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Le conservatisme québécois de Lucien Bouchard

Un texte de Mathieu Bock-Côté
Dossier : Voyage au bout du néoconservatisme
Thèmes : Gouvernement, Politique, Québec
Numéro : vol. 9 no. 2 Printemps-été 2007

À moins qu’il ne se trouve quelqu’un... Le général de Gaulle n’a jamais cessé d’incarner pour moi une espérance. Dans notre malheur présent, cette espérance échappe au vague.

François Mauriac, Bloc-Notes, 1952-1957

 


L’arrivée à la direction du Parti québécois (pq) de Lucien Bouchard en avait surpris plusieurs. Certainement, l’homme s’était démarqué parmi les leaders souverainistes depuis sa démission du gouvernement fédéral en 1990, au point d’éclipser le chef péquiste Jacques Parizeau comme représentant presque officiel du camp du oui au moment de la campagne référendaire de 1995. Le négociateur en chef pouvait bien disposer de la sympathie d’une majorité de Québécois, même de souverainistes; il n’en demeurait pas moins réputé trop à droite et trop modéré pour un pq à dominante social-démocrate et indépendantiste. Son passage du Bloc québécois, qui convenait aisément à la personnalité autoritaire du chef souverainiste, au pq, disposant d’une significative base populaire flanquée d’une aile radicale très activiste, était difficilement envisageable pour plusieurs observateurs attentifs à la culture partisane des formations politiques québécoises. En dehors de l’appareil militant du pq, certains commentateurs de la scène publique ont aussi témoigné de leur scepticisme devant l’ardeur incertaine d’un chef souverainiste officiellement rallié quelques années auparavant à l’idée d’une réunification canadienne portée par l’accord du lac Meech. Plus souvent, c’est à la dimension incertaine des idées politiques de Bouchard que plusieurs s’en prenaient. Aussi ardentes soient-elles, les convictions souverainistes de Lucien Bouchard ne seraient-elles pas non plus éphémères? Il y a quelques temps, encore une fois, suite à la publication d’un sondage concernant son possible retour aux affaires publiques[1], Michel David soutenait faussement que Lucien Bouchard était passé d’un fédéralisme militant à un souverainisme fervent[2], ce qu’avançait aussi Lysiane Gagnon en disant de Lucien Bouchard qu’il était « changeant[3] », sans profondeur vraie, ce qui le distinguerait pour le pire d’un Jacques Parizeau, méchamment classé parmi les doctrinaires d’un indépendantisme pur, mais apparemment plus cohérent et résolu dans la poursuite de son idéal, plus authentique, surtout, dans son adhésion au projet d’un Québec souverain[4].

Je donne tout de suite mon avis sur cette question : qu’on l’aime ou non, c’est s’adonner au commérage assassin que d’expliquer les revirements politiques de Lucien Bouchard par une quelconque faille psychologique correspondant à l’image d’un homme ombrageux et vaniteux, telle que la construisent certains journalistes. Plus intelligemment, il faudrait travailler à retracer les idées de Lucien Bouchard dans une sociologie historique attentive aux mutations différenciées des nationalismes québécois. Dans ce court essai, c’est au courant politique représenté par Bouchard, celui du nationalisme conservateur, que je m’intéresserai, pour en retracer le déploiement depuis son ralliement au pq jusqu’aux années présentes, ce qui revient pratiquement à se questionner sur le parcours de l’Union nationale depuis sa disparition jusqu’au manifeste Pour un Québec lucide. Ce que je tâcherai d’évaluer surtout, c’est l’apport particulier de ce nationalisme conservateur à la définition même de la question nationale, qu’il s’agira de distinguer à la fois conceptuellement et politiquement du « nationalisme des nationalistes », pour emprunter la formule de Raoul Girardet, qui demeure probablement dans la politologie et l’historiographie françaises l’un des penseurs les plus fins fin du nationalisme à la fois comme sentiment, comme politique et comme doctrine, catégorisation subtile et nécessaire d’un phénomène politique trop souvent considéré du point de vue de la seule histoire des idées telle qu’elle apparaît souvent à quelques philosophes égarés dans le domaine de l’action[5].

 

QUÉBEC D’ABORD! PARCOURS DE L’UNION NATIONALE DEPUIS SA DISPARITION

 

La progressive dissolution politique de l’Union nationale et le ralliement de son électorat le plus nationaliste au pq n’allait pas rester sans conséquence sur la définition du projet souverainiste et de la question nationale à laquelle celui-ci se donnait pour mission de répondre. Car à travers un électorat significatif, mais plus encore, par ses représentants qui venaient flanquer le mouvement souverainiste d’une aile droite, plutôt conservatrice et modérée, c’est une certaine idée du Québec et de son destin qui s’investissait dans un pq non seulement tiraillé entre son chef et sa base, comme on l’a souvent répété, mais plus encore, entre différents nationalismes, je dirais même, entre différentes conceptualisations possibles de la question nationale et de la place à lui reconnaître dans le domaine public.

