Avec le triomphe des valeurs libérales dans le processus actuel de la mondialisation, le sexe tarifé a connu, dans les dernières décennies, une expansion considérable; la soumission aux règles du marché et aux lois libérales contractuelles d’échange entraîne une acceptation de plus en plus grande de l’acte marchand, qui donne accès, contre une somme variable d’argent, au sexe de personnes. La prostitution est désormais, pour un nombre important d’États et d’organisations, un « métier comme un autre », un simple « travail du sexe » et, même pour certains, un « droit » ou une « liberté ».
Depuis le début du nouveau millénaire, plusieurs États ont réglementé (légalisé) la prostitution (Pays-Bas, Allemagne, Suisse, Australie, Nouvelle-Zélande). Au Canada, un sous-comité sur le racolage examine les articles du Code criminel en vue de les amender ou de les supprimer. Le Bloc québécois a adopté en 2001 une position favorable à sa réglementation, et il a déposé une loi à cet effet en 2002. Il est donc urgent de discuter des conséquences de la réglementation de la prostitution.
Au Québec, le débat peut schématiquement être résumé ainsi : d’un côté, la prostitution est considérée comme un « travail sexuel », et les lois du travail devraient constituer l’encadrement législatif essentiel; de l’autre, cette activité est vue comme l’un des piliers de l’oppression des femmes et une violence faite à leur endroit.
Avant de poursuivre, il faut d’ores et déjà indiquer un préalable à cette discussion en soulignant quelques données significatives : au Canada, l’âge moyen d’entrée dans la prostitution variait, en 1998, entre 14,1 et 14,8 ans selon les provinces. Entre 70 et 80 pour cent des personnes prostituées[1] étaient mineures lorsqu’elles ont commencé à être mises sur le marché du sexe. En 1997, le nombre d’enfants prostitués était estimé à 10 000. Les personnes dans la prostitution au Canada connaissent un taux de mortalité 40 fois supérieur à la moyenne nationale.
LA QUESTION DE LA VIOLENCE
Si selon les partisans de l’abolition de la prostitution les rapports sociaux de domination et d’oppression y règnent, avec son lot de violence, pour les tenants de la déjudiciarisation de la prostitution (y compris le proxénétisme et la traite[2]), ce sont les conditions d’exercice de la prostitution (clandestinité, opprobre social), qui sont la source de la violence, et non l’exercice lui-même.
Certes, les conditions d’exercice de la prostitution peuvent aggraver la violence, mais ce sont avant tout les rapports sociaux sous-tendant la prostitution qui sont, de l’avis des abolitionnistes, la cause fondamentale des voies de fait et des viols dont sont victimes les personnes prostituées. Les méthodes de recrutement des proxénètes ne sont pas la simple addition de conduites privées et « abusives », mais s’insèrent dans un système structuré tant à l’échelle mondiale qu’au niveau local, qui occasionne les sévices. Les brutalités exercées par un nombre important de clients dérivent du fait que la transaction vénale leur confère une position de pouvoir.
Une étude sur les personnes prostituées de rue en Angleterre établit que 87 pour cent d’entre elles ont été victimes de violence au cours des 12 mois précédents, et que 43 pour cent d’entre elles souffrent de conséquences d’abus physique graves. Une recherche menée à Chicago a montré que 21,4 pour cent des femmes exerçant des activités d’escortes et de danseuses nues ont été violées plus de 10 fois. Une étude américaine menée à Minneapolis montre que 78 pour cent des personnes prostituées ont été victimes de viol par des proxénètes et des clients, en moyenne 49 fois par année, que 49 pour cent ont été victimes d’enlèvement et transportées d’un État à un autre, et que 27 pour cent ont été mutilées. De nombreuses autres études, dont il serait fastidieux d’exposer les résultats, vont dans le même sens.
