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Entre la modération et la démesure : Leo Strauss, les « straussiens », la philosophie et la guerre

Un texte de Gilles Labelle
Dossier : Voyage au bout du néoconservatisme
Thèmes : Philosophie, Politique, Revue d'idées
Numéro : vol. 9 no. 2 Printemps-été 2007

Il arrive parfois qu’il faille procéder à une certaine « complication » des choses. Curieux dessein, me dira-t-on. Ne doit-on pas, du moins quand on a le souci d’être compris, viser la clarté, la précision, et éviter, justement, de complexifier un sujet — ici, les rapports entre la philosophie et la guerre — qui risque d’emblée de paraître quelque peu abscons...? Qu’on se rassure. « Complication » ne veut pas dire que je chercherai délibérément à rendre mon discours obscur. Cette notion, je l’emprunte à un philosophe politique dont j’admire le travail : Claude Lefort. Il y a quelques années, il a intitulé de cette manière un ouvrage qu’il a écrit en réponse à François Furet. Celui-ci avait lui-même auparavant publié un ouvrage sur le communisme, intitulé Le passé d’une illusion[1]. Certes, le travail de Furet, qui constituait une véritable plongée dans l’histoire du communisme, était riche de réflexions sur ce que Merleau-Ponty avait appelé Les aventures de la dialectique. En même temps, d’une certaine façon, tout était dit dès le titre même de l’ouvrage : le communisme était une « illusion », et d’avoir voulu la faire passer dans la réalité n’avait pu que provoquer des catastrophes, voire des crimes. Or, sans renier la valeur du travail historien de Furet, Lefort objectait qu’il fallait « compliquer » les choses pour mieux en saisir les tenants et aboutissants. Par l’ampleur même des catastrophes qu’il avait provoquées, le communisme se prêtait particulièrement bien, selon Lefort, aux jugements tranchés, à l’emporte-pièce. Tout en ne niant aucunement la nécessité de porter un jugement des plus sévères sur le communisme (lui-même l’avait fait dès les années 1950, alors que ce n’était pas particulièrement à la mode dans l’intelligentsia de gauche), Lefort expliquait que pour mieux comprendre et juger, il fallait élargir considérablement la perspective, c’est-à-dire situer le communisme dans la dynamique de la modernité, interroger des auteurs qui, en principe, n’avaient rien à voir, tel Étienne de la Boétie qui, le premier, avait mis en doute l’opposition tranchée entre désir de liberté et désir de servitude, ou encore Jules Michelet qui s’était demandé quel était le ressort de cette curieuse passion, quasiment amoureuse, du peuple pour ses rois, voire pour ses tyrans.

            Si j’invoque à mon tour la complication, c’est que j’estime, moi aussi, que la question des rapports entre la philosophie et la guerre se prête également aux jugements hâtifs et souvent sans appel. Du moins, c’est ce que m’autorise à penser ce qu’on a pu lire et entendre récemment à propos du rapport que le philosophe Leo Strauss et ceux que les médias ont baptisé les « straussiens » sont censés entretenir avec la politique extérieure américaine en général et la guerre en Irak en particulier. Beaucoup de ceux qui s’intéressent à l’œuvre de Strauss ont été quelque peu surpris d’apprendre après septembre 2001 que ce philosophe, pourtant mort et enterré en 1973, devait être considéré le véritable inspirateur du groupe des « va-t-en guerre » néoconservateurs, qui définirait désormais la politique extérieure des États-Unis. L’éditorialiste Serge Truffaut, du Devoir, a ainsi expliqué à ses lecteurs que les « straussiens » étaient des « fascistes » et qu’ils voulaient appliquer en Irak les recettes du « droit naturel » que Leo Strauss leur avaient enseignées. Ces propos, apparentés à ceux des sites Internet anti-Strauss les plus virulents et les moins subtils, n’ont, à ma connaissance, suscité aucune réaction au Québec. Par contre, aux États-Unis, des propos semblables ont provoqué la montée aux boucliers de défenseurs de Strauss, cherchant à montrer que leur maître à penser n’avait jamais justifié l’empire ou la guerre — cette réaction encourageant en retour certains pourfendeurs à lancer des attaques ignorant dans certains cas toute décence contre Strauss et les straussiens[2].

            Coupable ou innocent? Il s’agirait donc, à écouter certains accusateurs et défenseurs ayant fait entendre leur plaidoirie, de trancher et de prononcer un jugement.

            Je précise que je ne suis pas un expert de l’œuvre de Leo Strauss. J’hésiterais même fort à qualifier d’assidue ma fréquentation de l’œuvre de Strauss et des straussiens, que j’ai rencontrée il y a quelques années, plus ou moins au hasard de mes travaux et de mes lectures. Cela dit, aussi partielle qu’elle ait été, cette fréquentation m’a été suffisante pour que j’estime tout à la fois, d’abord, qu’une proportion appréciable des pourfendeurs de Strauss n’a aucune idée de ce dont il est question et dit à peu près n’importe quoi, et ensuite, qu’une certaine défense de Strauss l’innocente un peu trop facilement des accusations portées contre lui. En ce sens, il m’a semblé que pour comprendre ce dont il s’agit, il fallait quelque peu compliquer les choses.