S’il faut situer ce passage dans un xxe siècle québécois profondément marqué par une influence groulxienne récemment mise en relief par Frédéric Boily[6], nous dirons qu’il correspond au deuxième moment dans l’institutionnalisation de la question nationale, le premier pouvant être rapporté à la création de l’Union nationale dans les années 1930, apparition politique significative contribuant durablement à différencier la démocratie québécoise dans l’ensemble fédéral, par le décrochage délibéré de son pôle non libéral de toute référence directe à la structuration partisane de la fédération canadienne[7]. Le deuxième moment ouvre une séquence particulière, marquée par l’arrivée massive du « nationalisme doctrinal », pour emprunter la formule séguiniste, au sein d’une coalition partisane à prétention majoritaire dans le débat public, ce qui n’était pas le cas des différents mouvements nationalistes investis dans la délibération publique depuis les années 1920. D’ailleurs, on s’en rappellera en relisant les principaux textes stratégiques de François-Albert Angers à la fin des années 1950, le nationalisme se reconnaissant davantage une mission d’action intellectuelle que politique[8], les différents échecs du mouvement à s’institutionnaliser dans la structuration partisane de la province de Québec l’ayant conduit au discrédit politique répété, comme s’en désolait aussi certains vétérans de la cause nationale, après les premiers échecs électoraux du pq.

C’est avec la Révolution tranquille qu’une société québécoise relativement disposée à débattre de son statut politique parvenait à recentrer l’espace public autour d’une question nationale à la formulation achevée, autour d’une idée-force qui s’était profilée dans les marges du domaine public depuis sa renaissance intellectuelle autour des années 1920[9]. Si l’Union nationale se présentait comme une coalition nationaliste élargie, dès 1935, le pq, quant à lui, redéploiera le nationalisme autour de l’idée d’indépendance, sous l’influence de son aile la plus nationaliste enfin parvenue à restructurer le domaine public autour de ses préoccupations, la question linguistique en faisant également partie, celle du nationalisme économique aussi, mais plus encore, en forçant l’électorat et la plupart des acteurs sociaux à se cadrer dans une perspective souverainiste ou fédéraliste, la question nationale apparaissant de plus en plus comme l’horizon indépassable d’une politique québécoise appelée à la résoudre, sans laquelle un peuple serait bien près de passer à côté de son destin — ce qui n’était pas sans provoquer, on le sait, une dépolitisation plus ou moins radicale de la question sociale et l’apparition d’un consensus mollasson sur la plupart des autres questions normalement investies dans le domaine public, la différenciation politique se manifestant désormais autour de la seule éventualité de l’indépendance du Québec.

Le présent essai ne porte pas sur l’ensemble du pq, mais sur son aile conservatrice, certes. Son attitude politique n’en demeure pas moins intelligible qu’à condition d’être comparée à celle de son aile dure, qui pratique le nationalisme doctrinal et refuse d’envisager non seulement le redéploiement du nationalisme en deçà de l’indépendance, mais plus encore, de rouvrir les questions sociales autrement que sur un mode gestionnaire tant que la question nationale ne sera pas résolue. D’une certaine manière, l’aile dure du pq fonctionne idéologiquement en articulant ce que j’appellerais le syllogisme nationaliste : le statut normal d’un peuple normal est l’indépendance, le Québec est un peuple, il est normal, il doit pour cela faire son indépendance, ce qui n’est pas sans rappeler l’enseignement de l’école de Montréal dans sa doctrine politique implicitement contenue dans les normes de son fondateur[10]. De ce point de vue, toute forme de nationalisme qui s’engage en faveur de la souveraineté sans pour autant en faire le destin obligé du Québec, donne une apparence d’inconsistance, d’insuffisance théorique et pratique, à dénoncer ou à condamner, surtout lorsqu’elle parvient, selon les circonstances, à définir au moins partiellement les orientations de la coalition souverainiste moins pressée qu’on ne le souhaiterait de quitter les bureaux confortables de la gestion provinciale.