Un grand nombre de personnes prostituées, victimes de la traite, sont fournies « clés en main » au marché : « En vingt jours, on peut briser n’importe quelle femme et la transformer en prostituée », raconte une responsable bulgare d’un foyer de réinsertion[3]. Leur appropriation par les trafiquants, devenues leurs possesseurs, leur métamorphose en « marchandises » — des humains transmutés en choses vénales qui sont vendues sur le marché du sexe —, leur dépersonnalisation, puis leur consommation exigent le viol de leur humanité et requièrent la violence.
Les brutalités exercées à l’endroit des personnes prostituées sont multiples, et souvent innommables. La première violence est intrinsèque à la prostitution : la chosification et la marchandisation ont pour fonction la soumission des sexes à la satisfaction des plaisirs sexuels d’autrui. La deuxième lui est également inhérente : dans la très grande majorité des cas, on devient une personne prostituée à la suite de violences sexuelles (entre 80 et 90 pour cent des cas, selon différentes études[4]), physiques, psychiques, sociales et économiques. La troisième est liée à l’expansion importante de la prostitution et à la dégradation consécutive des conditions dans lesquelles évoluent les personnes prostituées. La quatrième dérive des conditions de recrutement dans la traite à des fins de prostitution. Le rapt, le viol, l’abattage — il existe des camps d’abattage dans plusieurs pays européens, pas seulement dans les Balkans et en Europe centrale, mais également en Italie, où l’abattage est nommé « écolage » —, la terreur et le meurtre ne cessent d’être des accoucheurs et des prolongateurs de cette industrie. Ils sont fondamentaux non seulement pour le développement des marchés, mais également pour la « fabrication » même des « marchandises » sexuelles, car ils contribuent à rendre les personnes prostituées « fonctionnelles » — cette industrie exigeant une disponibilité totale des corps et des sexes.
En fait, la prostitution est ontologiquement une violence. Elle se nourrit d’elle et l’amplifie. Les conditions d’exercice de la prostitution ne sont donc pas la cause de cette violence, même si les organisations favorables à la décriminalisation de la prostitution ou à sa réglementation argumentent en ce sens.
L'AMPLEUR DES INDUSTRIES DU SEXE
Chaque année, environ 500 000 femmes victimes de la traite sont mises sur le marché de la vénalité sexuelle dans les pays de l’Europe de l’Ouest; 75 pour cent des femmes victimes de cette traite ont 25 ans ou moins, et une proportion indéterminée d’entre elles, très importante, est constituée de mineures. Environ quatre millions de femmes et d’enfants sont victimes chaque année de la traite mondiale aux fins de prostitution.
L’industrie de la prostitution représente 5 pour cent du pib des Pays-Bas, entre 1 et 3 pour cent de celui du Japon, et en 1998, l’Organisation internationale du travail a estimé que la prostitution représentait entre 2 et 14 pour cent de l’ensemble des activités économiques de la Thaïlande, de l’Indonésie, de la Malaisie et des Philippines.
Au cours des années 1990, en Asie du Sud-Est seulement, il y a eu trois fois plus de victimes de la traite à des fins de prostitution que dans l’histoire entière de la traite des esclaves africains, soit 33 millions de victimes en une décennie.
En 2001, la prostitution a engendré un chiffre d’affaires mondial de 72 milliards de dollars américains. En 2002, les profits de la traite des femmes et des enfants ont été estimés par l’onu entre 7 et 12 milliards de dollars américains par année. Les femmes et les enfants victimes de la traite à des fins de prostitution sont nettement plus nombreux (90 pour cent) que les personnes qui sont l’objet d’un trafic aux fins d’exploitation domestique ou de main-d’œuvre à bon marché.
La croissance effrénée des industries du sexe a pour effet une remise en cause des droits humains fondamentaux, notamment ceux des femmes et des enfants devenus des marchandises sexuelles. Le statut des femmes et des enfants a même gravement régressé. Dans de nombreux pays du tiers-monde ainsi que les anciens pays d’Europe « socialiste », sous l’impact des politiques d’ajustement structurel et de la libéralisation économique, les femmes et les enfants sont devenus de nouvelles matières brutes (new raw resources, dans la littérature de langue anglaise) exploitables et exportables. Les victimes de l’économie du sexe sont la source des rentes les plus fortes de l’économie mondialisée. En conséquence, la traite à des fins de prostitution est l’un des secteurs connaissant actuellement la plus forte expansion de l’économie mondiale. De ce fait, elle attire l’ensemble des groupes criminels dont certains, auparavant, étaient spécialisés dans d’autres secteurs d’activité.
