L’ouvrage publié par monsieur André Burelle lève le voile sur bon nombre de questions laissées sans réponse en ce qui a trait au moment le plus marquant de notre histoire constitutionnelle du dernier siècle, le rapatriement au Canada du pouvoir constituant et la modification de la Constitution canadienne sans l’accord de l’un de ses peuples fondateurs. L’on se doit de saluer « le devoir de mémoire et de vérité » qui a animé l’auteur tout au long de cet important témoignage sur ces années où il œuvra à titre de conseiller politique et plume française du premier ministre Pierre Elliott Trudeau. Son ouvrage, qui se veut un hommage critique et fraternel à Trudeau, jette sans contredit un éclairage percutant sur les causes profondes de la refondation du Canada, en 1982, sur un socle étranger à celui qui avait présidé à sa naissance.
À l’aide de nombreux documents de ses archives personnelles qu’il désire aujourd’hui verser au domaine public, Burelle met au jour deux Trudeau : le personnaliste communautaire de l’époque de Cité libre, et l’individualiste libéral des années 1980 et 1990. L’amitié intellectuelle qui unissait Burelle à Trudeau reposait, à une certaine époque, sur leur référence commune au personnalisme communautaire.
L’ensemble de l’analyse de l’auteur relative à l’histoire constitutionnelle canadienne est ancrée sur l’opposition entre deux conceptions philosophiques et politiques du contrat social et de la place qu’occupe la communauté dans la construction de l’identité individuelle : le personnalisme communautaire et le libéralisme individualiste républicain. Il démontre que la première était au fondement de l’édifice constitutionnel lors de la naissance de la fédération en 1867, alors que la seconde a présidé à sa redéfinition dans le sens de la vision trudeauiste « one nation » de l’État canadien en 1982. Cette mise en contexte philosophique permet de prendre la pleine mesure du changement politique et juridique opéré sous la gouverne de Pierre Elliott Trudeau, et constitue selon nous l’un des aspects les plus intéressants de l’ouvrage.
Le personnalisme communautaire de Jacques Maritain et d’Emmanuel Mounier permet en effet de situer le principe fédératif en philosophie politique et d’ainsi renouer avec ses raisons d’être profondes, soit concilier, aux plans politique et juridique, ce qu’il y a d’universel et de particulier chez les êtres humains. Et c’est là précisément le cœur du fédéralisme : engendrer un système de gouvernance pouvant répondre aux demandes d’autonomie politique motivées par le besoin d’enracinement de l’être humain, en conservant ou en rapprochant les centres de décision des collectivités partageant une même identité culturelle. En situant ainsi le pouvoir politique près des individus et en faisant correspondre son exercice à l’expression d’identités culturelles particulières, le fédéralisme est porteur de solidarité. Afin que la solidarité soit vivante et active, pour qu’elle débouche sur des actions concrètes et qu’elle dépasse le seuil du simple engagement moral, il doit exister entre les êtres humains une certaine proximité. Plus le lien de proximité devient abstrait, moins il s’enracine dans une expérience vécue, moins les êtres humains se sentent solidaires, c’est-à-dire responsables à l’égard des autres. Le fédéralisme permet ainsi la « réhabilitation des “communautés de proximité”[1] ». Nous partageons tout à fait la théorie fédérative de Burelle, pour qui le fédéralisme est un principe d’organisation étatique « capable de marier efficacement le besoin d’intimité culturelle des groupes et des personnes avec les mises en commun qui s’imposent pour régler les problèmes de notre temps » (p. 90). C’est précisément cette « mystique personnaliste » qui, selon Burelle, était aux fondements de la création de l’État canadien.