C’est pourtant d’un tel nationalisme, incomplet sur le plan théorique, pour reprendre la formule de Denis Monière, que se réclament la plupart des nationalistes conservateurs passés en transit et à leur rythme de l’Union nationale au pq, sans nécessairement s’approprier la science sacrée du salut national. Je dis la plupart sans prétendre parler de tous ces nationalistes conservateurs, certains d’entre eux, au parcours original, s’inscrivant à plus ou moins long terme dans l’aile dure du pq, mais ne parvenant pas, sauf pour une minorité de fidèles, à vraiment faire école politiquement. Mais plus généralement, c’est bien du nationalisme de l’Union nationale, redéployé dans une perspective souverainiste, dont feront la promotion les conservateurs une fois ralliés au pq. Pourtant, c’est moins l’inconstance, qu’une différente philosophie de l’histoire québécoise qui anime ce centre-droit nationaliste, possiblement souverainiste, mais pas nécessairement indépendantiste, comme on le remarquera au fil des circonstances, quand les événements provoqueront une mutation des paramètres encadrant la question nationale[11].

Pour s’en faire une bonne idée, on peut aisément dire de la conception de l’histoire québécoise portée par ce nationalisme conservateur qu’elle est animée d’un désir de reconnaissance qui prime sur le désir d’indépendance, où la violation du pacte confédératif de 1867 joue un plus grand rôle que la Conquête anglaise. Un nationalisme émotif, passionnel et passionné, mais aussi politique, malgré ce qu’en disent ses détracteurs à la Claude Bariteau, porté par l’idéal du Québec d’abord, mais qui se fait plus critique, pour le dire avec Gérard Bergeron, du « fédéralisme comme mode d’organisation étatique » que du « Canada comme expérience historique[12] ». Cela se traduit politiquement par le désir d’une « rupture tranquille » et négociée, d’une sécession douce avec un Canada avec lequel on préférerait conserver des liens, comme le rappelait Lucien Bouchard en 1995, qui insistait fortement sur la dimension partenariale du projet souverainiste[13].

D’ailleurs, en revenant sur le développement de ses premières convictions souverainistes, au moment d’écrire ses Mémoires, Lucien Bouchard distinguait son adhésion à la souveraineté d’une certaine philosophie de l’histoire faisant s’achever nécessairement, et sans étapes intermédiaires, le destin québécois dans l’indépendance nécessaire. « Une certaine logique voulait que la révolution [tranquille] trouve son accomplissement tranquille dans la souveraineté. Du 20 juin 1960 au 20 mai 1980, le parcours eût été beau. Sa nécessité se serait manifestée par cette élégance qu’exigeait Einstein d’une équation mathématique pour rendre compte de la perfection des lois de la nature. Mais les contours de la réalité politique sont moins nets et épousent rarement ceux de l’esthétisme fonctionnel[14] ». Cette déclaration mesure la distance entre un nationalisme favorable à la souveraineté « tant qu’elle apparaissait possible[15] », pour le dire encore une fois avec Bouchard, et un autre synthétisant sa vision dans le principe d’action formulé par Gaston Miron : « tant que l’indépendance n’est pas faite, elle reste à faire[16] », ce qui donne raison, c’est à noter, à André d’Allemagne, qui s’acharnait à répéter que l’indépendantisme n’était pas qu’un nationalisme radicalisé, mais plutôt un nationalisme d’une autre nature qui ne tolère pas d’autre destin pour le Québec qu’une pleine indépendance politique, et surtout, pour qui la souveraineté est toujours une urgence nationale[17].

Malgré sa marginalisation programmée au sein du pq depuis 1995, on peut néanmoins mesurer l’influence de son aile radicale à sa capacité à le forcer à se donner un programme référendaire — que le pq le respecte ou non est une autre variable à considérer pour évaluer son influence politique —, la conquête du pouvoir étant nécessairement perçue comme une étape et un moyen de faire l’indépendance, la gestion consentie des affaires de la province passant pour une forme difficilement avouable de capitulation à peine conciliable avec la défense prétendue des intérêts québécois. Pour le dire autrement, si le nationalisme conservateur est nettement devenu souverainiste dans son expression majoritaire dès les années 1970, il n’est pas pour autant devenu indépendantiste, ce dont n’a jamais douté l’aile dure du pq, qui a multiplié les procès à Lucien Bouchard, au point de le pousser à démissionner autour d’une crise politique dont le pq ne s’est toujours pas sorti.

On comprend mieux de cette manière la disponibilité d’un certain nationalisme conservateur pour un Canada s’ouvrant à la reconnaissance des conséquences politiques de la différence québécoise. Si le nationalisme conservateur s’est transformé en courant flottant au cours des années 1980, en s’ouvrant à la possibilité du « beau risque » et en ralliant le Parti conservateur du Canada pour réactualiser politiquement l’idéal des deux peuples fondateurs, c’est parce qu’il apparaissait possible d’envisager un destin authentiquement québécois au sein d’un cadre canadien aménagé pour sa nation minoritaire.