 

LE PROJET INTELLECTUEL DE LEO STRAUSS

 

            Pour tenter de s’y retrouver, le mieux est à mon sens de commencer par le commencement, c’est-à-dire par ce qui constitue le projet intellectuel de Leo Strauss. On présente très souvent celui-ci comme un défenseur des Anciens contre les Modernes ou, dit autrement, comme un défenseur de la « philosophie politique classique » contre la « philosophie politique moderne ». Ce n’est pas faux, à condition de saisir que le « retour aux Anciens » est pour Strauss une manière de faire retour à un autre débat, qu’il tient pour plus fondamental encore, et qui oppose la Raison (philosophique) à la mythologie d’abord et à la Révélation (religieuse) ensuite[3]. Selon Strauss, pour dire l’essentiel dès le départ, puisque les Anciens supposent que la Raison est incapable de vaincre définitivement la mythologie et la Révélation, ils en tirent une leçon de modestie et de modération; les prétentions des philosophes ne peuvent qu’être limitées, puisqu’il n’y a pas de certitude absolue que leur mode de vie est le meilleur. Au contraire, puisque les Modernes prétendent avoir démontré une fois pour toutes la supériorité de la Raison sur la Révélation, ils tendent à oublier, toujours selon Strauss, la modestie, la modération et, en conséquence, à sombrer dans la démesure.

            Quels sont, selon Strauss, les raisonnements au fondement de la démarche des philosophes classiques? Examinant les lieux où vivent les êtres humains, on constate partout l’existence de lois, qui distinguent entre ce qui est permis et ce qui est interdit. Or, les lois varient considérablement d’un lieu à l’autre : ce qui est permis, voire encouragé, ici est interdit et sanctionné là, et vice versa. Autrement dit, les lois paraissent relatives aux circonstances, aux traditions ou aux coutumes. En même temps, par ailleurs, on constate que partout l’on fait la différence entre le permis et l’interdit et, par extension, entre le bien et le mal, entre le juste et l’injuste, entre le noble et le vil, etc. Aussi les philosophes classiques en ont-ils conclu, selon Strauss, qu’il existe une différence essentielle entre ce qui existe par convention et ce qui existe par nature : si les lois sont des conventions seulement, elles renvoient cependant à des distinctions (entre le bien et le mal, le juste et l’injuste, etc.) qui semblent s’imposer d’elles-mêmes aux êtres humains sitôt qu’ils parlent — comme si elles existaient, en quelque sorte, par nature. La philosophie est précisément née de cet exercice qui consiste, selon Strauss, à interroger d’une certaine manière les conventions pour les faire « accoucher » (c’est le sens de la « maïeutique ») de la nature dont elles sont prégnantes.

            On peut donner un exemple pour faire comprendre le sens de cette thèse qui pourrait paraître quelque peu abstraite. Supposons un énoncé tel que : « Cette loi est juste... ». Certes, un tel énoncé relève de la convention : cette loi est considérée juste ici, elle pourrait bien être considérée injuste ailleurs. En même temps, il faut constater que l’énoncé suppose l’existence d’une « idée » de la justice qui transcende les conventions : en effet, on ne peut dire : « Cette loi est juste... » que si l’on présuppose qu’il existe une unité de mesure qui pourrait permettre, si on y avait accès, de jauger l’énoncé afin de déterminer s’il est vrai ou faux, c’est-à-dire s’il correspond effectivement ou non à la justice. Or, on doit constater que même s’ils y font implicitement référence chaque fois qu’ils font des énoncés sur le juste et l’injuste, les législateurs ou les citoyens ont beaucoup de difficulté, quand on les interroge à ce sujet, à définir sans se contredire ce que recouvre exactement l’idée de justice. C’est ce paradoxe qui fonde la quête philosophique : ayant admis qu’il « sait qu’il ne sait pas », le philosophe tente de « parvenir du monde de l’opinion » ou des conventions « à celui de la connaissance ou de la vérité » et cela, « en s’aidant des opinions », c’est-à-dire en les interrogeant systématiquement[4].

            Ce qui précède explique que pour Strauss, la philosophie pointe en direction de la « bonne vie » (notion qui paraît quelque peu étrange aux Modernes que nous sommes, évoquant irrésistiblement une posture dogmatique). La « bonne vie », selon Strauss, veut dire une vie orientée par les différentes « vertus » qu’on peut associer aux idées (de justice, de beauté, etc.). Pour dire les choses autrement, la « bonne vie » pointe en direction du « droit naturel », c’est-à-dire d’un droit qui devrait se modeler sur ce qui existe par nature, par exemple sur les idées de justice ou de beauté (plutôt que sur les conventions, toutes relatives, énonçant ce qui est juste ou beau). C’est la raison pour laquelle, et Strauss insiste sur cela, le droit naturel ne peut que faire « l’effet d’une bombe incendiaire » dans la Cité[5]. En effet, quelle institution se prétendant juste pourrait résister à un examen de son fonctionnement conduit du point de vue de l’idée de justice? La majorité des institutions dans la majorité des Cités ne s’accommode-t-elle pas de manifestations flagrantes d’injustice? C’est pourquoi, estime Strauss, la philosophie a un effet destructeur, voire révolutionnaire, dans toute Cité : elle pointe vers « la folie, le contraire exact de la mesure ou de la modération[6] ». Or, comme les conventions sont le « ciment de la société civile », la minorité des philosophes qui les interrogent risque (c’est le sens du procès de Socrate) de se trouver confrontée à une majorité de non-philosophes qui y sont attachés, et d’être en conséquence persécutée et condamnée.