Les constitutions qui ont jalonné l’histoire des colonies britanniques d’Amérique du Nord avant l’adoption d’un régime fédératif en 1867 ont, chacune à leur manière, tenté de répondre à la réalité biculturelle qui s’exprimait au sein des collectivités en présence. La réponse fédérative privilégiée en 1867, cette fois par des représentants coloniaux, a d’abord progressivement germé dans l’esprit de certains hommes politiques, pour ensuite s’imposer comme la seule à même de satisfaire les intérêts des colonies, en particulier ceux de la collectivité québécoise. Or, ce régime est né de l’affrontement de diverses conceptions quant au nouveau pays projeté. De cet affrontement devait nécessairement émerger un compromis, fruit d’une série de concessions mutuelles, compromis qui permit l’adhésion des colonies au projet qui leur était soumis et, conséquemment, la naissance d’une nouvelle nation[2]. À cette époque, qu’entendait-on par cette nouvelle nationalité?
André Burelle identifie à juste titre selon nous la conception défendue notamment par Georges Étienne Cartier comme étant celle pouvant le mieux saisir l’esprit de la fédération canadienne de 1867 : une « “union sans fusion” des peuples fondateurs du Canada sous le chapeau d’une citoyenneté supranationale » (p. 442). Cartier a joué un rôle de premier plan dans l’élaboration de la nouvelle constitution, en développant une théorie fédérative proprement canadienne, c’est-à-dire une vision qui en a rendu l’existence possible. Pour lui, le Canada serait une nation dans laquelle les identités et les allégeances multiples pourraient fleurir, s’épanouir, au sein d’une structure qui engendrerait la naissance d’une nationalité politique commune[3]. Cartier s’exprimait en ces termes devant l’Assemblée législative du Canada-Uni en 1865 : « Une objection a été suscitée au projet maintenant sous considération, à cause des mots “nouvelle nationalité”. Lorsque nous serons unis, […] nous formerons une nationalité politique indépendante de l’origine nationale, ou de la religion d’aucun individu[4] ». Le fédéralisme, en tant que principe d’organisation étatique, suppose en effet que les citoyens pourront conserver et développer des identités multiples. La matérialisation de ce principe mène à la création d’un État au sein duquel il existe un partage des compétences législatives entre deux ordres de gouvernement autonomes ou non subordonnés l’un à l’autre dans un certain nombre de matières réservées à leur pouvoir législatif exclusif.
Ainsi, la création d’une nation politique ou civique canadienne, des suites de l’adoption d’un régime fédératif, était conçue comme permettant et valorisant non seulement la survie, mais aussi l’épanouissement d’identités culturelles intra-étatiques, permettant d’accommoder à la fois l’universel et le particulier au sein d’un même État.
Comme le note Burelle, John A. Macdonald, après avoir marqué sa préférence pour un État unitaire, dut se rallier à une forme fédérative de gouvernement, surtout en raison de la présence au Bas-Canada d’un « peuple » minoritaire soucieux de protéger « ses institutions, ses lois, ses associations nationales qu’il estime hautement » (p. 443)[5]. Cependant, bien qu’il ait fait cette concession de principe, Macdonald ne modifie pas sa conception relative à ce que devait être la nouvelle nation canadienne, c’est-à-dire une nation qui ne ferait pas que se superposer à celles existant à l’intérieur du nouvel État, mais qui un jour les supplanterait pour ainsi devenir le seul pôle d’identification de l’ensemble des citoyens.
Certains extraits de son discours sur le projet d’union prononcé devant l’Assemblée législative du Canada-Uni en 1865 son révélateurs à cet égard. Parlant du projet initial d’union des provinces maritimes, il affirme ce qui suit : « Personne ne savait encore si cette union devait être législative ou fédérale, mais ce que tous voulaient, c’était d’arriver à une mesure qui aurait l’effet de ne faire d’un seul peuple trois peuples différents ». Il poursuit son discours en expliquant la suite des événements quant au projet d’une union générale des colonies au cours de la conférence de Charlottetown : « Nous fîmes part aux délégués de nos vues assez longuement et pûmes tellement les satisfaire par les raisons que nous apportâmes à leur appui, et si bien les convaincre des avantages d’une union générale sur une union particulière qu’ils mirent de suite de côté leur propre projet et se rallièrent à l’idée de former une grande nation et un gouvernement fort[6] ». Enfin, commentant l’attribution du pouvoir résiduaire au Parlement fédéral plutôt qu’aux parlements provinciaux, il affirme : « C’est là ce que l’on peut appeler une sage et nécessaire disposition. Par elle, nous concentrerons la force dans le Parlement central et faisons de la confédération un seul peuple et un seul gouvernement, au lieu de cinq peuples et de cinq gouvernements à peine liés entre eux sous l’autorité d’une même métropole[7] ».