Quoi qu’il en soit, ce nationalisme ouvert à la souveraineté, mais disponible pour une autre perspective stratégique, est venu bien près de réorienter le pq à chaque fois qu’un de ses représentants est parvenu à sa direction, chaque fois d’ailleurs, après une défaite forçant les souverainistes à définir une stratégie moins volontariste et jacobine dans la poursuite de leurs objectifs. D’abord sous la chefferie de Pierre-Marc Johnson, en renonçant délibérément à la poursuite active de l’indépendance, mais plus subtilement et plus profondément, suite à la nomination de Lucien Bouchard à la direction du Parti, en le décentrant de la question nationale, alors que l’aile radicale du pq désirait précipiter des élections pour les faire suivre d’un référendum rapide que les sondages disaient potentiellement gagnant à la hauteur de 55 pour cent, ce que ne croyait pas Bouchard, pour qui la défaite du 30 octobre, loin d’allumer ses ardeurs référendaires, l’incita plutôt à décentrer pour un temps indéterminé le pq de la question nationale en le repositionnant sur les questions socioéconomiques contenues dans le débat sur le modèle québécois, qu’il fallait nécessairement moderniser à travers une politique d’austérité budgétaire se reconnaissant pour objectif l’atteinte du déficit zéro, ce qui correspondait pratiquement à la position de principe établie par Mario Dumont, en appelant à un moratoire d’une décennie sur la politique constitutionnelle.

En recentrant le débat public sur la question du modèle québécois, non seulement Lucien Bouchard distinguait-il sa position de celle des nationalistes doctrinaux pour qui la poursuite de l’indépendance ne saurait d’aucune manière être différée, mais plus encore, il soutenait, contre l’avis de ces derniers, que la société québécoise disposait de marges de manœuvres suffisantes pour envisager d’autres questions que celle de son seul statut politique. Cette idée d’un Québec provincial ingouvernable, pour le dire comme François Legault, ne convainc certainement pas les éléments plus conservateurs — non plus qu’une certaine gauche, mais je ne discuterai pas de cette question ici — de la société québécoise, et même, du pq, qui soutiennent plutôt qu’un Québec pleinement indépendant serait appelé à répondre aux mêmes problèmes qui le contraignent actuellement à réviser à la baisse son modèle social, pour sortir enfin d’une forme douce de socialisme démocratique où l’étatisation des rapports sociaux ne semble pas trop connaître de limite. Surtout, le Québec disposerait de pouvoirs et de revenus suffisants pour adapter son modèle social aux problèmes de la société contemporaine, ce qu’affirmaient les Lucides dans un manifeste dont l’ambition silencieuse était de recentrer pleinement la délibération démocratique autour de problèmes occultés par la centration référendaire de la politique québécoise, ce qui revient pratiquement à soutenir que le Canada, même lorsqu’on désire en sortir, ne pratique pas une forme d’oppression essentielle sur un Québec disposant des pouvoirs et moyens nécessaires pour faire mieux malgré son statut politique provincial.

 

UN DÉCLIN QUÉBÉCOIS?

 

            Chose certaine, l’arrivée de Lucien Bouchard à la direction du pq a contribué à recentrer une première fois la délibération démocratique autour des questions sociales et économiques, et plus seulement autour de la question nationale. Sans possibilité réelle et imminente de se réaliser, la souveraineté laisse fatalement sa place à d’autres débats, celui entre la gauche et la droite, en fait, qui s’annonçait autour des discussions sur un modèle québécois. Surtout, c’est l’horizon référendaire nécessaire à la polarisation politique selon la question nationale qui se dissipe. En fait, la sortie de la question nationale donne l’occasion à ce conservatisme de réactualiser à travers le débat sur le modèle québécois ses positions sociales et économiques, en apparaissant publiquement autrement qu’à la manière d’un nationalisme modéré. Si on préfère, le conservatisme trouve de nouveau l’occasion d’être plus qu’un nationalisme d’appoint au pq et formule de plus en plus une série de perspectives critiques sur le développement socioéconomique du Québec, ce qu’il ne pouvait faire qu’à mot couvert tant que la question nationale forçait des éléments idéologiquement contradictoires à se coaliser dans la poursuite de la souveraineté.

Dès ses premières apparitions publiques suivant sa démission qui reposait selon lui sur son incapacité à sortir la question nationale de l’impasse, Lucien Bouchard entreprenait la formulation d’un discours relativement détonnant dans le domaine public québécois, à partir d’une représentation de la collectivité correspondant de moins en moins à celle contenue dans la dynamique politique héritée de la Révolution tranquille, en demandant la possibilité de « remettre en cause le statu quo sans être immédiatement convoqué devant le tribunal d’inquisition du consensus québécois », formule polémique pour référer au consensus progressiste des élites québécoises tel qu’il s’est déployé au moins depuis la dernière défaite référendaire. Cette perspective, de plus en plus développée au fil des circonstances et des événements, autour de préoccupations comme la dénatalité, la question de la dette, le site du Centre hospitalier de l’Université de Montréal, le sort de l’Orchestre symphonique de Montréal ou l’antiaméricanisme de la majorité francophone, a conduit Lucien Bouchard à publier il y a un peu plus d’un an le manifeste « Pour un Québec lucide », qui contient les éléments d’une nouvelle définition potentielle des problèmes auxquels la société québécoise sera confrontée dans les années à venir.