            Fort bien, objectera-t-on, mais alors pourquoi les philosophes ne proposent-ils pas aux non-philosophes une alliance qui permettrait de renverser les vieilles institutions et d’en créer de nouvelles, fondées, celles-là, sur la « vraie » justice? La réponse de Strauss à cette question se déploie en deux volets — tous deux lui ayant valu une inimitié profonde dans le monde universitaire américain gagné aux idéaux démocratiques.  D’abord, selon Strauss, qui pense comme les Anciens là-dessus, la division entre philosophes et non-philosophes est plus qu’insurmontable : elle est rien de moins que naturelle. Les philosophes, par définition, sont un petit nombre, alors que les non-philosophes forment l’immense majorité. Mais les philosophes ne peuvent-ils pas éduquer le grand nombre et les amener par là à la philosophie? C’est, en fait, le projet moderne des Lumières, que Strauss rejette vigoureusement parce qu’il se construit précisément sur la négation de la séparation naturelle entre philosophes et non-philosophes. Par ailleurs, quand bien même les philosophes pourraient éduquer le grand nombre des non-philosophes, on ne voit pas bien ce qu’ils pourraient leur enseigner : car la philosophie doit admettre, selon Strauss, que les idées vers lesquelles elle est orientée (justice, beauté, noblesse, etc.) lui demeurent en réalité quasiment inaccessibles. Autrement dit, les philosophes peuvent soumettre à une critique radicale les conventions qui prétendent énoncer le juste, mais ils se trouvent à peu près incapables de définir avec précision ce qu’est l’idée de justice (ou l’idée de beauté, de noblesse, etc.). En ce sens, la vie philosophique se présente comme une interrogation constamment à reprendre, peut-être bien à l’infini[7]. C’est pourquoi en définitive, du point de vue des Modernes, Strauss n’a rien d’un démocrate, tout au contraire : non seulement refuse-t-il absolument de considérer que la philosophie puisse être accessible à tous, mais plus encore, il ne conçoit simplement pas qu’on puisse la mettre au service des sociétés pour les aider à trouver des solutions pratiques à leurs problèmes et difficultés.

            Étant donné ce qui précède, Strauss conclut que peut-être la chose la plus importante pour la philosophie, si elle veut éviter la répétition du procès de Socrate, consiste à apprendre la mesure et la modération — autrement dit, à apprendre à coexister dans la Cité avec la majorité des non-philosophes. On pourrait dire sans exagérer, il me semble, qu’une grande partie du travail de Strauss a consisté à réfléchir sur la manière dont les philosophes classiques ont fait l’apprentissage de la modération. J’identifie rapidement trois motifs qu’on trouve explicités chez Strauss, et qui se rattachent selon moi à un tel apprentissage.

            1) La vie philosophique doit apprendre la discrétion en usant de ce que Strauss appelle un « art ésotérique d’écrire ». Non seulement la philosophie doit-elle passer de l’enseignement public (Socrate) à un enseignement privé (Platon), mais elle doit user de règles d’écriture qui, sans rien céder quant au fond, de manière à ce que se poursuive le dialogue entre philosophes, peuvent cependant permettre d’éviter de choquer le public non philosophe ou le censeur. Ici encore, il faut le remarquer, Strauss se situe en rupture radicale avec la philosophie moderne des Lumières, qui valorise la transparence et la publicité des débats.

            2) La vie philosophique doit apprendre à apprécier la valeur différente des régimes politiques. Certes, le meilleur régime pour Platon est celui appelé souvent « régime du philosophe-roi » (où la gouverne est réservée aux philosophes). Cependant, puisque ce régime relève, au fond, de l’utopie (voir les paragraphes précédents pour comprendre pourquoi), le « meilleur régime » pour les classiques est, selon Strauss, le « régime mixte », qui allie le meilleur des principes monarchique, aristocratique et démocratique, et qui empêche que les maux inhérents à chacun des régimes considéré isolément ne se manifestent avec trop d’ampleur.

            Il faut, à mon sens, prêter beaucoup d’attention à ce qu’énonce Strauss ici (sur quoi je reviendrai plus loin). D’un côté, les classiques disent que le régime mixte a une valeur en lui-même, en ce qu’il permet, par exemple, aux non-philosophes d’accéder à des formes de vertus. Par exemple, Aristote, dans la Politique, insiste sur les vertus civiques dont les non-philosophes font l’apprentissage par la participation aux magistratures. Cela dit, de l’autre côté, selon Strauss, la vie politique est considérée par les Anciens comme étant indubitablement inférieure à la vie philosophique dans sa capacité à faire accéder aux vertus. Aussi, si selon Strauss le régime mixte a une valeur du point de vue des philosophes classiques, cette valeur est avant tout instrumentale, en ce sens que ce régime représente une condition de l’existence de la philosophie. Pour dire les choses brutalement, ce type de régime est valable du point de vue des philosophes parce qu’il permet de satisfaire leur intérêt égoïste de classe, c’est-à-dire qu’il leur permet de s’engager sans être persécutés dans la quête philosophique, de mener une vie philosophique. C’est pourquoi, même le régime mixte est loin d’être parfait, les philosophes doivent apprendre à modérer leurs critiques à son égard — en vertu, en somme, d’un principe de sagesse cette fois à la portée de tout le monde : on ne scie pas la branche sur laquelle on est assis.

