Devant les articles qu’on me fait ici l’amabilité de consacrer à mon livre, je me place à un point de vue inattendu. Depuis toujours, pour écrire, je me trouve dans la posture d’un créateur plutôt que dans celle d’un philosophe, de quelqu’un qui analyse, fait de la théorie, se tient à une distance tout intellectuelle des choses ou de la vie. Il m’a toujours fallu par conséquent partir de moi, de mes impressions, de mes inclinations, de l’art, aussi, où l’on suit pareil chemin. Je suis une sorte de cousin des artistes.
Je ne programmais rien. Jadis, j’ai fait mon droit en ne cherchant qu’à en sortir. Puis j’ai commencé petitement à écrire, par une nécessité que je ne comprenais pas. Par la suite, j’ai plongé dans l’action, l’action syndicale où, pressé par l’événement, force est d’inventer à chaque moment, donc de créer. Peut-être mes écrits révèlent-ils ce même type d’improvisation à la fois aléatoire et d’une certaine cohérence tout de même. Je commence toujours sans savoir où mon mouvement me mène.
L’essai littéraire est donc une forme qui me convient. Il ne suppose ni connaissance assurée, ni démonstration à conduire à terme. L’intuition est préférée à l’examen. Une fois l’essai terminé, celui-ci demeure tout ouvert et encore incertain. Comme l’incroyance, comme la croyance.
Je lis avec intérêt les commentaires que Serge Cantin, Sébastien Lefebvre et Marc Renault apportent et à l’occasion m’opposent. Mais parfois ils me dépaysent un peu. Serge Cantin m’intègre à la démarche philosophique et, à ce sujet, j’ai le sentiment qu’il me fait gentiment la leçon. Mes écrits lui donnent d’ailleurs des ouvertures pour cela, et il dit que, « philosophe, [je le suis] bel et bien ». Je reçois volontiers cet avis que, faute de moyens, je ne puis cependant suivre. Je reste tout à fait seul devant ce que j’écris, comme un peintre devant le tableau qu’il est en train de peindre.
Cela dit, les commentaires de M. Cantin proposent quelques repères qui m’apparaissent comme des clartés, pour moi inhabituelles — et tant mieux. Elles m’arrivent par ce que, spontanément, je considère comme un détour, par exemple les trois « Idées de la raison » évoquées par l’auteur. C’est autre chose que les images qui portent mon espèce de savoir.
Je ne pense pas, toutefois, que j’aie une foi de philosophe, ou « foi philosophique », pour employer l’expression de mon interlocuteur. Mes croyances, mes incroyances, mais surtout leurs abords, sont de premier degré et ils tombent sous mes sens, sous mon sens. Ils sont tangibles, dirais-je. Mais il est difficile de communiquer cette connaissance, qui n’est pourtant pas ésotérique. Je veux qu’on la tienne pour directe on ne peut plus, ce qu’elle est effectivement.
Marc Renault, à ce propos, souligne à mon sujet ce qu’il appelle « un certain dédain pour les discours qui s’achèvent en concepts ». Je suis d’accord avec lui sur ce point, sauf pour le mot « dédain »; il s’agit plutôt d’une différence d’approche, de tempérament et de formation.
Ma pensée, ajoute-t-il, « s’insinue dans les replis de l’existence sans démembrer son objet. » Justement. « Le référent constant est soi-même, sans que le texte ne se réduise à une ego-histoire ». Je contresignerais volontiers ces remarques.
Mon livre, dans les espaces inaccessibles et nécessaires que je sonde comme je peux, ne tend pas vers ces derniers à travers des concepts, en effet, mais plutôt comme par un sens du toucher, grâce à l’étrange aptitude que nous avons d’établir un contact sensible avec ce que Bergson appellerait peut-être une frange de l’inconnaissable. Mon livre s’appuie sur une telle expérience, et je l’ai écrit surtout pour cela. Il représente une tentative de cet ordre. Ce n’est pas quelque chose d’abstrait. En l’écrivant, pour ainsi dire, je ne l’écrivais pas, je le vivais. J’avais besoin de lui pour pousser davantage cette expérience.
Dans le passé, j’aurais voulu être romancier, mais ce n’était pas dans mes cordes. Je me reprends comme je peux selon un désir comme celui-là. L’absolu, la vérité ne sont pas traités comme des abstractions dans mon livre, me semble-t-il. Au fait, ce livre est un acte de foi, et un acte de foi n’est jamais abstrait.
« [C]e n’est pas un accident si la foi devient le foyer où convergent toutes les lignes de réflexion » dans cet ouvrage, écrit Marc Renault, car « l’auteur bute de toutes parts sur des limites de la compréhension humaine de l’existence, sans pouvoir se persuader que ces limites, ou cette finitude, soient des limites de ce qui est ».
C’est là, je crois, bien sentir la dynamique interne de ce livre. Celui-ci est une action. Il s’agit d’une tension et du lien vivant et obscur où celle-ci se manifeste, sorte d’aimantation orientée vers ce que j’appellerais l’oméga ou, si l’on veut mettre un nom sur ce dernier, la divinité. Cette dialectique vécue, ressentie, alternativement positive et négative, soutient ma discussion de la croyance et de l’incroyance.