Du point de vue de leurs possesseurs, ces femmes et ces enfants se caractérisent par un double avantage qui se traduit par la marchandisation non seulement des corps et des sexes, mais également par celle des femmes et des enfants vendus successivement à différents réseaux criminels proxénètes avant de l’être aux clients — d’où l’idée fréquente de l’apparition d’une nouvelle forme d’esclavage pour caractériser la traite dont sont victimes des millions de femmes et d’enfants.
PERSONNES PROSTITUÉES D’ORIGINE ÉTRANGÈRE ET TRAITE DES ÊTRES HUMAINS
L’exemple des Pays-Bas est un bon indicateur de l’expansion de l’industrie sexuelle au cours des dernières décennies et de la croissance de la traite à des fins de prostitution : il y avait dans ce pays 2 500 personnes prostituées en 1981, 20 000 en 1989, et 30 000 en 2004. Les Pays-Bas sont désormais un site de prédilection du tourisme sexuel mondial. À Amsterdam, où il y a 250 bordels, 80 pour cent des personnes prostituées sont d’origine étrangère et 70 pour cent d’entre elles sont dépourvues de papiers. En 1960, 95 pour cent des prostituées des Pays-Bas étaient néerlandaises, alors qu’en 1999, elles ne sont plus que 20 pour cent. En Autriche, 90 pour cent des personnes prostituées sont originaires d’autres pays. En 2003, on estime en Grèce à 20 000 les victimes de la traite aux fins de prostitution par année, tandis qu’elles étaient 2 100 par année au début de la décennie précédente. Il y a 10 ans, le nombre de personnes prostituées d’origine grecque était estimé à 3 400; aujourd’hui, leur nombre reste plus ou moins le même, mais avec l’explosion de l’industrie prostitutionnelle, le nombre de personnes prostituées d’origine étrangère a été multiplié par 10. Entre 75 et 85 pour cent des personnes prostituées des quartiers chauds d’Allemagne sont d’origine étrangère, dont au moins la moitié sont clandestines.
Qui dit personnes prostituées étrangères, dit traite des êtres humains aux fins de prostitution, ce qui implique évidemment l’organisation de ladite traite. C’est l’organisation proxénète et le crime organisé qui sont les grands pourvoyeurs des boîtes de nuit et des bordels, qui sont au nombre de 700 aux Pays-Bas, où la prostitution est réglementée depuis le 1er octobre 2000. Cette réglementation qui devait profiter, selon ses promoteurs, aux personnes prostituées, est vraisemblablement un échec puisque 4 pour cent d’entre elles seulement se sont enregistrées. À Vienne, en Autriche, le nombre de personnes prostituées était estimé, au début de 2000, entre 6 000 et 8 000; seulement 600 d’entre elles étaient enregistrées.
Comme en font foi les expériences néerlandaise, grecque et autrichienne, le nombre de personnes prostituées enregistrées ou « légales », originaires du pays, diminue progressivement (en termes relatifs ou absolus) et le nombre de personnes prostituées clandestines ou illégales augmente. La légalisation de la prostitution n’améliore pas le sort des personnes prostituées, contrairement aux affirmations des activistes favorables à cette politique. Mais la légalisation représente un pactole certain pour les proxénètes, dont l’activité est désormais légitime : au cours des 10 dernières années, les activités de l’industrie du sexe aux Pays-Bas ont progressé de 25 pour cent. Grâce à sa législation réglementariste, l’État néerlandais perçoit annuellement 1 milliard 202 millions de dollars américains en impôts, ce qui en fait l’un des principaux proxénètes d’Europe.