            3) La vie philosophique, quand elle est prise au sérieux, doit avouer son échec à vaincre définitivement son principal adversaire. C’est là le sens du « problème théologico-politique », situé au cœur, selon moi, de l’argumentaire straussien sur la mesure et la modération dont les philosophes doivent faire l’apprentissage. Ce « problème » se définit selon Strauss à partir des différences qui existent entre deux modes de vie. Le mode de vie philosophique, d’abord, est axé sur le désir de connaître; le philosophe est celui qui interroge, comme je l’ai mentionné, pour tenter de passer du monde des conventions ou des opinions au monde de la vérité. Or, ce mode de vie n’a pu que s’élaborer contre un autre, axé non sur la connaissance, mais plutôt sur l’obéissance. On l’a trouvé exprimé dans l’Antiquité grecque, où les différents régimes insistaient tous sur la nécessaire obéissance aux lois, lesquelles trouvaient leur légitimité dans des récits relevant de la mythologie et de la poésie (c’est vrai entre autres de la démocratie, du moins si l’on en croit le récit fondateur de ce régime que Platon prête à Protagoras dans le dialogue du même nom). Mais ce mode de vie fondé sur l’obéissance s’est trouvé exprimé au mieux dans l’univers du monothéisme (d’abord le judaïsme), où la loi fut identifiée à la loi divine. C’est pourquoi, selon Strauss, ce sont les philosophes platoniciens musulmans (Farabi) et juifs (Maïmonide) qui ont le mieux compris l’essence du conflit entre le mode de vie axé sur la quête philosophique et le mode de vie axé sur l’obéissance aux lois. Par le fait même, ce sont eux aussi qui ont compris au mieux la modération à laquelle devait être conduite la philosophie après avoir considéré sa posture dans ce conflit : en effet, pour vaincre définitivement son adversaire, c’est-à-dire la Révélation et le mode de vie fondé sur l’obéissance dont elle est indissociable, il faudrait que la philosophie aboutisse au savoir absolu, c’est-à-dire à une explication du tout ou de la totalité des choses dans laquelle il n’y aurait aucune place pour un Dieu pourvoyeur de la loi parce que soucieux du salut de chacun. Or cela paraît impossible, non seulement parce que les idées (de justice, de beauté, etc.) vers lesquelles sont conduits les philosophes qui interrogent les opinions paraissent en définitive leur échapper, mais aussi parce que la Révélation monothéiste, en identifiant Dieu au Créateur de l’univers, en fait un être tout-puissant, par définition mystérieux et invisible; or comment pourrait-on prouver l’inexistence d’un être mystérieux et invisible?

            De cela, les philosophes platoniciens n’ont jamais conclu, selon Strauss, que la philosophie était une impossibilité, puisque à leur tour, leurs adversaires théologiens n’ont jamais pu démontrer que la vie philosophique n’avait pas de sens et conduisait tout droit à la damnation éternelle. Ces philosophes ont plutôt conclu, selon Strauss, que la philosophie devait assumer qu’elle n’était au fond qu’une sorte de pari sur un mode de vie axé sur la quête sans fin du droit naturel. La philosophie, autrement dit, devait admettre ses limites, elle ne pouvait être que modérée, puisqu’elle n’avait simplement pas la certitude qu’elle incarnait la bonne vie[8].

            Venons-en maintenant, plus brièvement, à la rupture que constitue la naissance, avec Machiavel, de la philosophie politique moderne que récuse Strauss. Je ne puis entrer ici dans le détail des riches analyses que Strauss propose des œuvres de Machiavel, Hobbes, Rousseau, etc. Je me contenterai de mentionner que les motifs nourrissant la modération philosophique précédemment évoqués sont purement et simplement abandonnés par les Modernes.

            Au cœur de la philosophie moderne se trouve la récusation du problème théologico-politique. Certes, le rapport des Modernes à ce problème, et plus particulièrement au christianisme, est complexe. La modernité n’aurait jamais été possible sans le christianisme, qui à la fois a proclamé l’égalité fondamentale de tous les êtres humains devant Dieu et affirmé que Dieu rendrait finalement justice à chacun d’eux (au jour du Jugement). La modernité s’édifie sur ces deux socles, qu’elle lie intimement entre eux en même temps qu’elle en transforme profondément le sens : d’un côté, elle est égalitariste et proclame, contre les Anciens, la fin de la division naturelle entre philosophes et non-philosophes (c’est ce qui culmine dans la philosophie des Lumières); de l’autre côté, elle proclame que la fin de cette division autorise la fondation d’un régime dont les gouvernants devraient être responsables devant tous, de telle sorte qu’ils devraient chercher à satisfaire les exigences de justice qui leur sont sans cesse adressées (c’est ce qui culmine dans la fondation et le développement des régimes démocratiques, qui devraient donc se substituer aux régimes mixtes)[9].

            Dans ces conditions, ce ne sont pas seulement la quasi totalité des préceptes et des avertissements de la philosophie classique qui se trouvent critiqués et rejetés mais tout aussi bien ceux de son adversaire théologique ou religieux, puisque la prétention des Modernes est, en somme, d’assurer la réalisation pratique, ici et maintenant, de la justice, du bien et du salut de tous les êtres humains. Cette prétention, absolument exorbitante et irréaliste aux yeux de Strauss, ne peut selon lui que conduire les Modernes à prendre les mesures les plus extrêmes pour la concrétiser. Aussi les Modernes retirent-ils tout leur sens aux idées de mesure ou de modération et tendent-ils à ignorer systématiquement les limites dans lesquelles est enserrée l’humanité (c’est le sens, pour Strauss, à la fois de la société bourgeoise qui vise l’abondance et, pour y arriver, l’accumulation illimitée du capital, et des régimes totalitaires, nazi ou communiste).