J’essaie de rendre compte de cela. L’émotion y domine sur la simple raison. M. Cantin m’attribue une parenté avec Montaigne, et ce trait se retrouve naturellement chez un grand nombre d’essayistes. Montaigne est sans cesse en mouvement. Encore une fois, c’est d’une expérience constante qu’il est question dans mon cas, du reste non pas au passé, mais dans le moment même. Ce dont je parle, c’est d’un attrait, d’une attraction.
J’aime bien certaines réflexions où se condensent les idées de Sébastien Lefebvre. « [P]enser est non pas un processus, mais une épreuve ». Parlant de moi, il dit : « Qu’il évoque Miron, Borduas ou Beethoven, à chaque fois le lecteur a l’impression d’être aux côtés de l’auteur. » Peut-on dire les choses d’une manière plus sensible? « Si permanence des choses humaines il y a, c’est parce que nous lui donnons forme. Croire en cette permanence d’un monde humain commande le respect envers les formes qu’il revêt. »
Cependant il me faut relever ce qu’il écrit au sujet de l’absolu. Je ne comprends pas très bien les raisons de son rejet de ce mot qu’on rencontre en effet dans mon livre çà et là. J’ai l’impression que là-dessus, de sa part, il y a maldonne.
D’un côté, je considère la beauté, la vérité, le bien comme des absolus, en effet. Mais c’est que ces trois mots, de même que quelques autres, leur signification même, leur définition, ne peuvent être qu’absolus. C’est tout à fait comme en géométrie : n’importe quelle de ses figures est absolument ce qu’elle est, sous peine de n’être pas.
Dans le monde moral, la perfection tire l’être humain à elle et cela est (ou était) d’expérience courante. Mais le monde actuel, par opportunisme, par ignorance, ne le reconnaît pas.
M. Lefebvre semble considérer que je place l’absolu dans quelque région supérieure mais nébuleuse, « métaphysique », comme il dit. Je ne saisis pas très bien cette observation.
L’idée de Dieu exprime le besoin d’une explication dernière, ou totale, ou globale de l’existant. Dieu, ou l’absolu, seraient cette clef de voûte. Une chose est certaine : le désir de cet Inconnu, de cette densité, n’est pas hypothétique. Mon livre n’en est qu’une manifestation.
Mais ces discussions sont difficiles. L’auteur m’oppose un autre livre de moi, L’humanité improvisée[1]. Dans mes Essais sur la croyance et l’incroyance, je situerais selon lui les valeurs dans un « ciel », et pourtant je ne les y mets qu’à cause de l’intégrité de leur propre nature. Or justement, L’humanité improvisée, que l’on m’objecte pourtant, se termine par ceci : « Ce qui s’oppose adéquatement à “ça” [au postmodernisme], c’est le Livre, la parole, la justice, la valeur, l’esprit, les figures ». Autrement dit l’absolu.
De plus, dans L’humanité improvisée, on trouve ces mots à propos de Miron et de la poésie : « Le verbe, le vers frappent à une porte qui ne s’ouvre pas. Cette porte qui ne s’ouvre pas, l’absolu se communique à travers elle. Pour la prose, c’est le contraire : la porte s’ouvre. » Et puis : « Le vers, le verbe font face à l’absolu. Ils se tiennent devant lui. Devant sa porte, exactement devant sa Porte. » L’absolu mentionné dans mes Essais sur la croyance et l’incroyance n’est pas d’une autre essence.
On ne saurait bâtir un monde humain sur le seul relatif. Il est nécessaire d’évoquer la perfection.
M. Lefebvre écrit : « Peut-être les figures exemplaires du type de celles évoquées par Pierre Vadeboncœur sont-elles choses du passé. » Comment le seraient-elles? On les occulte, voilà tout. La beauté, la vérité, l’amour, le bien, choses du passé? Ce sont, par définition, des absolus. Ils ne dépendent pas d’un état donné de la conscience à un moment de l’histoire. Ce ne sont pas des conséquences. Ils coïncident avec leur définition, sous peine de ne pas être du tout. Ce que j’appelle l’absolu à leur propos exprime la nécessité dans laquelle leur nature les fixe autant que l’être.
J’ai bien conscience que ces discussions sont loin d’être achevées. Mes réponses sont tâtonnantes, insatisfaisantes. Dans le cas, j’éprouve d’ailleurs la difficulté pour moi d’en passer par l’analyse et l’examen, ou par les couloirs de la philosophie, bien qu’il m’arrive d’en emprunter quelques-uns moi-même.
Bien des choses seraient encore à dire, de ma part comme de celle de mes interlocuteurs, mais ce n’en est pas ici le lieu. Je regrette surtout de ne pas pouvoir, dans le cadre restreint d’un article, relever nombre de notations que ceux-ci ont pris la peine de faire.
Je désire seulement ajouter ceci : qu’on se soit penché de nos jours comme ils le font sur la croyance et l’incroyance, et d’une manière sympathique, à l’occasion d’un livre qui par son sujet détonne assez, c’est significatif. Car enfin ils pouvaient fort bien laisser de côté l’ouvrage et ce dont il y est question. Qu’est-ce que cela? Une rencontre? Non pas entre nous seulement, mais, de notre part à tous, avec un temps assez différent de celui, convenu et commun dans le postmodernisme, qui remplit à capacité la société où nous sommes. Je les remercie pour cela et pour leur amitié, cela va sans dire.
Pierre Vadeboncœur*
NOTES
* Pierre Vadeboncœur est essayiste.
1. Montréal, Bellarmin, 2000.