Tout au long de ma lecture des Essais sur la croyance et l’incroyance, un mélange d’adhésion et de réserve m’habitait. La méditation du texte n’allait que confirmer ce sentiment, au point de me placer dans une posture de déchirement. D’un côté, l’appel à la transcendance et l’éloge de l’expressivité sont des convictions que je partage. À l’inverse, les références répétées à l’absolu ne me paraissent pas servir le propos de l’auteur. Les réserves que j’entretiens vis-à-vis le dernier opuscule de Pierre Vadeboncœur m’ont incité à retourner à un autre de ses essais, paru il y a quelques années, L’humanité improvisée[2]. Il n’est pas question ici de « penser avec Vadeboncœur contre Vadeboncœur », pour employer une formule consacrée, et encore moins de comparer systématiquement les deux ouvrages. À mon sens, le discours à l’œuvre dans L’humanité improvisée est plus près de l’expérience historique et de l’expression culturelle. Je trouve dans ces deux ouvrages une profonde inspiration, un legs à reprendre pour qui veut penser la liberté contemporaine et la modernité québécoise. La pensée de Pierre Vadeboncœur est une invite au vertige[3] de l’esprit à une époque radicalement tournée vers l’accomplissement empirique des besoins et des objectifs de toutes sortes.
Essais sur la croyance et l’incroyance s’attaque de front à l’immanentisme radical qui domine la pensée et la culture contemporaines. À mille lieues des technologies personnelles et sociales, cet essai tente de rendre à la pensée sa noblesse. À l’arrogance postmoderniste qui consiste à invectiver toutes les formes d’autorité et à tourner en ridicule les héritages, Vadeboncœur oppose l’humilité[4] de la pensée et le respect des devanciers. Humilité, certes, mais aussi audace de la pensée, saut dans l’Inconnu, dans ce que la science et la technique ne peuvent contrôler. Peut-on être à la fois humble et audacieux? Oui, à condition de reconnaître que penser est non pas un processus mais une épreuve. Nulle clôture de la conscience ne peut être admise; toujours l’ouverture à ce que j’ignore et qui pourtant m’interpelle. On peut s’y perdre, comme le mentionne Vadeboncœur en plusieurs endroits dans son livre. « Il me semble en tout cas que mon texte vagabonde çà et là et je ne sais pas exactement ce qu’il contient ni surtout ce qui en ressort », peut-on lire dans la postface (p. 161).
Livre vagabond, donc, mais qui ne surgit pas de nulle part. Peu d’écrivains de notre littérature peuvent prétendre avoir pratiqué la forme de l’essai comme Pierre Vadeboncœur s’y emploie depuis plus de 40 ans. C’est ce qui explique, me semble-t-il, qu’il arrive à intégrer un nombre impressionnant de références à la littérature, à la peinture et à la musique, sans céder au formalisme ou à l’académisme. Qu’il évoque Miron, Borduas ou Beethoven, à chaque fois son lecteur a l’impression d’être aux côtés de l’auteur. La pratique de l’essai ne met pas l’écrivain à l’abri des contradictions. De toute manière, imagine-t-on un écrivain qui, après avoir consenti aux dangers inhérents au genre, s’empresserait d’en éliminer les contradictions en recourant aux outils de la systématique? Au contraire, l’essai est retour perpétuel sur le chemin parcouru; un saut en entraîne un autre.
Ces caractéristiques de la pensée aventureuse sont présentes dans le livre. Le simple fait que l’auteur s’engage dans son écriture est déjà une objection dirigée contre ce qu’il appelle l’impiété. Par contre, il m’a semblé que par moments, l’aventure s’abîme dans la quête d’un fondement absolu de la conscience et des valeurs. J’y perçois une limite qui est peut-être une simple affaire personnelle, mais que je voudrais tout de même essayer d’exprimer, et non pas de démontrer.