Cette idée de Macdonald qu’une union politique des colonies sous un gouvernement fort permettrait de ne faire qu’un seul peuple de peuples différents laisse entendre qu’il présumait que ces derniers disparaîtraient progressivement en se fondant dans un tout homogène. Il espérait qu’à la citoyenneté et à l’allégeance commune à la Grande-Bretagne, s’ajoutent des éléments identitaires plus profonds, et qu’ultimement le régime unitaire « impraticable » au milieu de xixe siècle en vient finalement à s’imposer.
Il est intéressant de tracer un parallèle entre cette vision de Macdonald à l’époque de la naissance de la fédération canadienne et la vision « one nation » de Trudeau le politique que Burelle analyse. Pour Trudeau le post-cité-libriste, « concevoir la fédération canadienne comme un pacte signé par les communautés constituantes en 1867, et définir la “nation canadienne” comme “une communauté de communautés”, équivaut à réduire le pays à une simple somme de ses parties et à le livrer au chantage permanent de petits barons provinciaux en quête de pouvoirs toujours plus étendus » (p. 55). Pourquoi opposer ainsi la volonté du « peuple canadien » à celle des « collectivités locales »? Le fédéralisme ne constitue-t-il pas un principe basé sur la reconnaissance de la diversité des groupes et de leur légitimité et, surtout, sur le caractère désirable de maintenir et de promouvoir des particularismes culturels? Ce qui ne signifie pas pour autant que la nation englobante se réduise à la somme de ses composantes.
L’idéologie politique libérale républicaine qui met l’accent sur les valeurs universelles tient l’attachement des êtres humains à leurs héritages culturels, à leur « communauté de proximité », dirait Burelle, comme étant un frein au progrès de l’humanité. Comme l’écrivait sur un ton ironique Alain Finkielkraut : « À quoi servent ces ethnies lointaines et leur gazouillis indéchiffrable sinon à retarder, en faisant des histoires, la marche de l’Histoire? L’ange de la raison réclame leur disparition. C’est en s’effaçant seulement qu’elles peuvent apporter une contribution positive à l’œuvre universelle[8] ». L’identité des individus n’est pas qu’une simple question de volonté individuelle. Ce que nous sommes comme individus, nos croyances, nos valeurs, la compréhension que nous avons du monde dans lequel nous vivons et de la place que nous occupons dans l’humanité est médiatisée et influencée par la communauté qui nous a vu naître et dans laquelle nous évoluons. C’est ce que Gregory Baum a appelé l’argument durkheimien de son auteur Émile Durkheim : « les êtres humains ne s’intègrent pas à l’humanité en tant qu’individus isolés, mais comme membres de peuples différents et de communautés culturelles diverses[9] ».
