des juifs venant de l’Europe, partageant bien des symboles et des coutumes de la société d’accueil. L’arrivée récente des immigrants africains et asiatiques, incluant des musulmans, des hindous, des bouddhistes et des adeptes d’autres religions, a créé un pluralisme religieux auquel la société occidentale n’était aucunement habituée. Les immigrants arrivent avec leurs croyances et leur style de vie que les gens de la majorité trouvent étranges. Beaucoup de ces immigrants conservent bien vivant le triste souvenir de la colonisation imposée à leur culture par un empire européen. Souvent les nouveaux arrivés ne comprennent pas la distinction entre religion et ordre politique, distinction qui est un héritage chrétien inconnu dans d’autres cultures. Ces immigrants se trouvent vite exposés aux préjugés de la majorité, héritière des mensonges que les chrétiens ont racontés à l’égard des religions païennes. Depuis le 11 septembre 2001 et les lois antiterroristes, la situation des musulmans et de ceux qui leur ressemblent a beaucoup empiré. La projet de loi canadien c-36 donne le pouvoir à la police d’arrêter une personne sur simple soupçon et de la garder sans possibilité de communiquer avec l’extérieur pendant 24 heures. C’est une consécration officielle d’un préjugé « racial » qui provoque un sentiment d’insécurité chez les immigrants et les concitoyens d’origine arabe ou musulmane.
Mon malaise devant cette situation détermine la perspective à travers laquelle je vois les problèmes créés par le nouveau pluralisme religieux. Je suis attristé par le débat public qui se déroule en France et en Allemagne, et qui laisse peu de place à la solidarité humaine. Depuis quelques mois, je lis les écrits des intellectuels musulmans vivant en Occident. Ces penseurs présentent une interprétation de leur tradition religieuse qui leur permet d’affirmer les droits humains et le pluralisme démocratique. Je suis sensible à leur effort théologique car, au concile Vatican ii (1962-1965), les catholiques, eux aussi, interpellés par la modernité, ont réinterprété leur tradition et reconnu, au nom de leur foi, la liberté religieuse et les droits de l’homme.
Je suis reconnaissant à la Commission des droits de la personne ici au Québec pour son interprétation de la Charte des droits qui promeut le respect des membres des religions non chrétiennes, les protège contre un courant qui veut les assimiler à la culture dominante et leur assure le droit de se manifester visiblement comme communauté croyante. L’application de la Charte pour défendre leur droit à la différence encouragera les immigrants à explorer, à la lumière de cette charte, la relation homme-femme dans leur propre milieu. La persuasion et l’attrait de notre « vivre-ensemble » convaincront les prochaines générations issues de l’immigration à s’insérer dans la société et à devenir de bons citoyens contribuant au bien commun.
Je suis aussi reconnaissant aux grandes Églises d’Europe et d’Amérique du Nord qui refusent de prêcher la foi chrétienne aux immigrants appartenant à d’autres religions. Faire du prosélytisme serait un geste qui profiterait d’une situation de faiblesse. Les Églises vivent une évolution théologique — l’Église catholique, depuis le concile Vatican ii — et se sentent appelées à promouvoir la justice et la paix, ce qui se traduit, dans le contexte présent, par la défense des droits des immigrants et leur protection contre les préjugés. Dans une brochure d’enseignement chrétien publiée par l’Archidiocèse de Montréal en 2003, on lit que le « pluralisme religieux présent à Montréal, polyphonie des voix des chercheurs de Dieu, peut susciter le désir de bien connaître sa partition et de reconnaître les langues multiples de l’Esprit ».