LÉGALISATION ET EXPANSION DE LA PROSTITUTION ET DE LA TRAITE DES FEMMES ET DES ENFANTS
Les promoteurs de la légalisation de la prostitution en Australie soutenaient qu’une telle mesure résoudrait des problèmes comme le contrôle du crime organisé de l’industrie du commerce sexuel, l’expansion déréglementée de ladite industrie et la violence subie par les personnes prostituées de rue. En fait, la légalisation n’a résolu aucun de ces problèmes : au contraire, elle en a entraîné de nouveaux. Entre autres, depuis la légalisation, la prostitution des enfants a connu une croissance importante. Les bordels sont en expansion et le nombre de bordels illégaux surpasse le nombre de bordels légaux. Bien qu’on ait cru que la légalisation permettrait le contrôle de l’industrie du sexe, l’industrie illégale est désormais « hors contrôle ». Dans l’État australien du Victoria, la police estime à 400 les bordels illégaux, contre 100 légaux.
La réglementation de la prostitution en Australie a donc eu pour conséquence une nette croissance de cette industrie. La traite des femmes et des enfants pour « approvisionner » les bordels légaux et illégaux en a été l’un des résultats. Les « entrepreneurs du sexe » éprouvent de la difficulté à recruter des femmes localement pour fournir une industrie en expansion, et les femmes issues de la traite sont plus vulnérables et plus profitables. Les trafiquants vendent ces femmes aux propriétaires des bordels du Victoria pour une somme de 15 000 dollars américains chacune. Elles sont tenues en servitude par cette dette. On estime à un million de dollars les bénéfices hebdomadaires que l’industrie de la prostitution tire de la traite des femmes.
Aux Pays-Bas, la légalisation « devait mettre fin à la prostitution des mineurs » : pourtant, le nombre de mineurs prostitués est passé de 4 000 en 1996, à 15 000 en 2001, dont au moins 5 000 sont d’origine étrangère. La réglementation de la prostitution engendre une colossale expansion de cette industrie et de la traite qui en est un corollaire.
Un pays « abolitionniste » comme la France, dont la population est estimée à 61 millions d’habitants, comprend moitié moins de personnes prostituées sur son territoire qu’un petit pays comme les Pays-Bas (16 millions d’habitants) et 15 fois moins qu’un pays comme l’Allemagne (environ 82,4 millions d’habitants). En Suède, où une loi a été adoptée pour pénaliser les clients, on estime à une centaine seulement le nombre de personnes prostituées, pour près de neuf millions d’habitants. De plus, la traite de femmes et d’enfants vers la Suède a été largement freinée. En Finlande, pays voisin, on estime entre 15 000 et 17 000 le nombre de personnes victimes chaque année de la traite à des fins de prostitution.
Dans les pays qui ont réglementé la prostitution, une femme peut être prostituée si elle obtient la citoyenneté, se marie avec un citoyen du pays (ce qui engendre une traite importante par l’entremise des agences internationales de rencontre et de mariage) ou si elle acquiert un visa temporaire d’artiste (c’est le cas notamment en Suisse et au Luxembourg), et un souteneur peut recevoir en toute impunité le fruit de la vente de son sexe. Le « droit » d’une personne d’être livrée à la prostitution et de permettre qu’une autre personne profite des revenus qu’elle en tire est normalisé. Les personnes provenant de l’étranger obtiennent facilement dans ces pays une autorisation de séjour dans un seul secteur, celui de l’industrie du sexe.
L’officialisation institutionnelle des marchés du sexe renforce les activités de l’organisation proxénète et du crime organisé. Ce renforcement, accompagné d’un accroissement important des activités prostitutionnelles et de la traite, entraîne une dégradation non seulement de la condition générale des femmes et des enfants, mais aussi, en particulier, de celle des personnes prostituées et des victimes de la traite à des fins de prostitution.