Ce manifeste, plutôt discuté dans ses propositions, formulait pourtant d’abord un paradigme historique en rupture avec le consensus élaboré dans la suite de la Révolution tranquille, qui proposait une relecture critique du parcours national sur un demi-siècle, pour définir autrement les paramètres fondateurs de l’existence collective. Relecture critique, dis-je, centrée sur l’apparition dans l’horizon historique d’un possible déclin québécois, que prophétise assez éloquemment Lucien Bouchard. Ce déclin apparaît d’abord dans sa dimension politique, sociale et économique, ce qui n’est pas sans rappeler les préoccupations du déclinisme français telles qu’elles se manifestent de plus en plus depuis la publication de l’essai La France qui tombe de l’économiste et historien Nicolas Baverez[18]. Pour le dire avec les termes du manifeste, « c’est la particularité de la situation actuelle : le danger ne se présente pas sous forme de précipice, mais de longue pente descendante. Au premier coup d’oeil, il ne semble pas y avoir de risque. Mais une fois amorcée, la glissade sera inexorable[19] », ce qui nous inciterait à présenter le conservatisme bouchardien comme un déclinisme à la québécoise, comparaison d’ailleurs suggérée par Christian Dufour dans son dernier essai, Le défi français, qui compare brillamment la dynamique institutionnelle et sociale de la France et du Québec[20]

Dans une certaine mesure, le Québec, à travers cette discussion de plus en plus polarisée autour du manifeste des Lucides, sort officiellement de la Révolution tranquille et d’un modèle québécois sur lequel on n’envisage plus seulement des rénovations mineures, mais dont on discute explicitement des paramètres, certains en appelant même à une nécessaire thérapie de choc pour éviter au Québec un avenir marécageux privé de tout dynamisme collectif, ce qui correspond aussi à la stratégie privilégiée par l’école décliniste française.

            Pourtant, la modernisation du modèle québécois est entravée par de nombreuses forces sociales et politiques, ce qui n’est pas non plus sans forcer de nouveau la comparaison avec la France. « La République du statu quo », pour le dire comme les signataires de ce manifeste, marque très nettement son opposition à la modernisation libérale du Québec social. « À l’heure actuelle, le discours social québécois est dominé par des groupes de pression de toutes sortes, dont les grands syndicats, qui ont monopolisé le label “progressiste” pour mieux s’opposer aux changements qu’impose la nouvelle donne[21] ». D’ailleurs, une prochaine étude sur la culture politique du Québec contemporain aurait tout avantage à porter attention à la sensibilité anticapitaliste qui s’y développe, même en dehors des marges politiques qu’on identifiera à l’altermondialisme militant et adolescent. Néanmoins, le conservatisme bouchardien n’est pas un « néolibéralisme », comme l’ont soutenu ses critiques du manifeste pour un Québec solidaire, Bouchard ayant à de nombreuses reprises rappelé sa foi en l’État québécois qu’il présentait comme « un indispensable atout de réussite dans le redressement de la situation », et plus encore, comme « lieu de la convergence et de l’expression de nos volontés démocratiques, lui seul [...] capable de nous rallier autour des mesures qu’il faudra prendre en matière de politiques familiales, de conciliation travail-famille, d’éducation, de retraite, de fiscalité et d’immigration pour assurer la continuité québécoise », continuité nécessairement nationale qu’il rattachait sans problème à la survivance canadienne-française à laquelle le Québec moderne devrait la possibilité d’exister. Cela donne au conservatisme bouchardien une tonalité plus européenne qu’américaine — si l’on préfère, plus burkéenne que lockéenne, plus tory que libéral, attaché probablement à la forme historique de la démocratie québécoise, ce qui n’est pas sans conséquence dans une société québécoise au mode de scrutin compromis par l’influence idéologique d’une ultragauche animée par l’utopie proportionnaliste[22].