            La tâche des défenseurs de la philosophie classique dans le monde modelé par la philosophie moderne est claire selon Strauss : contre les faux principes de la philosophie moderne, il faut rappeler ceux qui définissent la philosophie classique. Cette tâche, je l’ai mentionné mais il me faut maintenant y insister, prend consistance essentiellement sur le terrain du travail philosophique. Il n’y a aucun doute pour Strauss que la tâche de « sauver » le mode de vie philosophique tel que l’entendaient les Anciens passe d’abord et avant tout par l’écriture — une écriture qui utilisera parfois elle-même les recours de l’art ésotérique — afin de rejoindre et d’éduquer les « naturels philosophes » noyés dans la masse des non-philosophes. Certes, il serait exagéré de dire que Strauss est indifférent à la vie politique; mais s’il apporte son soutien à ce qui lui paraît peut-être la dernière incarnation du régime mixte dans la modernité, soit le régime constitutionnel américain, c’est en autant que celui-ci permet — notamment de par les éléments aristocratiques qu’il contient — l’expression d’une vie philosophique. Bien qu’il n’apprécie guère l’« américanisme » — ses allusions au massacre des Amérindiens ou à l’achat de la Louisiane sont sans équivoque à ce sujet[10], Strauss croit en effet que le régime américain rend encore possible l’existence d’un système d’« éducation libérale » qui permet à la fois de distinguer et d’éduquer les naturels philosophes et de former une classe d’êtres cultivés (désignés un peu bizarrement comme des « gentilshommes ») qui, sans être philosophes, peuvent constituer le noyau d’une classe gouvernante modérée et respectueuse de la philosophie. En ce sens, sa défense du constitutionnalisme américain repose essentiellement sur la reconnaissance de sa valeur instrumentale pour la philosophie.

            Comme l’a souligné Thomas G. West (lui-même considéré comme un straussien) après le déclenchement de la guerre en Irak, on ne trouve rien chez Strauss qui puisse justifier directement le désir d’empire ou la guerre menée à l’adversaire pour lui imposer un régime politique[11]. Strauss s’intéresse en fait relativement peu aux relations internationales et à la guerre, et quand il en parle, c’est pour reprendre ce qu’il présente comme le réalisme hérité des Anciens : puisque les Cités incarnent chacune plus ou moins parfaitement les vertus, il faut concevoir que les différences qui existent entre elles puissent mener à des rivalités, voire à des conflits ou à des guerres. Si les Cités plus sages reconnaissent pleinement les maux engendrés par la guerre, elles savent aussi qu’elles doivent s’armer pour dissuader les adversaires qui pourraient éventuellement les attaquer. La guerre n’est donc justifiée que pour faire reculer ou dissuader l’adversaire.

            Comment alors a-t-on pu faire de Leo Strauss le « père » des néoconservateurs favorables à la guerre en Irak? La tentation serait forte de faire de cette association de Strauss au néoconservatisme à vocation impériale un contresens. S’il est vrai que tout le problème pour Strauss tient à l’apprentissage de la modération par le philosophe, on voit en effet assez difficilement comment on pourrait l’associer à la démesure qui semble indissociable d’une guerre présentée comme le commencement d’une transformation d’ensemble d’une des régions les plus explosives du globe. Cela admis, il resterait cependant à expliquer deux choses : d’abord pourquoi persiste-t-on — et pas seulement chez les opposants à la guerre — à associer Strauss au néoconservatisme? Et ensuite, pourquoi certains des « définisseurs » de la politique extérieure américaine non seulement se présentent comme des élèves de Strauss, mais plus encore, paraissent lier leur engagement à l’enseignement reçu du maître?

 

STRAUSS, LES STRAUSSIENS ET LE NÉOCONSERVATISME

 

            Pour répondre à ces questions, il importe d’abord de faire remarquer qu’il est très rare que les idées s’inscrivent dans le réel sans médiation aucune. Autrement dit, le Nouveau testament n’est pas plus le lieu de naissance de l’Inquisition que Le capital de Marx n’est celui du goulag[12]. En même temps, toutefois, si l’on veut comprendre l’Inquisition, il faut connaître l’enseignement du christianisme; et si l’on veut comprendre le totalitarisme soviétique, il faut connaître l’œuvre de Marx. Les liens ne sont pas directs entre les œuvres et les actes — mais ils ne sont pas non plus inexistants. Dans l’Inquisition ou dans les camps de concentration, quelque chose s’exprime de l’enseignement du christianisme ou de l’enseignement de Marx — quelque chose qui a été accentué, peut-être, bien au delà de ce que les textes fondateurs autorisent, quelque chose qui a été transformé profondément, voire déformé au contact du réel, mais quelque chose tout de même. Par delà les contresens que l’on peut certes légitimement évoquer, la tâche est alors de chercher le sens des médiations qui ont rendu problématique la filiation entre les textes fondateurs et les actes sans cependant la rompre.

            Dans le cas qui nous intéresse ici, celui des straussiens, je crois important pour comprendre le sens de leur engagement politique de revenir sur une dimension des écrits de Strauss qui paraît claire de prime abord, mais qui se révèle peut-être au fond porteuse d’une certaine ambiguïté — pour ne pas dire d’une ambiguïté certaine. Le projet intellectuel de Strauss, je le répète, est fondé sur l’idée que la vie la meilleure est la vie philosophique; quoiqu’elle ne soit pas dénuée de noblesse et de la capacité de faire accéder aux vertus, la vie politique, je le répète également, est de valeur nettement inférieure, de telle sorte que si le philosophe s’y intéresse, c’est avant tout dans la mesure où son intérêt égoïste de classe l’y conduit — autrement dit, dans la mesure où la vie politique est une condition de la vie philosophique.