Dès les premières pages, Vadeboncœur annonce ses couleurs, si j’ose dire, en ce sens qu’il suppose la plénitude de l’univers alors que d’autres n’y voient que du vide. « Je peuple l’inconnu au lieu de faire le contraire. Je le peuple pour ainsi dire à capacité. J’ouvre l’inconnu au lieu de le fermer. Cela étend la perspective et donc allonge la pensée, le champ de la pensée, si court et si étroit autrement » (p. 11). Cet extrait condense en quelques lignes ce que je disais à l’instant de la forme de l’essai. L’auteur parle pour sa part du « mystère du monde » qu’il faut préserver. Je consentirais sans peine à ce saut dans l’inconnu, s’il n’était pas coiffé d’une métaphysique qui me paraît couper court au mystère tant elle éloigne du monde. « Peut-il y avoir quelque chose au-delà de nos limites, au-delà de l’humanité consciente? De la conscience, un luxe de conscience au-delà de la conscience humaine? Y a-t-il un au-delà? Je ne dis pas un ciel, je dis un au-delà. Un immense au-delà non seulement physique, mais de la conscience humaine » (p. 10).
Pas de « ciel », dit le texte, et pourtant, plus loin dans le livre (chapitre 7), au moment de discuter des valeurs, la métaphore d’un au-delà inaliénable s’avère plus forte que jamais. Les valeurs sont alors considérées comme appartenant à un ordre de la « perfection ». « Le bien n’est pas précaire. Il se tient par lui-même. Heureusement, il y a cet au-delà platonicien » (p. 124). J’admets que cette référence au ciel des Idées de Platon me déroute. Non pas que je refuse la référence à des idéaux. Mais puisqu’il s’agit de peupler le monde et de l’habiter dans le respect, je vois mal comment l’échappée dans le ciel des valeurs pourrait nous être d’un quelconque secours. Hannah Arendt dit quelque part que la fuite dans le ciel des Idées témoigne d’une incapacité d’assumer l’étonnement philosophique, cette rupture qui modifie le regard et pousse à voir les choses autrement. Je ne cherche pas ici à relever scrupuleusement les endroits dans le texte où Vadeboncœur semble se contredire. Ce dernier n’a pas de peine à admettre ses contradictions et le lecteur en est averti. Je ne veux pas non plus assimiler cette pensée à la longue tradition des philosophes radicalement idéalistes. Seulement, j’éprouve pour ainsi dire un malaise relativement à la genèse des valeurs que les individus et les collectivités partagent.
Un malaise qui tient à une divergence quant à la nature de la conscience. À la suite de Fernand Dumont[5], je considère qu’il n’y a point de conscience sans transcendance. Cette dernière est moins « un ensemble d’affirmations » qu’une « ouverture aux grandes interrogations » de l’existence. En tant qu’elle est « l’autre face de nous-mêmes », la transcendance n’est pas un refuge assuré, mais bien le lieu où se révèle la vulnérabilité de la condition humaine. Rien là d’absolu, puisque c’est la culture qui, par ses œuvres, permet à la conscience de se projeter dans le monde. L’athée (ou le « sceptique intégral ») ne souffre pas d’une carence d’absolu, il souffre d’un repli sur soi, d’un refus de faire le détour par l’Autre. Niant sa qualité de « répondant », pour reprendre le mot de Vadeboncœur, il peut d’autant mieux nier son appartenance à une communauté de langage, à une culture, à une civilisation. La « Parole du monde » ne dispose d’aucun fondement assuré. Les personnes peuvent l’enrichir et la transmettre autant qu’elles peuvent la détruire. C’est pourquoi l’essayiste est si important : il nous éveille, nous ramène à l’ordre, en quelque sorte. Si permanence des choses humaines il y a, c’est parce que nous lui donnons forme[6]. Croire en cette permanence d’un monde humain commande le respect envers les formes qu’il revêt.