Si la décriminalisation totale de la prostitution n’a la faveur d’aucun État, la réglementation de la prostitution (et sa reconnaissance comme « travail » ou comme « métier ») entraîne un certain nombre de problèmes sur lesquels je me suis étendu. Mais il y a plus. Les promoteurs de la réglementation et de la décriminalisation totale utilisent la distinction entre « prostitution libre » et « prostitution forcée », « traite volontaire » et « traite forcée ». La marchandisation des êtres humains est donc admise et légitimée, à la condition qu’elle ne soit pas « forcé » (la victime a quand même habituellement le fardeau de la preuve). La prostitution et la traite ne sont donc plus des formes d’assujettissement du sexe féminin aux hommes, au système patriarcal, elles sont désormais une « liberté » et un « droit » (l’autodétermination personnelle), celui de « vendre son corps », droit qui doit être reconnu pour être « déstigmatisé », c’est-à-dire normalisé.
Pour les défenseurs de la déjudiciarisation de la prostitution, trois arguments reviennent comme des leitmotivs. Premièrement, la prostitution est en général « un travail volontairement choisi[5] »; deuxièmement, la prostitution est assimilée à un emploi de services, puisque c’est la simple vente d’un « service sexuel »; troisièmement, les restrictions légales à la prostitution sont une des causes principales de la violence dans la prostitution. Pour les analystes les plus radicaux de ce courant : « Définir la prostitution et le travail du sexe comme des formes d’exploitation sexuelle et de violation des droits humains des femmes, tel qu’il est fait dans un cadre d’analyse abolitionniste, a de graves conséquences pour l’ensemble des femmes, car cette définition maintient le caractère illicite et transgressif de l’institution de la prostitution et soutient la pérennité du stigma [sic] “pute”[6]. »
Peut-on vraiment croire que définir la prostitution comme un système de domination des femmes et une violation des droits de la personne « a de graves conséquences pour l’ensemble des femmes »? La libération des femmes passerait-elle par celle de la prostitution?
La légalisation de la prostitution représente en fait une imposition de règlements supplémentaires sur les personnes prostituées, un contrôle accru de leur activité et une manière commode pour l’État d’engranger taxes et impôts à leur détriment. Sa décriminalisation totale, où seules les lois du travail la régiraient, transformerait les proxénètes et les trafiquants en « hommes d’affaires » et permettrait au crime organisé de recycler son argent sale dans les activités prostitutionnelles transformées en industries légitimes.
Les clients auraient alors le « droit » de consommer les personnes prostituées. Pourquoi ne pas défendre un autre droit du consommateur, celui de voir renouveler la marchandise périodiquement? La traite aux fins de prostitution ne sert-elle pas précisément à cela? En effet, cette traite ne pose pas de problèmes aux promoteurs du « travail du sexe » qui traitent de « moralistes »[7] ceux qui s’y opposent. Ils ont peut-être le droit également à une qualité supérieure de marchandise? En Allemagne, toutes les entreprises de 15 employés et plus, y compris les bordels, doivent maintenant obligatoirement « embaucher » des apprentis sous peine de pénalités financières!
Les partisans de la reconnaissance de la prostitution comme un « travail du sexe » font la promotion de la marchandisation des êtres humains et de leur sexe ainsi que de l’assujettissement des femmes et des enfants aux profiteurs des industries du sexe et aux clients. Cette position repose à l’évidence sur une vision libérale qui élève la liberté de commerce au-dessus de toutes les autres valeurs humaines.
ET LA MORALE?
Aujourd’hui, l’éloge de la libéralisation des marchés et de la soumission des corps aux valeurs marchandes, décrétées « libertés » et « droits », domine un certain discours prétendument « progressiste » et même, à l’occasion, féministe. Croyant pourfendre l’ordre moral, les activistes favorables à la décriminalisation de la prostitution se livrent à un plaidoyer de l’asservissement sexuel à la loi de l’argent et au plaisir d’autrui. De nos jours, l’ordre moral qui domine est libéral. Il fut un temps, bien avant le libéralisme triomphant, où jamais des intellectuels et des universitaires n’auraient pensé la prostitution comme un droit ou une liberté, et la pornographie comme une manifestation de la liberté d’expression (la liberté de commerce est confondue ici avec la liberté d’opinion). Le libéralisme moderne a promu une éthique et un idéal de la liberté individuelle qui avalise tous les mécanismes de contraintes marchandes et oppressives.