Un conservatisme bien disposé, on l’aura compris, envers la dimension nécessairement politique de l’agir collectif semblable à celui que définissait Christian Dufour dans son dernier essai consacré au Défi français, qui disait adhérer à « une conception plus existentielle et pragmatique du politique », qu’il qualifiait de conservatrice, et qu’il situait entre celle des « ultralibéraux, qui refusent de penser le politique dans ses aspects positifs, et les progressistes surinvestissant théoriquement et pratiquement le rôle de l’État », conception probablement pas étrangère à la dimension nécessairement nationale de toute perspective conservatrice faite pour la société québécoise[23]. « Je crois à la survivance de la solidarité québécoise. Les Québécois veulent vivre non pas seulement comme individus, mais comme collectivité, comme nation », écrivait Lucien Bouchard, encore en 2003[24], ce qu’il nommera aussi selon les circonstances un profond désir de continuité québécoise, ce qui n’est pas nécessairement surprenant : depuis Duplessis, le conservatisme québécois n’a su déployer ses préoccupations que dans la mesure où il était aussi un nationalisme, ce qui est généralement le cas pour les différentes formulations locales du conservatisme occidental[25].

À la dénonciation du déclin politique, économique et social, s’ajoute celui du déclin culturel et moral, à travers la crise annoncée des doctrines d’inspiration soixante-huitarde, ce qui n’est pas sans brusquer le moralisme libertaire d’une classe culturelle mal disposée envers le fond traditionnel du Québec francophone. En 2003, à l’occasion d’un colloque consacré à la dénatalité, Bouchard dénonçait rageusement les « chantres de la drogue et de la décadence[26] » et s’inquiétait de la hausse des « naissances hors-mariage », ce qui révèle une adhésion claire à une définition très traditionnelle de la famille, de la part d’un catholique pratiquant qu’on peut croire réservé envers les mutations de l’institution familiale contemporaines, surtout celles ouvrant le mariage aux couples homosexuels, ce qui était et demeure le cas de plus de la moitié des Québécois, par ailleurs. Plus généralement, c’est le sentiment d’une crise morale propre à toutes les sociétés occidentales qu’articule l’ancien premier ministre qui soutenait, dans une de ses premières sorties publiques, après sa démission, au moment de commenter l’affaire Enron, quand il affirmait qu’« au-delà des encadrements réglementaires, trônent les valeurs morales et sociales. Les déboires que nous venons de subir proviennent bien davantage d’une crise des valeurs que d’une absence de règles[27] ». Ce conservatisme, à la fois social, culturel et moral, se distingue néanmoins d’un conservatisme moral à l’américaine, qui suppose une idéologisation consciente du référent judéo-chrétien, absente chez Bouchard, malgré ce qu’en disent certains de ses détracteurs, comme Josée Legault pour qui « la vision moralisatrice et néoconservatrice de l’ancien premier ministre » et « l’école judéo-chrétienne du “sacrifice” » dont il se réclamerait s’assimilent aisément à « la droite américaine, cette “moral majority” qui passe les chansons et la télé au peigne fin pour y déceler la moindre incartade d’une morale fondamentaliste[28] », propos qui révèlent surtout l’incapacité décevante de celle qui les tient à comprendre le conservatisme autrement qu’à travers la dénonciation caricaturale d’une figure réactionnaire archétypale désirant toujours plus ou moins restaurer une grande noirceur traditionaliste dont le dernier demi-siècle aurait heureusement émancipé la plupart des sociétés occidentales.

 

UN RÉALIGNEMENT POLITIQUE?

 

Autour de cette préoccupation pour un déclin national tendanciel, c’est une nouvelle donne politique qui s’annonce possiblement, avec le réalignement plus ou moins radical d’un espace public réintroduisant autour des préoccupations propres au déclinisme québécois le débat entre la gauche et la droite tel qu’il devait nécessairement rattraper une société québécoise parvenant à réaliser son indépendance ou renonçant durablement à la poursuivre prioritairement. La mise en scène d’une sortie du Québec national est complétée — pour le pire, disent les nationalistes de doctrine; pour le mieux, répondent les autres en attente d’un déblocage politique qu’ils appellent depuis un bon moment. À tout le moins, c’est un créneau politique qui se dégage manifestement au centre-droit de l’échiquier politique et dont la montée soudaine de l’Action démocratique du Québec (adq) témoignait déjà en 2002. C’est le moins qu’on puisse dire, une crise politique couve depuis quelques années dans la démocratie québécoise, l’appauvrissement inquiétant de la pensée politique et du débat collectif en étant probablement les deux symptômes les plus apparents. La rumeur constante entourant la création d’un nouveau parti qui déploierait une stratégie d’occupation du centre politique n’est pas sans rappeler un récent scénario à l’israélienne, à la Khadima, pour le dire exactement.