L’auteur veut maintenir l’« hypothèse » d’un « univers divin ». Toutefois, à lire certains passages, la dimension hypothétique de cette référence semble emportée par la quête d’un absolu métaphysique. « Il est nécessaire que l’homme suppose le divin. Entre autres, parce qu’on entend le divin de telle façon qu’il n’en provient que des pensées dans leur état de pureté ou d’absolu. On échappe par là au relatif » (p. 20). Certes, le postmodernisme se caractérise, entre autres choses, par un relativisme extrême qui donne à penser que rien ne mérite d’être considéré comme un fondement envers lequel la personne a une dette. Gagne-t-on à opposer ce relativisme à quelque absolu des valeurs? Je ne crois pas. Le postmodernisme veut faire table rase des références scientifiques, morales et artistiques léguées par la tradition et la modernité. Ce faisant, il consacre le relatif en tout, mais il ouvre aussi la porte aux absolus les plus pernicieux, qu’ils soient scientifiques, religieux, politiques ou sociaux. Absolus de pacotille sans doute, mais qui sont d’autant plus efficaces que s’estompent les balises culturelles d’antan. Pensons à l’absolutisation du droit et aux multiples revendications identitaires qui lui sont associées. Pensons également avec quelle violence les défenseurs de la liberté d’expression s’en prennent aux censeurs religieux. Ce qu’ils réclament, c’est le droit à l’irrespect absolu[7], oubliant ainsi que la liberté n’est pas donnée, qu’elle implique des devoirs et des responsabilités. C’est pourquoi je me méfie des absolus, et préfère m’en remettre au dialogue, à l’intercompréhension entre individus, entre sociétés, entre civilisations. En somme, je préfère m’en remettre à la culture telle que la définit Vadeboncœur dans L’humanité improvisée : « Culture évoque l’idée que toutes les pensées sont précaires, que la mémoire l’est, que nous sommes à la merci du temps, que nos plus précieuses constructions humaines sont fragiles, que l’esprit de l’homme peut être frivole et l’est généralement » (hi, p. 131).
Les valeurs sont historiquement constituées. La libération moderne de la parole et de l’action est une richesse inestimable, du fait qu’elle interdit aux valeurs et aux normes de se figer dans le temps. Les valeurs ne sont pas reproduites invariablement; constamment elles demandent à être réappropriées et, si nécessaire, rénovées. Or, cela n’est possible qu’en vertu d’une brèche dans la conscience, d’une transcendance. Cette brèche renvoie, c’est certain, aux structures de l’esprit humain. Cependant, c’est dans l’histoire et la culture que s’inscrit le mouvement de la conscience; culture et conscience sont inséparables. « Il y a culture », écrit Dumont, « parce que les personnes humaines ont la faculté de créer un autre univers que celui de la nécessité. Le langage en est la plus haute incarnation. Nous parlons pour dépasser le déjà-là, pour accéder à une conscience qui transcende le corps comme chose et autrui comme objet[8]. » Comme l’écrit Vadeboncœur, son livre se veut au plus près de l’imagination et de la liberté. « Pratiquer une brèche. Casser un conformisme » (p. 149). Faut-il pour autant s’en remettre à l’absolu? Les raisons d’agir, nous les trouvons dans l’expérience de la vie, mais pour les apercevoir, il faut le détour de la transcendance, de l’Autre. C’est en ce sens que l’expression artistique est si fondamentale. Elle nous rappelle constamment que toute action comporte un style qui imprègne une forme dans le monde. Une telle vue des choses suppose l’exercice du jugement. Avant tout, elle suppose le consentement à l’inconnu. Au risque de me répéter, rien là ne relève de quelque absolu de la conscience et des valeurs. Refus global ne s’est pas vu attribuer son élan libérateur de l’extérieur, par une force divine. C’est la dure épreuve de la réalité, l’isolement culturel et l’enfermement moral qui ont provoqué le refus. En ce qui concerne le génie artistique, je n’ai aucune réticence à l’associer à une sorte de mystère. Puisse ce mystère, ce sens de la création, inspirer, comme du reste le souhaite Vadeboncœur lui-même, l’ensemble des activités humaines, à commencer par la connaissance.