Peut-on faire l’économie de positions éthiques dans ce débat? Je ne le crois pas. Comme Kant, j’estime qu’une personne, c’est ce qui a une dignité, autrement dit « une valeur intérieure absolue, laquelle ne peut être échangée contre rien, ni donc entrer dans aucun commerce ». Combattre l’ordre moral actuel exige de s’opposer aux industries du sexe et à la marchandisation des femmes et des enfants.
Richard Poulin*
NOTES
* Professeur de sociologie à l’Université d’Ottawa, Richard Poulin est l’auteur de La mondialisation des industries du sexe. Prostitution, pornographie, traite des femmes et des enfants (Ottawa, l’Interligne, 2004), Le sexe spectacle. Consommation, main-d’œuvre et pornographie (Hull, Vents d’ouest 1994), La violence pornographique. Industrie du fantasme et réalités (Yens-sur-Morges, Cabédita, 1993) et, avec Cécile Coderre, La violence pornographique. La virilité démasquée (Hull, Asticou, 1986).
1. J’emploie l’expression « personne prostituée » de préférence au terme de « prostituée ». D’une part, parce que la grande majorité des personnes dans la prostitution sont prostituées. Toutes les données accumulées concordent : de 85 à 90 pour cent des personnes prostituées dans les pays capitalistes développés sont sous la coupe de proxénètes qui les prostituent. Dans les pays du tiers-monde ou de l’Europe de l’Est, le proxénétisme est encore plus important. Les personnes qui se prostituent sont donc minoritaires; très majoritairement, les femmes et les enfants sont prostitués. D’autre part, l’expression a l’avantage de prendre en compte non seulement les femmes, mais également les enfants des deux sexes, les hommes et les transsexuels. Elle a toutefois l’inconvénient de ne pas souligner que le système de la prostitution est une réalité sexuée, car les femmes et les enfants de sexe féminin sont les proies principales du système proxénète. Elles constituent, selon les estimations, 90 pour cent des victimes de la traite aux fins de prostitution. Enfin, cette formule, qui est utilisée depuis de nombreuses années par les organisations travaillant sur le terrain, a pour fonction de rejeter la stigmatisation « morale » qui pèse sur les personnes en situation de prostitution. Les expressions « prostituée » ou « ex-prostituée », employées traditionnellement au lieu de « personne prostituée » ou d’« ex-personne prostituée », identifient les personnes qui sont en situation de prostitution ou qui l’ont été par un « statut » et non pour ce qu’elles vivent, elles les identifient par ce qu’elles ont été et non par ce qu’elles ont vécu. L’expression « personne prostituée » met en valeur de façon significative le fait que ce sont avant tout des personnes.
2. C’est le sens de leur opposition aux articles 210 à 213 du Code criminel. Ces articles touchent aussi bien la tenue d’une maison de débauche, le proxénétisme et le transport des femmes à des fins de prostitution que le racolage sur la voie publique.
3. Citée par Marc Chaleil, Prostitution. Le désir mystifié, Paris, Parangon, 2003, p. 498.
4. La plus récente est celle de Rose Dufour (Je vous salue…, Sainte-Foy, Multimondes, 2005), où 85 pour cent des personnes prostituées interviewées ont été agressées sexuellement dans leur enfance.
5. Cela est fort contestable. En Occident, seule une minorité de personnes prostituées n’est pas sous la coupe d’un proxénète (entre 10 et 15 pour cent), et les sondages indiquent (selon les pays) qu’entre 92 et 97 pour cent des personnes prostituées voudraient quitter le milieu si des services à cet effet existaient. De plus, comme l’âge moyen d’entrée dans la prostitution est de 13 ans aux États-Unis et de 14 au Canada, peut-on vraiment parler de « libre choix »?
6. Maria Nengeh Mensah, « Abolition ou trafic d’un espace citoyen? », Montréal, Stella, 16 mai 2002, (site visité le 5 janv. 2003).
7. À ce propos, cf. le texte de Stella (déc. 2004), .