Cette vision atomiste de l’être humain universel dépourvu d’attache et affranchi de toute particularité, Burelle démontre que Trudeau l’avait faite sienne bien avant sa refondation de la nation canadienne en 1982. Il explique en effet que Trudeau a développé une passion antinationaliste et individualiste « viscérale et dogmatique » (p. 76-77) dès les années 1950, et ce notamment en réaction à un contexte social, politique et religieux québécois étouffant. Ce « déracinement communautaire », Trudeau ne fut pas le seul à le vivre à cette époque. Mais, selon Burelle, ce n’est qu’à la faveur du rapatriement et de la modification de la Constitution canadienne que cette passion individualiste antinationaliste de Trudeau a pris définitivement le pas sur sa pensée personnaliste communautaire qu’il aurait épousée des suites d’un mariage de raison dans ses années cité-libristes. Dans les années 1980, et jusqu’à la fin de ces jours, Trudeau aurait laissé sa passion individualiste antinationaliste l’emporter sur sa raison personnaliste communautaire (p. 68). Il se serait donc fait prendre à succomber à ce qu’il reprochait précisément aux nationalistes québécois dans la campagne référendaire de 1980. C’est ainsi que fidèle à sa « détestation profonde du nationalisme » (p. 69), Trudeau, dans ses derniers écrits, atomise « systématiquement la communauté en la réduisant à la somme des individus qu’elle regroupe, et stigmatise invariablement les droits collectifs ou communautaires en les décrivant comme une atteinte à l’égalité des citoyens et citoyennes » (p. 71-72).
L’égalité de tous les citoyens est-elle conciliable avec la reconnaissance du droit des communautés à la survie et à l’épanouissement culturels? Le fédéralisme a toujours posé problème au concept de l’État libéral caractérisé par les idées d’égalité et de libertés individuelles : les individus étant tous égaux de par leur rationalité, la légitimité du pouvoir repose sur la règle de la majorité. Or, le fédéralisme nie à la majorité étatique la revendication d’être la seule expression légitime de la souveraineté dans l’État. En effet, le fédéralisme implique que le groupe majoritaire dans l’ensemble de la fédération ne détient pas le droit de représenter tous les intérêts de la collectivité étatique, en d’autres termes, que cette majorité nationale ne détient pas le monopole de la définition du « bien commun ». Donc, en reconnaissant des droits collectifs à des minorités nationales, le fédéralisme redéfinit la souveraineté démocratique en tant que base de légitimité de l’État. Or, cette façon de concevoir l’égalité qu’implique le choix d’un régime fédératif, c’est-à-dire une égalité comprise comme « équivalence de droits », plutôt qu’« identité de droits » entre les individus et les collectivités (p. 448 sq.), heurtait de front l’idéologie libérale individualiste qui a inspiré Trudeau dans sa refondation de l’État canadien en 1982. Au cœur de cette réforme majeure de la Constitution canadienne se trouvait l’enchâssement d’une charte des droits et libertés de la personne.
Bien que l’insertion d’une charte des droits dans la Constitution canadienne ne modifie pas, en soi, le partage des compétences législatives entre les deux ordres de gouvernement au profit du pouvoir central[10], une telle constitutionnalisation n’est pas pour autant exempte d’incidences centralisatrices. Au contraire, c’est précisément en raison du potentiel intégrateur de la Charte que le gouvernement fédéral en a fait la pierre angulaire de la réforme constitutionnelle de 1982. Sur le plan politique, la Charte canadienne des droits et libertés a permis d’ajouter à l’identité canadienne un puissant symbole unificateur : tous les citoyens canadiens sont égaux et possèdent les mêmes droits et libertés. Dans cette optique, aucun citoyen canadien n’est spécial, tous sont sur un pied d’égalité et ne forment qu’un seul peuple[11]. En conséquence, il n’existe pas non plus, dans cette rhétorique de l’égalité, de place pour la reconnaissance d’un statut particulier pour le Québec au sein de la fédération canadienne. Cela n’est pas dû au concept d’égalité lui-même, mais bien plutôt à la notion d’égalité conçue comme impliquant une identité de traitement ou une « identité de droits », pour employer l’expression de Burelle. Ainsi, tout comme dans le cas de la recherche d’une égalité individuelle réelle ou effective, plutôt que formelle et abstraite, la réalisation d’une véritable égalité entre des collectivités nationales commande parfois un traitement différent. Dans de nombreuses décisions, la Cour suprême du Canada a d’ailleurs reconnu que l’égalité, en matière individuelle, n’implique pas nécessairement un traitement identique. Au contraire, un traitement différent peut s’avérer en fait nécessaire pour promouvoir l’égalité et, à l’inverse, un traitement identique peut engendrer de graves inégalités[12].