À cet égard, le chapitre sur la connaissance (« La connaissance comme ennemie de la Connaissance ») propose des pistes de réflexion fort intéressantes. L’auteur se trouve à réhabiliter la connaissance au sens antique du terme. Ce qu’il nomme la Connaissance est un chemin, une poursuite plutôt qu’un processus. Ici, un détour par l’étymologie s’avère instructif. Le mot « méthode » provient du latin methodus, qui vient du grec methodos. Or, en grec, hodos signifie « chemin ». La poursuite de la vérité entraîne la personne dans l’« obscurité ». Il est des chemins plus ardus que d’autres. « C’est à la faveur de l’obscurité, c’est grâce à elle qu’on peut voir. L’artiste doit se diriger vers ce qu’il ne peut concevoir. Libre avant tout de la connaissance » (p. 39). Les Anciens ne concevaient pas la recherche scientifique autrement. Celle-ci était marquée par une sorte de gratuité qui fait affreusement défaut à la connaissance scientifique contemporaine. Cette dernière ne peut tolérer l’aventure, puisqu’elle cherche avant tout à obtenir un meilleur contrôle des phénomènes. Mobilisée par l’industrie, l’État et l’individu en quête de recettes, la connaissance se trouve ainsi dépouillée de sa valeur de liberté.
En abandonnant la Connaissance, la science contemporaine tourne le dos à l’imagination et à la liberté. Car tout en concevant la connaissance en général comme un chemin, Vadeboncœur tient à préciser que celui-ci est un « non-chemin » (p. 45). Il refuse que l’itinéraire soit tracé à l’avance; ce serait amputer la connaissance de son élan initial : l’interrogation. La foi dans la connaissance n’est pas celle d’un irrécusable progrès, commun à la science et à l’homme. Au contraire, la foi dont parle Vadeboncœur protège contre les illusions du progrès. Elle libère la conscience et l’action des déterminismes de toutes sortes. Elle questionne la connaissance quant à sa pertinence (Dumont) humaine et sociale.
L’interprétation de la connaissance offerte par Vadeboncœur n’est pas sans rappeler la poétique de Fernand Dumont. Bien qu’il ne confondît pas théologie et sociologie, Dumont s’est toujours refusé à opposer dichotomiquement raison et imaginaire. Si la science de la culture peut prendre la littérature comme objet d’étude et lui opposer son discours savant, pourquoi la littérature n’en ferait-elle pas autant? Ainsi Dumont a-t-il tracé les grandes lignes d’une critique poétique du savoir. Il n’a pu écrire, comme il le souhaitait, une poétique de la culture, mais les pages qu’il consacre à ce « livre en gestation » dans ses mémoires suffisent à nous indiquer le chemin à suivre. Parce qu’elle « nous reconduit à l’angoisse de notre destin, de notre nuit », la poésie ouvre des voies inédites à la raison et au savoir. « La poésie », écrit Dumont, « c’est la raison amoureuse du monde, des pensées que l’on en forme. La poésie, c’est la raison croyante, inquiète de ce qui survient d’avant elle et qui se profile à son horizon. La poésie, c’est la raison espérante, capable d’entrevoir son ultime rendez-vous par-delà les conclusions savantes qui la distraient de son propre mouvement[9]. »
L’artiste, au même titre que le savant, occupe une place singulière dans la société. Singularité qui, dans son cas, tient à la création et au type de liberté qui lui correspond. L’artiste est le gardien de « ces lieux pleins de potentialités » inédites, de percées dans l’univers des signes. L’art incarne au mieux cette faculté de dépassement (Dumont) de l’être humain. « Les justifications, écrit Vadeboncœur, appartiennent à l’ordre de la critique et elles n’existent pas dans l’acte de création. L’un des privilèges de la création, c’est de faire face à ceux qui, au nom de ce qu’ils pensent déjà, veulent l’empêcher » (p. 165).
Dans l’introduction, j’ai mentionné que la lecture du livre de Pierre Vadeboncœur m’avait incité à relire L’humanité improvisée. À vrai dire, je serais passé à côté de la critique du postmodernisme si je n’étais pas retourné à cet essai, critique qui concerne au premier chef la modernité québécoise. J’évoquerai quelques-unes des réflexions de L’humanité improvisée afin de faire ressortir, brièvement, les apories de l’impiété.