            Limpide en principe, cette posture — qui n’est pas sans rappeler celle des premiers penseurs et philosophes chrétiens à l’égard de l’Empire romain[13]pourrait bien comporter en pratique une sorte de « point aveugle ». En effet, s’il est vrai que la vie politique est une condition de la vie philosophique, les philosophes n’ont-ils pas, par définition, le devoir de suivre attentivement le déroulement de la première, ne serait-ce que pour s’assurer qu’ils pourront continuer de philosopher? Plus encore, dans le cas où le déroulement de la vie politique serait tel que la philosophie s’en trouverait menacée, ne serait-il pas du devoir des philosophes — ou du moins du devoir d’un certain nombre d’entre eux — d’intervenir activement dans la vie politique pour la conserver dans un état tel qu’il puisse permettre la continuation de la vie philosophique? En somme, il se pourrait fort bien que les circonstances conduisent à troubler la stricte division du travail que proposait Strauss entre les philosophes et les « gentilshommes »; il se pourrait fort bien, autrement dit, que les circonstances forcent les philosophes (ou du moins une partie d’entre eux) à intervenir activement en politique.

            Cette conclusion n’a jamais été tirée par Leo Strauss lui-même. Tout au plus, comme je l’ai relevé, sa défense de l’éducation libérale indique-t-elle une préoccupation pour la formation d’une classe gouvernante modérée. Par contre, une telle conclusion a été tirée, selon moi, par l’un de ses disciples les plus importants, Allan Bloom, dans un ouvrage paru en 1987 et qui a fait sensation à l’époque, The Closing of the American Mind[14]. Ma thèse est que cet ouvrage donne un sens nouveau au « straussisme », en ce sens qu’il lui propose rien de moins qu’un programme politique; ce faisant, Bloom contribuera à établir des ponts comme il n’en avait jamais existé auparavant entre certains straussiens et une tendance importante du conservatisme américain — pas la seule cependant, contrairement à ce qu’on croit très souvent —, c’est-à-dire le néoconservatisme.

            Je résume d’abord, forcément très sommairement, l’argument de Bloom. The Closing of the American Mind se présente comme un diagnostic de l’état de l’éducation universitaire et, par extension, de toute la société américaine. La thèse de Bloom est, en un certain sens, assez simple : il règne dans les universités et de plus en plus dans la société américaines un ensemble d’opinions qui conduisent à mettre en doute non seulement la possibilité mais tout aussi bien la nécessité de découvrir la vérité. Pour cette doxa, nourrie à la fois par les sciences sociales et par un freudisme et un nietzschéisme assez mal digérés, tout énoncé se réduit à une interprétation et toute interprétation dépend essentiellement des circonstances; l’idée qu’il puisse exister un absolu, qu’il puisse y avoir une vérité qui ne soit pas relative aux circonstances, est une idée ethnocentrique, occidentale, impérialiste, « phallogocentrique », etc., dont il faut impérativement se débarrasser pour embrasser sans réserve l’indépassable multiplicité des perspectives.

            Leo Strauss avait déjà identifié le relativisme comme l’un des principaux et plus tenaces adversaires de la philosophie. En effet, si la philosophie est la quête de la bonne vie, d’un bien qui existe par nature, c’est son existence même qui est mise en cause par le relativisme, selon lequel tout est à la fois vrai et faux — vrai dans telle ou telle circonstance, faux dans l’absolu (il n’y a d’ailleurs simplement pas d’absolu). Mais si, pour Strauss, le relativisme est un adversaire qu’on peut combattre philosophiquement, profitant du fait qu’il s’empêtre dans des contradictions (s’il est vrai que tout est relatif, le relativisme l’est aussi, il ne peut donc être considéré comme absolument vrai par ses défenseurs, etc.), pour Bloom, soit il a triomphé, soit il est en train de triompher pratiquement dans les universités, voire dans toute la société américaine. Le relativisme n’est plus seulement un adversaire sur le plan philosophique; il est désormais inscrit dans l’institution, universitaire en particulier, où il dispose même de ses places fortes (les « studies » de toutes sortes, selon lui : womens’ studies, black studies, gay and lesbian studies, cultural studies, etc.).

            Pour Bloom, le triomphe apparent du relativisme dans les universités et le monde intellectuel ne tombait évidemment pas du ciel, mais était à mettre en rapport avec les transformations profondes qu’avait subies la société américaine pendant les années 1960. Ce qui avait favorisé le triomphe des idées relativistes était la « révolution culturelle » — révolution à multiples visages, mais dont les différentes dimensions avaient toutes en commun de remettre radicalement en question l’héritage reçu, fondé sur l’idée qu’il existait une norme à valeur universelle. Puisque aucune norme ne pouvait prétendre à être absolument vraie, ne devait-on pas légitimement conclure que la libération sexuelle et la pornographie n’étaient pas moins recevables que le puritanisme en matière de mœurs? Que la musique des Rolling Stones valait bien celle de Mozart? Que la haine de la patrie valait le patriotisme? Plus encore : puisque le puritanisme, Mozart et le patriotisme étaient en réalité imposés par la « majorité blanche, mâle et hétérosexuelle », c’est-à-dire par la force en définitive, il fallait impérativement tout faire pour les discréditer. En somme, selon Bloom, les combats menés par la New Left et la contre-culture convergeaient dans l’établissement d’une nouvelle civilisation dont l’axe principal était la haine de tout ce qui avait donné jusque-là un sens et une valeur à l’Amérique.

