La fatigue pédagogique
Une grande fatigue. Tel est le sentiment ressenti par bon nombre d’observateurs de la scène scolaire, désarmés devant le train des réformes pédagogiques et le triomphalisme souverain de leurs promoteurs. Argument a voulu faire écho à cette lassitude pédagogique qui affecte et démobilise trop de parents, de professeurs, d’intellectuels, et qui rejoint même les rangs des futurs maîtres souvent perplexes devant la formation qui leur est dispensée. En présentant des essais susceptibles de ranimer une certaine flamme critique et combative pour calmer cette frénésie et exiger des preuves plus solides avant d’engager plus avant les énergies et les ressources, ce dossier veut surtout nourrir la réflexion citoyenne sur les finalités de l’institution scolaire, et ce, du niveau primaire jusqu’à l’université. Car l’école ne saurait être qu’une organisation poreuse aux modes pédagogiques et aux exigences fluctuantes du marché. Nul besoin d’être nostalgique du cours classique ou partisan d’un autoritarisme à l’ancienne pour penser que laissé à lui-même, le pédagogisme à la québécoise est allé bien loin. La girouette éducative exige maintenant un peu de repos.
Le thème de la fatigue pédagogique a inspiré plusieurs auteurs, et le dossier que nous présentons aujourd’hui s’avère substantiel. Les sept contributions qui le constituent, différentes par leur style et leur argumentaire, font l’effet général d’une charge. Elles résonnent comme un rappel à l’ordre destiné aux décideurs.
Les deux premiers essais font état des liens étroits qui existent entre sciences de l’éducation et lieux de décision. Ils éclairent la dynamique politique qui a présidé à la mise en place de l’actuelle réforme scolaire. Marc Chevrier examine les conditions historiques d’affirmation de ce réseau de pouvoir qu’il nomme « complexe pédagogo-ministériel » et déplore l’incapacité de l’État québécois à assumer plus souverainement ses tâches d’éducateur. Évoquant à son tour la « funeste alliance » entre les universitaires et les fonctionnaires consommateurs de recherche, Normand Baillargeon insiste pour sa part sur la faiblesse des assises scientifiques sur lesquelles repose une bonne partie de la recherche pédagogique subventionnée, celle-là même qui dicte la politique scolaire.
C’est à une critique plus frontale de la réforme pédagogique que se consacrent les trois contributions suivantes. Professeur à la Faculté des sciences de l’éducation de l’uqàm, Gérald Boutin s’intéresse aux fondements historiques et théoriques de ce qu’il convient désormais d’appeler « le renouveau pédagogique ». Relativisant l’originalité de la présumée révolution présentement à l’œuvre, Boutin s’inquiète des intérêts véritables que servent les nouveaux programmes à portée très utilitariste. Pour sa part, Mathieu-Robert Sauvé consacre l’entièreté de son analyse à l’épineuse question de l’évaluation des apprentissages. Évoquant la polémique entourant le bulletin, l’essayiste montre le caractère utopique d’une école qui n’évalue pas au sein d’un monde qui ne fait que cela. Enfin, c’est sur un ton satirique que François Charbonneau réfléchit à son tour aux revers de l’égalitarisme radical qui domine présentement l’univers scolaire. Le portrait qu’il dresse du pédagogisme ambiant, de sa centration sur l’élève et de son obsession de l’estime de soi nous arrache souvent un rire grinçant…
Pour cause de réforme, l’essentiel du débat actuel sur l’éducation insiste beaucoup sur le primaire et le secondaire. Nous n’aurions pu, cependant, boucler la boucle sans poser, en fin de parcours, un regard sur l’éducation supérieure. Transposant l’analyse sur la scène collégiale, Carole Proulx nous convie à une troublante réflexion sur la culture du mensonge en éducation. Sur la base de son expérience d’enseignante au cégep, l’auteure s’insurge contre le fossé grandissant entre les exigences gouvernementales en matière de réussite scolaire et la réalité beaucoup plus modeste des performances étudiantes. Le dernier mot de ce dossier revient à la philosophe Aline Giroux qui médite sur les menaces qui pèsent présentement sur la liberté universitaire. Prenant comme contre-modèle l’université allemande du xixe siècle, caractérisée par sa compromission politique et idéologique, Giroux fait rien de moins qu’une mise en garde. Étonnants de contemporanéité, les propos de Weber et de Nietzsche qu’elle met à contribution décrient le fonctionnarisme, le productivisme et l’esprit de scientificité régnant au sein de l’institution universitaire. À plus d’un siècle de distance, ils retentissent, en effet, comme une étrange prémonition…
Louise Bienvenue