Dépourvue de doute, l’impiété est une attitude qui sied parfaitement à celui ou celle qui veut tout jeter en arrière. Vadeboncœur souligne, à juste titre, que l’incroyant est habité par le doute. Dans le champ de la croyance et de l’incroyance, la morale ne peut être écartée par pur cynisme. L’une et l’autre attitudes sont liées par « un commun espoir de vérité ». À l’inverse de l’incroyance, l’impiété est refermée sur elle-même. L’impie ne doute pas, trop occupé qu’il est à faire triompher le néant. Ce que Vadeboncœur, à la suite de Nancy Huston, désigne par « néantisme » n’est pas une phase de déconstruction précédant la reconstruction. Cela, le doute et la transcendance s’en chargent. Le néantisme creuse le vide à n’en plus finir, jusqu’à épuisement; il confond dénuement et désespoir. Pis encore, il élève ce déferlement incontrôlé des pulsions et des représentations mortifères au rang de dogme, d’où la violence des condamnations à l’endroit de ceux qui osent encore croire et douter. D’où, aussi, le refus d’un quelconque ordre moral qui viendrait baliser nos conduites. « L’impiété repose sur un excès, sur une violence. Sur une désobéissance illégitime, sur un arbitraire dirigé contre une valeur », écrit Vadeboncœur.
Au Québec, l’impiété est d’autant plus répandue que le passé religieux a été refoulé sans que, collectivement, ne s’engagent une interrogation et une discussion sur les valeurs. Au mieux, la religion catholique est tombée dans l’indifférence; au pire, elle aura servi et continue de servir de repoussoir. Résultat : « Les héritages rejetés finissent sans héritiers[10]. » Cette belle phrase de Marc Chevrier résume à elle seule le piètre état de notre conscience religieuse, davantage de notre conscience de soi en tant que société. Assumer notre passé religieux, cela aurait obligé nos consciences à se mettre véritablement au clair avec la question des valeurs. Plutôt que cela, nous avons droit à une colère démesurée et dénuée de fondements vis-à-vis de la religion. On ne compte plus les vulgaires caricatures du clergé qui inondent la culture de masse québécoise. Peu importe que l’on frappe sur un cadavre dont le décès est depuis longtemps prononcé, puisque ça défoule! Cette triste colère, Vadeboncœur en montre les écueils dans un passage senti de L’humanité improvisée :
L’imagination de la liberté s’est réduite considérablement en croyant s’élargir [...]. Pour avoir pris le parti exclusif des « libérations », elle n’a plus senti ce qu’il y avait d’autre. Puis elle s’est fâchée contre cet autre. La vertu d’humanité fait-elle encore partie de cette conscience? Mise en échec, interdite d’accès serait plutôt ce qui définit le sort qu’on lui a fait. On s’est enfermé dehors et l’on n’y sent plus la limitation que cet enfermement à rebours représente. (hi, p. 79)
Un tel état d’esprit collectif ouvre grand la porte aux manipulations les plus sottes, ce que l’on peut vérifier en éducation, où les notions d’autorité, d’effort et de dépassement ont été mises au rancart. En découle une conception tronquée de l’autonomie, dans laquelle la personne exalte sa différence et se montre hostile à l’encadrement. Jamais la demande n’a été aussi forte pour les apprentissages en tous genres, mais ceux-ci doivent être adaptés aux besoins du s’éduquant, quel que soit son âge. Si on en croit Gilles Labelle, cette attitude, au Québec, trouve ses racines dans une génération en particulier :
Centrée sur elle-même, la génération contestataire des années 1960 et 1970 [...] s’est lancée à corps perdu dans une entreprise extraordinairement contradictoire et ainsi vouée à l’échec dès le départ : engendrer une subjectivité libre et émancipée non seulement sans se donner les moyens de l’instituer, mais, plus encore, en se privant d’un de ses moyens, et d’un des plus importants, la transmission et, plus globalement, l’incarnation dans une figure d’autorité de la loi, de la distinction entre le permis et l’interdit. [...] La subjectivité qui ne rencontre pas l’interdit, qui ne peut pas s’ériger en « Je » en s’opposant à lui, ce n’est jamais que le « Moi » prisonnier d’un rapport de captation et de séduction[11].
La « subjectivité molle » (Labelle) engendrée par ce type de pensée convient parfaitement à une société de marché. Pour parler comme le philosophe français Marcel Gauchet, à force de vouloir se démarquer comme autre, comme être différent, l’individu en oublie son rapport au même, c’est-à-dire à la société, à ses valeurs et à ses institutions. Idéalement, selon le schéma typique de l’humanisme moderne, le professeur, pour ne retenir que cet exemple, devrait tirer les personnes vers le haut, telle une élévation de tous et chacun à la fois. Au lieu de cela, il gère la déflagration en recommandant à ses élèves de se réfugier sous le bureau et d’attendre que ça passe. Le désespoir domine là où le vertige devrait régner.