            La conclusion à tirer du livre de Bloom était sans équivoque : il fallait lancer une entreprise de reconquête des esprits, il fallait (même si lui-même, à ma connaissance, n’utilise pas l’expression) déclarer une « guerre culturelle » (cultural war) contre tout ce qui nourrissait la doxa relativiste. Or, en prenant position de cette façon, Bloom rejoignait un courant du conservatisme américain — le néoconservatisme — qui, parti de tout autres prémisses, en était arrivé à des conclusions pourtant similaires quant à la nécessité d’une guerre à mener contre les valeurs de la New Left et de la contre-culture. Animé depuis le début des années 1960 par d’anciens trotskystes devenus viscéralement anticommunistes, par des libéraux déçus de l’évolution à gauche du Parti démocrate (right wing liberals) et par des sociologues inquiets de la déliquescence de la société américaine rongée par l’individualisme, l’hédonisme et le narcissisme (les véritables produits, selon eux, de la déstructuration des institutions et des communautés, nourrie par la révolution des mœurs), le courant néoconservateur n’avait pas beaucoup d’atomes crochus avec Strauss et les straussiens — qui n’avaient jamais été très portés ni vers le trotskisme, ni vers le Parti démocrate, ni vers la sociologie. Cependant, ce courant avait formulé le premier la notion d’une guerre à mener contre une culture de contestation qui conduisait, ainsi que la guerre du Viêtnam l’avait apparemment révélé, à faire des États-Unis un lieu où le bon citoyen se définissait par sa capacité à haïr son pays. Le livre de Bloom, quoique élaboré à partir de prémisses totalement étrangères aux néoconservateurs — qui ne se sont jamais beaucoup inquiété, de leur côté, de la préservation du mode de vie philosophique —, rejoignait pourtant leurs principales préoccupations.

            Pour mener la guerre culturelle, il importait évidemment d’utiliser des armes appropriées et d’agir là où les choses se passaient : dans les universités, mais aussi dans les médias et dans les institutions politiques et gouvernementales. Contre la haine de l’Amérique, il fallait défendre les valeurs américaines; il fallait défendre, plus précisément, en matière de politique intérieure, les mœurs traditionnelles et la religion civile énoncée dans la Déclaration d’indépendance et la Constitution, où se trouvent édictés les principaux dogmes de l’américanisme. Mais faisons l’exercice de traduire une telle politique dans le vocabulaire du maître lui-même, pour mieux en saisir le sens : selon Bloom et ceux qui l’ont suivi, la situation était telle qu’elle exigeait que l’on s’engage à défendre activement le droit naturel moderne, égalitaire, inspiré de la philosophie de John Locke, qui est disposé au cœur même des documents constitutionnels; que l’on s’engage à défendre ce mélange hybride de mythologie et de Révélation plus ou moins dénaturée qu’est la religion civile américaine; que l’on s’engage, de même, à défendre bec et ongles des traditions et des mœurs dont absolument rien ne garantit pourtant qu’ils soient autre chose que des conventions relatives aux circonstances n’entretenant que peu ou pas de rapports avec ce qu’exige le droit naturel... Extraordinaire paradoxe, en somme : pour défendre la vie philosophique comme le maître l’avait enseigné, l’on devait s’engager à défendre des choses auxquelles le même maître avait enseigné qu’on ne pouvait en aucune façon adhérer avec sincérité. Dès lors, comment ne pas donner raison aux critiques pour qui les straussiens en sont ainsi venus, quand ils ont eu l’idée de se mêler de politique active, à s’installer dans un double langage qui semble une sorte de caricature grotesque de l’art ésotérique d’écrire — faisant en public comme si l’américanisme était vrai ou valable, alors qu’ils le considèrent fondamentalement vicié d’un point de vue philosophique. Or, n’est-ce pas le propre de la philosophie politique moderne machiavélienne et post-machiavélienne que de faire abstraction de la distinction entre l’engagement sincère et la feinte ou le simulacre, alors que la distinction entre ce qui est sincère et mensonger, entre ce qui est noble et vil, est censée être naturelle du point de vue de la philosophie socratique? Posons brutalement la question : en devenant une politique (ce qu’il n’avait jamais été jusque-là), le straussisme ne s’est-il pas purement et simplement dénaturé et corrompu?