Autrement dit, ce qu’on envisage de plus en plus ouvertement dans un Québec post-souverainiste, c’est la possibilité d’un réalignement politique recadrant le nationalisme québécois au centre-droit dans une perspective autonomiste envisageant la souveraineté si nécessaire, mais pas nécessairement, et laissant pour cela son aile indépendantiste en dehors de la nouvelle coalition. Si l’indépendantisme dispose certainement d’un électorat autonome au Québec, on parviendra difficilement à le chiffrer au-delà de 15 à 20 pour cent. C’est-à-dire que le pq, dans cette nouvelle donne politique, jouerait le rôle de tiers-parti de la même manière que l’adq est actuellement appelée à remplir cette fonction, avec le sort malheureux d’une formation politique s’acharnant à répondre à une question que sa société ne se pose plus spontanément.

Pour peu qu’on le fasse avec honnêteté, on se refusera à reprocher à Lucien Bouchard et à ceux qui l’ont suivi une forme quelconque de malhonnêteté ou de lâcheté politique. Le bouchardisme n’est pas et n’a jamais été un pétainisme à la québécoise, forme de capitulation sous des airs patriotiques, à la manière du gouvernement de Robert Bourassa, sévèrement critiqué par Lucien Bouchard lui-même, qui confiait dans ses mémoires que « là où Robert Bourassa est passé, il ne reste plus rien à concéder[29] ». Il n’en demeure pas moins que cette normalisation possible du Québec politique repose sur le dépassement d’un échec qu’il ne sera peut-être pas aussi aisé de dédramatiser que certains le croient. Le nationalisme passerait ainsi de nouveau à l’étape défensive, après l’effondrement d’un projet qui avait pour plusieurs l’allure de la pleine expression du désir national d’achèvement qui se déploie dans la conscience historique franco-québécoise. Personne ne sait encore si le temps de Lafontaine est vraiment revenu, même si plusieurs le sentent. Personne ne sait non plus si un ultime sursaut sauvera avant sa dernière défaite la cause nationale de ceux qui la servent actuellement si mal. Pour l’instant, on reconnaîtra, pour le meilleur et pour le pire, l’annonce d’une conceptualisation nouvelle de la société québécoise, de plus en plus sortie de la question nationale, de moins en moins définie par le nationalisme doctrinal hérité du premier groulxisme, et de moins en moins certaine d’accéder à l’indépendance politique. Il n’est pas certain qu’une telle perspective ne puisse apparaître non seulement comme un déclin collectif, mais comme une décadence nationale.

 

Mathieu Bock-Côté*

 

NOTES

* Mathieu Bock-Côté est candidat au doctorat en sociologie à l’uqàm.

1. Kathleen Lévesque, « Les Québécois veulent Bouchard », Le Devoir (Montréal), 6 mai 2006, p. A1.

2. Michel David, « La vraie nature des libéraux », Le Devoir,  9 mai 2006, p. A3.

3. L. Gagnon, « Le tandem hypothétique », Le Devoir, 9 mai 2006, p. A21.

4. Une comparaison un peu plus fine des deux hommes remarquerait la parenté relative de Lucien Bouchard à la personnalité du général de Gaulle, tandis qu’on rapprochera Jacques Parizeau de celle de Winston Churchill, ce qui correspond d’ailleurs à la formation intellectuelle et au type de commandement exercé par les deux anciens chefs du pq. Pour Bernard Landry, qu’on classera lui aussi avec les grands chefs péquistes, c’est plutôt la comparaison avec un personnage historique à la Pierre Mendès France, qui s’imposerait. C’est autre chose qu’une fascination pour les comparaisons faciles qui nous incite à rapprocher ces personnages, mais plutôt le désir de voir dans quelle mesure un certain type de tempérament doublé d’une formation intellectuelle particulière nous permet d’envisager au moins partiellement le destin probable d’un homme politique.

5. R. Girardet, Nationalismes et nation, Bruxelles, éd. Complexe, 1996. On appliquera aussi au Québec avec un grand intérêt l’analyse que propose Raoul Girardet de la dimension profondément mythologique de l’existence historique et politique d’une société (R. Girardet, Mythes et mythologies politiques, Paris, Seuil, 1990).

6. F. Boily, La pensée nationaliste de Lionel Groulx, Sillery, Septentrion, 2003.

7. Une première institutionnalisation ratée, selon Groulx, qui revint amèrement sur ces années dans ses Mémoires en accusant Duplessis d’avoir instrumentalisé le nationalisme canadien-français dans une pure stratégie électoraliste faite pour maintenir un pouvoir se donnant des allures nationalistes, sans pour autant mener la politique considérée indispensable à la constitution d’un État français. « Est-ce possible que nous ayons tant travaillé, tant peiné depuis vingt ans, pour ce désolant résultat : mettre à la tête de la province un Maurice Duplessis »? (Lionel Groulx, Mes mémoires, vol. 3 : 1926-1939, Montréal, Fides, 1972, p. 315). Il n’est pas certain que cette critique soit aussi justifiée que l’ont cru les nationalistes de la première moitié du xxe siècle. Comme le remarque Jean-Claude Dupuis, « le duplessisme, critiquable sur bien des points, a tout de même canalisé les aspirations nationales des Canadiens français pendant une quinzaine d’années » (J.-C. Dupuis, « L’appel au chef. Groulx et l’action politique », Les cahiers d’histoire du Québec au xxe siècle, no 8, 1997, p. 98). 