Vertige : j’ai employé le mot en introduction, l’empruntant à Jean Larose. Dans un texte intitulé « Le vertige en héritage », qui a la forme d’un pamphlet contre les sciences de l’éducation dominantes, Larose met bien en lumière la peur de l’élévation qui caractérise la pensée éducative contemporaine. Au nom de la démocratisation de l’éducation, on a abandonné presque entièrement l’héritage humaniste des collèges classiques. Sous prétexte qu’il fallait en finir avec les hiérarchies socioéconomiques, on a abandonné la hiérarchisation des valeurs. « Le grand espoir, la grande promesse des sciences de l’éducation, qui fut de réunir démocratie et éducation, a été trahie d’une manière analogue à la trahison de l’espoir démocratique par les régimes centralistes démocratiques : la rupture avec l’établissement s’est transformée en établissement de la rupture[12]. »
Vadeboncœur ne dit pas autre chose dans L’humanité improvisée, usant de la métaphore des chemins évoquée précédemment au sujet de la connaissance. « La culture, l’enseignement, le savoir, étaient aménagés en forme de chemins donnant accès. Il en était ainsi en principe, même si (et Dieu sait comme j’en suis convaincu) notre milieu était par ailleurs gâté par une nécrose dont on ne s’est débarrassé que par une révolution » (hi, p. 132). De la même manière, pourrait-on dire, l’école contemporaine ne peut fermer les yeux sur le milieu social où elle prend place. Le désir d’aider les élèves aux prises avec des difficultés diverses est motivé par des intentions louables. Ce dont parlent Vadeboncœur et Larose, c’est de la conception qu’on se fait de l’éducation, une conception essentiellement fonctionnelle qui abandonne « l’humain comme signe ». Qui abandonne la culture.
Je pourrais apporter des bémols à ces sévères critiques, témoigner des professeurs dont l’érudition et la cohérence de l’engagement me donnent le vertige... À vrai dire, j’ai peut-être bénéficié de la fin de la queue de la comète de l’humanisme. Il y en a encore des traces dans les collèges et les universités. Le cégep aura été pour moi une véritable libération au plan intellectuel. En même temps, je constate, chaque fois que je prends la plume, les vicissitudes de ma formation. On m’a transmis bien tard dans mon cheminement scolaire la passion de la langue française. Pourtant, s’il y a un élément de notre culture qui est précaire et qui mérite des soins particuliers, c’est bien celui-là.
La jeune pensée québécoise gagnerait à lire Pierre Vadeboncœur. Non seulement a-t-il été un acteur de cette Révolution tranquille dont la compréhension n’est pas achevée (contrairement à ce que certains pensent), il est aussi une source à laquelle l’on peut puiser pour actualiser notre modernité. Alors peut-être pourrons-nous envisager la « rénovation de l’idéal », pour reprendre l’expression de Marc Chevrier. Dans le sillon de Vadeboncœur, Chevrier souhaite le retour des figures, tel l’incomparable Miron. « Les idéaux n’acquièrent de sens et n’éclairent l’existence que si de grandes évocations parviennent à les incarner par l’exemplarité de leur vie ou de leurs actions. Les intellectuels ne pourront se contenter de remuer la surface du monde par des concepts; à quoi bon discourir si l’on ne sait témoigner par sa propre existence, dans sa chair, de la vérité que l’on défend[13]. »
Renouer avec l’audace de la parole et la profondeur de la pensée, n’est-ce pas à la poésie que revient d’abord cette tâche? Miron et ses compagnons de route le pensaient à leur époque. Aussi souhaitaient-ils être suivis dans cette voie, transmettre la valeur et l’urgence d’écrire. Ce désir de transmission, Miron l’exprime dans un poème méconnu des années 1980, « Pour saluer les nouveaux poètes » :
J’ai dit, je n’ai pas dit
quand il fallait le faire, ou ne pas le faire
Saurai-je la vérité et si j’advins en elle
La poésie a changé
Adieu métaphores dont j’ai fait le tout
Du fond des mots de nouveaux poètes me parlent
les narratifs du monde enchevêtrés
dans ce qui n’avance qu’avec peine, l’homme[14]
Si j’invoque ce poème, c’est pour dire que les idéaux rénovés ne seront ni ceux de la tradition, ni ceux de la modernité québécoises. Peut-être les figures exemplaires du type de celles évoquées par Pierre Vadeboncœur sont-elles choses du passé. De même ai-je exprimé, plus haut, de sérieuses réserves vis-à-vis des références à une transcendance absolue. En revanche, la foi en la poésie me paraît plus que jamais nécessaire pour que le langage et l’identité renouent avec l’idéal. Miron affirme que la « poésie a changé », il prête l’oreille aux déclamations des « narratifs ». En revanche, sa reconnaissance des « nouveaux poètes » s’accompagne, pour ses derniers, d’une responsabilité : assumer le tragique de la condition humaine et la fragilité du langage contre l’instrumentalisation du monde. C’est en ce sens, me semble-t-il, qu’il faut recevoir le dernier vers : « dans ce qui n’avance qu’avec peine, l’homme ».