            C’est la même question que l’on est amené à poser quand on examine cette fois la position des straussiens en matière de politique extérieure. Sur ce plan, le combat contre le relativisme exigeait de cesser de douter du rôle des États-Unis dans le monde, et ainsi d’arrêter de rechercher à tout prix une détente avec des adversaires dont les régimes non démocratiques n’avaient aucunement à être considérés comme les égaux en valeur du régime américain. Les conséquences de la révolution culturelle des années 1960 n’avaient-elles pas été visibles au mieux dans le relativisme qui avait conduit à poser, dans le cas de la guerre du Viêtnam, une équivalence entre le communisme et la démocratie libérale, et dans l’antipatriotisme qui avait conduit à souhaiter la défaite au combat de son propre pays? Or ici encore, la critique de la politique d’apaisement et la promotion d’un rôle actif des États-Unis dans le monde, au point de considérer légitime l’exportation d’un régime ou d’un modèle qui doit être considéré comme moralement supérieur aux tyrannies et aux despotismes, apparaît pour le moins problématique du point de vue du maître dont on se réclame pourtant. En effet, si l’on doit admettre, selon Strauss, que certaines Cités se rapprochent davantage que d’autres des exigences du droit naturel, l’on doit aussi concéder qu’aucune Cité n’est parfaite, et donc considérer avec la plus extrême suspicion toute visée impériale orientée vers l’établissement d’une République universelle, qui ne sera jamais rien d’autre qu’une utopie. Une telle visée, si elle se concrétisait, serait en quelque sorte par définition condamnée au mensonge : il serait en effet obligatoire que ses promoteurs mentent à la fois à propos de la perfection de la Cité destinée à mener le projet impérial à bien et à propos de la possibilité réelle d’établir une République universelle en subjuguant les autres régimes existants. N’est-ce pas très exactement le bien fondé de cet avertissement qu’illustre l’utilisation, par les néoconservateurs engagés en faveur de l’empire et par les straussiens qui les ont rejoints, du mensonge éhonté (la rhétorique concernant les armes de destruction massive)? S’ils mentent effrontément à propos de la conduite de la guerre, les néoconservateurs ont au moins le mérite de croire sans doute sincèrement aux vertus de l’empire; mais comment qualifier la posture des straussiens qui les suivent et qui encouragent de jeunes gens à tuer et à éventuellement se faire tuer, alors qu’ils ne peuvent même pas être sincèrement convaincus en leur âme et conscience de philosophes de la valeur de ce qu’il s’agit de promouvoir par les armes? Le double langage n’aboutit-il pas ici, par-delà la dénaturation de l’enseignement du maître au nom même de sa préservation, à ce qu’il faut bien appeler un forme d’indécence?

 

            Platon, quand il s’est mêlé de politique, s’est fourvoyé auprès d’un tyran, à Syracuse. Plus près de nous, Martin Heidegger n’a rien trouvé de mieux en 1933, au moment même de la catastrophe, que d’adhérer au parti nazi. Quant à Jean-Paul Sartre ou Maurice Merleau-Ponty, ils ont célébré au moins pendant une période, avec toutes les réserves mentales que l’on voudra, les vertus du régime stalinien. Les straussiens ne sont-ils pas la dernière espèce de philosophes égarés en politique? Le temps dira si, comme leurs illustres prédécesseurs, ils sont utilisés par les politiques ou s’ils ont raison de croire qu’il sont s« les guides qui guident le Guide » (comme le pensait, en gros, Heidegger de son rapport à Hitler).

            Dans l’un ou l’autre cas, cependant, il faudra sérieusement se demander ce que la philosophie aura pu y gagner.



Gilles Labelle*

 

 

NOTES

* Gilles Labelle est professeur à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa.

1. C. Lefort, La complication. Retour sur le communisme, Paris, Fayard, 1999; F. Furet, Le passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au xxe siècle, Paris, Le livre de poche, 1995.

2. J’épargne aux lecteurs un relevé des propos qui font de Strauss un fasciste ou un nazi (faut-il rappeler que Strauss, qui était juif, a fui l’Allemagne nazie pour éviter d’y être persécuté?). Je signalerai seulement que la palme revient probablement au livre archi-nul d’Ann Norton (Leo Strauss and the Politics of American Empire, New Haven-London, Yale University Press, 2003), qui ne traite pas du tout de la politique de l’Empire, et qui traite en passant seulement de Leo Strauss et de beaucoup des ragots que se racontaient les étudiants à propos d’Allan Bloom et, notamment, de sa vie sexuelle agitée et de ses goûts de luxe. Que penserait-on d’un ouvrage portant par exemple sur Jacques Derrida ou sur Gilles Deleuze, qui relaterait avec complaisance des rumeurs estudiantines selon lesquelles ils organisaient des orgies homosexuelles avec leurs thésards? L’« homophobie » est-elle donc acceptable quand elle vise un penseur conservateur?

3. Je reprends cette idée de la biographie intellectuelle que Daniel Tanguay a consacrée à Strauss : Leo Strauss. Une biographie intellectuelle (Paris, Grasset, 2003).

4. Droit naturel et histoire, trad. M. Nathan et É. de Dampierre, Paris, Flammarion, 1986 [1954], p. 118.

5. Ibid., p. 141.

6. Qu’est-ce que la philosophie politique?, trad. O. Sedeyn, Paris, p.u.f., 1992, p. 37.

7. Le « droit naturel » se présentant en définitive comme un ensemble de questions, on ne voit pas du tout ce que veut dire Serge Truffaut quand il écrit que les néoconservateurs américains veulent l’« appliquer » en Irak.

8. Cf. Leo Strauss, « Théologie et philosophie : leur influence réciproque », Le temps de la réflexion, vol. 2, 1981, p. 196-216.

9. En ce sens, la philosophie moderne, quoique les philosophes n’en tirent pas tous la conclusion explicite, est, pour reprendre une expression de Marcel Gauchet, « métaphysiquement démocrate » (La religion dans la démocratie, Paris, Gallimard, 1998).

10. Pensées sur Machiavel, trad. M.-P. Edmond et T. Stern, Paris, Payot, 1982, « Introduction ».

11. Thomas G. West, « Que dirait Leo Strauss de la politique étrangère américaine? », Commentaire, vol. 27, no 105, 2004, p. 71-78.

12. Ce n’est pas une règle, cela n’est vrai que la majorité du temps : l’extermination des Juifs est d’ores et déjà annoncée dans Mein Kampf.

13. Par exemple Augustin : La Cité de Dieu, Livre xix.

14. A. Bloom, The Closing of the American Mind, New York, Schuster, 1987; trad. fra. : L’âme désarmée, trad. P. Alexandre, Montréal, Guérin, 1987.





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