8. François-Albert Angers, Pour orienter nos libertés, Montréal, Fides, 1969, p. 141-153.

9. Cf. Lionel Groulx, « Notre avenir politique », L’Action française, 1923.

10. Cf. Jean Lamarre, Le devenir de la nation québécoise selon Maurice Séguin, Guy Frégault et Michel Brunet (1944-1969). Entre l’histoire éclatante et l’histoire éclatée, Sillery, Septentrion, 1993.

11. On trouvera une formulation remarquablement développée de cette philosophie de l’histoire québécoise, de manière très originale, dans Christian Dufour, Le défi québécois (Montréal, L’hexagone, 1989).

12. G. Bergeron, À nous autres. Aide-mémoire politique par le temps qui court, Montréal, Québec-Amérique, 1986.

13. Cf. Christian Dufour, La rupture tranquille, Montréal, Boréal, 1992.

14. L. Bouchard, À visage découvert, Montréal, Boréal, 1992, p. 121.

15. Ibid., p. 140.

16. Le Cercle Gérald-Godin, Tant que l’indépendance n’est pas faite, elle reste à faire, Montréal, Lanctôt, 1999.

17. Cf. Robert Laplante, Chronique de l’enfermement. Écrits sur la minorisation du Québec, Montréal, L’Action nationale éditeur, 2004.

18. N. Baverez, La France qui tombe, Paris, Perrin, 2003. Cf. aussi N. Baverez, Les trente piteuses, Paris, Flammarion, 1997.

19. Pour un Québec lucide, 19 oct. 2005, p. 3 (disponible sur le site Internet <www.pourunquebeclucide.com>).

20. C. Dufour, Le défi français. Regards croisés sur la France et le Québec, Québec, Septentrion, 2006.

21. Pour un Québec lucide, op. cit.

22. Un conservatisme plus européen qu’américain, disons-nous, ce qui distingue à tout le moins conceptuellement le bouchardisme de l’adéquisme, dans la mesure où le parti de Mario Dumont semble plutôt tenté par une américanisation de la droite québécoise. Le démocratisme des adéquistes, qui n’est finalement qu’un populisme régionalisé, cadre mal avec une pensée conservatrice attentive d’abord à la préservation de la forme historique et traditionnelle d’une communauté politique dans son déploiement institutionnel. De la même façon, on distinguera le nationalisme conservateur de Bouchard, pour qui l’autonomisme est une forme de nationalisme attaché à la reconnaissance de l’identité québécoise au sein du cadre canadien, du conservatisme autonomiste de l’Action démocratique du Québec, qu’on définira comme un provincialisme actif qui peut aisément se cadrer dans une perspective constitutionnelle respectant le dogme post-1982 de l’égalité des provinces. Cf. Mario Dumont, Avoir le courage de ses convictions. 18 ans d’engagement pour le Québec, Lavaltrie, éd. les Sociétaires, 2005, p. 311-324.

23. C. Dufour, Le défi français, op. cit., p. 13.

24. L. Bouchard, « Cri d’alarme! Quand tout le monde avait beaucoup d’enfants, nous en avions plus que les autres; maintenant que les autres en ont moins, nous en faisons encore moins qu’eux », La Presse (Montréal), 4 déc. 2003, p. A20.

25. Dans la mesure, surtout, où c’est un fait généralement admis que le progressisme s’est défini depuis près d’un quart de siècle par la mise en place d’un programme travaillant à détraditionnaliser les sociétés occidentales, et par-là, à les dénationaliser. Nationalisme et conservatisme vont généralement, mais pas nécessairement, de pair dans les sociétés occidentales.

26. L. Bouchard, « Cri d’alarme! », op. cit., p. A20.

27. L. Bouchard, « Affaire Enron. Lucien Bouchard met en garde contre l’excès des réglementations », La Presse (Montréal), 9 oct. 2002, p. A17.

28. J. Legault, « Lucien Bouchard apporte peu à une meilleure compréhension de la problématique de la dénatalité », La Presse, 10 déc. 2003.

29. L. Bouchard, À visage découvert, op. cit., p. 304.



 


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