Miron, Dumont, Vadeboncœur : trois figures singulières et irréductibles l’une à l’autre, mais un même héritage de dépassement, une même foi dans la poésie pour élever la parole et révéler l’humain. De sorte qu’au moment de conclure, je m’en remets à la poésie, à l’une des voix les plus fortes de la poésie québécoise contemporaine, celle d’Hélène Monette. En gardant à l’esprit que, pour rénover l’idéal et renouer avec le vertige, il faut se préserver de l’oubli.
l’autonomie perd la mémoire
en plein exercice de son pouvoir
le dialogue est court-circuité
les sourires armés jusqu’au thorax
font grincer le cœur dans l’obscurité
et les mots tombent comme des pendus
accrochés morts, installés rompus [...]
c’est comme si l’intelligence du cœur
avait fait faillite sans que personne
ait remarqué le phénomène[15]
Sébastien Lefebvre*
NOTES
1. L’auteur tient à remercier Serge Cantin pour sa lecture attentive du texte et ses précieuses suggestions.
* Sébastien Lefebvre est doctorant en philosophie à l’uqtr et membre, à titre d’assistant de recherche, du groupe d’étude « Modernité et religion au Québec : exploration heuristique à partir de l’œuvre de Marcel Gauchet ». Ses recherches portent principalement sur Fernand Dumont, Michel Freitag et Marcel Gauchet.
2. Pierre Vadeboncœur, L’humanité improvisée, Montréal, Bellarmin, 1999; ci-après cité « hi ».
3. Je tiens cette notion de « vertige » de Jean Larose (cf. « Le vertige en héritage », in G. Gagné [dir.], Main basse sur l’éducation, Québec, Nota bene, 1999).
4. À ce titre, il faut lire le premier chapitre de L’humanité improvisée, « L’humilité de Miron ».
5. Cf. F. Dumont, Une foi partagée, Montréal, Bellarmin, 1996, p. 17.
6. Sur ces questions, voir l’œuvre philosophique et sociologique de Michel Freitag.
7. Je tiens cette expression de Gilles Gagné.
8. F. Dumont, Raisons communes, Montréal, Boréal, 1995, p. 99.
9. F. Dumont, Récit d’une émigration, Montréal, Boréal, 1997, p. 260.
10. Marc Chevrier, « Le temps de l’homme fini », Argument, vol. 5, n° 2, 2003, p. 112.
11. Gilles Labelle, « L’université et la déstructuration de la subjectivité », Argument, vol. 3, n° 2, 2001, p. 80-81.
12. Jean Larose, op. cit., p. 58-59.
13. M. Chevrier, op. cit., p. 114.
14. Poème épars, Montréal, L’Hexagone, 2003, p. 54. Ce poème est paru sous forme manuscrite dans l’édition de luxe de L’homme rapaillé (Montréal, L’Hexagone, 1994, p. 159).
15. Extrait de « Autoroute du système », in H. Monette, Il y a quelqu’un?, Montréal, Boréal, 2004, p. 188.