Dans une société fondée sur le pluralisme religieux, c’est la justice qui exige la laïcité de l’État, c’est-à-dire sa neutralité envers toutes les religions. Croyants et athées ont les mêmes droits et méritent le même respect public. Mais les croyants espèrent que cette neutralité soit l’expression d’une laïcité pragmatique et n’implique pas la laïcité dogmatique selon laquelle le refus de toute métaphysique est la seule vérité, toutes les autres interprétations de la réalité étant considérées illusoires ou erronées. Selon le sociologue britannique David Martin, les anciens catholiques, ayant quitté un système qui se présentait comme vérité totale et qui méprisait les hérésies, sont tentés d’ériger, à leur tour, leur nouvelle philosophie en système total et de ne pas respecter la dissidence. Martin a étudié surtout les formes de laïcité en France et dans d’autres pays européens d’héritage catholique. Par contre, la laïcité pragmatique s’abstient de tout jugement métaphysique : elle respecte tout à la fois l’athéisme et les croyances religieuses. La laïcité pragmatique promeut le « vivre-ensemble » de tous les citoyens et de leurs communautés, ouverte à la contribution au bien commun que chacun, s’inspirant de sa propre tradition, apporte.
Pour désengorger les tribunaux, certains gouvernements provinciaux ont encouragé le recours aux méthodes plus expéditives et moins coûteuses de règlement des conflits familiaux. Ces responsabilités peuvent être assumées par des communautés partageant les mêmes valeurs éthiques, comme par exemple les églises, les synagogues et les mosquées. Certains groupes chrétiens et juifs exercent déjà cette responsabilité. Quand récemment, en Ontario, un groupe de musulmans a sollicité le droit de mettre sur pied une cour d’arbitrage, le gouvernement a demandé à une ancienne députée, madame Marion Boyd, d’étudier cette demande. La recommandation positive de son rapport a provoqué un débat dans la province, surtout à l’intérieur de la communauté musulmane elle-même dans laquelle beaucoup de croyants et croyantes s’opposent à l’installation d’une cour islamique, étant donnée la tradition patriarcale de l’islam. Le gouvernement ontarien ne s’est pas encore prononcé à ce sujet. Au Québec, où aucun groupe musulman n’a fait une telle demande et où aucune étude n’a été faite sur ce sujet, l’Assemblée nationale a pris position unanimement contre l’implantation de cours d’arbitrage islamiques. C’est là une démarche inusitée.
C’est un débat tout à fait légitime de se demander si, dans une société pluraliste, on devrait conserver les symboles chrétiens comme la croix ou l’arbre de Noël. Il me semble que l’élimination de tous les symboles chrétiens traditionnels créerait l’impression que la laïcité dogmatique constitue l’orthodoxie officielle de la société. Par respect pour le pluralisme religieux, je préférerais garder les symboles traditionnels et permettre les expressions visuelles des autres religions, comme ce fut le cas à Outremont où on a permis aux juifs hassidim d’installer une démarcation sacrée visible.
J’ai des amis qui ont peur que les immigrants arrivant avec leur culture religieuse se construisent un ghetto ou une existence collective séparée, comme l’ont fait les juifs hassidim et les mennonites traditionnels. J’ai d’autres amis qui ont peur que ces immigrants soient influencés par l’individualisme et l’utilitarisme de la société capitaliste et perdent leur sens profond de la solidarité humaine. Pourquoi ne pas imaginer que ces communautés, tiraillées entre deux tendances opposées, le collectivisme et l’individualisme, puissent trouver leur propre via media, une approche sociale permettant de défendre leur identité et d’étendre leur solidarité à toute la société? Je fais confiance à la créativité produite par le métissage.
Gregory Baum*
NOTES
* Gregory Baum est professeur émérite à la Faculté de sciences religieuses de l’Université McGill. Il est membre du comité de rédaction de la revue Relations et auteur de nombreux livres, dont Le nationalisme : perspectives éthiques et religieuses (trad. A. Beaudry, Montréal, Bellarmin, 1998).
1. R. Bibby, Restless Churches: How Canada’s Churches can Contribute to the Emerging Religious Renaissance, Ottawa, Novalis, 2004.
2. Voir le site <www.cc.org>.
3. Trad. J.-L. Fidel, Paris, Odile Jacob, 2000.
4. The Clash of Fundamentalisms: Crusades, Jihads, and Modernity, London, Verso, 2002.
5. Voir le site <www.sojo.net>. Pour la déclaration, cliquez sur « Confessing Christ in a World of Violence ».