La Charte canadienne encourage donc l’émergence de valeurs nationales pancanadiennes et communes à tous les citoyens canadiens sans exception et sans sensibilité aux particularités québécoises. Ce désir excessif d’unité visant à faire de la nation canadienne le seul pôle d’identification pour tous les Canadiens a pour effet de saper les fondements mêmes du principe fédératif, soit la recherche constante d’un équilibre entre l’unité, certes nécessaire, mais également la diversité. La Charte a donc écarté le pluralisme national qui justifiait l’adoption d’un régime fédératif au Canada et dont la reconnaissance constituait la condition essentielle à la participation du Québec à l’entente constitutionnelle de 1867[13].
Au plan juridique, la Charte visait à consacrer la primauté de la dimension individuelle des droits à la liberté, à la justice et à l’égalité sur leur dimension collective (sociale, économique ou culturelle)[14]. En soi, le fait de donner une certaine préséance aux droits individuels sur les droits collectifs ne pose pas de problème : cela permet au contraire d’assurer que les choix politiques faits au nom du bien commun ne se fassent pas à n’importe quel prix pour les individus. Cependant, une préséance trop absolue peut avoir des effets contraires à ceux recherchés, car chaque fois que l’État intervient pour assurer le progrès social et culturel, le bien-être collectif, cela implique une certaine limitation des droits individuels. Burelle a relevé un passage d’un texte de Pierre Elliott Trudeau, écrit au cours des années 1990, qui illustre parfaitement l’esprit libéral individualiste qui l’a animé lors de l’enchâssement de la Charte dans la Constitution canadienne : « l’esprit de la Charte et son économie tout entière, consistent en la protection de l’individu, non seulement contre la tyrannie de l’État mais également contre celle qui pourrait découler de l’appartenance à une collectivité minoritaire » (p. 52)[15]. La conception libérale des droits individuels privilégiée dans la Charte, en rejetant l’idée selon laquelle l’être humain est avant tout un être socialement constitué, résiste ainsi fortement à la prise en compte de l’existence de différences entre les communautés dans l’interprétation des droits et libertés, et ce, même lorsque l’histoire, la culture et la géographie commandent un équilibrage entre les dimensions individuelles et la dimension collective des droits ou, en d’autres termes, entre les droits individuels et l’intérêt commun.
En guise d’épilogue, Burelle se demande si « la “nouvelle nationalité canadienne”, individualiste, égalitariste et républicaine, que M. Trudeau a laissée en héritage au pays en 1982 [est] conciliable avec le projet multinational imaginé par les Pères de la Confédération canadienne en 1867 » (p. 438-439). Il livre alors le résultat de ses réflexions mûries depuis de nombreuses années et met en exergue, sous plusieurs aspects, le divorce entre le pays rêvé, celui de 1867, et le pays légal canadien, celui que nous connaissons depuis 1982 (p. 438 sq.). Or, le problème constitutionnel canadien tient précisément au fait que ce divorce n’est ressenti de façon générale que chez les Québécois. En d’autres termes, pour le Canada anglais, le pays rêvé est précisément celui que Trudeau leur a légué en héritage. Si, comme l’écrit bien à propos Burelle, la lecture strictement individualiste et égalitariste des droits des individus a réussi à s’ancrer dans l’opinion publique canadienne, c’est qu’au fil des décennies, les Canadiens anglais en sont venus à développer un fort sentiment d’appartenance à la nation canadienne dans son ensemble, donc à l’État fédéral qui en est le représentant politique. Le partage d’une langue commune y a certes grandement contribué. Ainsi, la refondation du pays en 1982 collait à leur propre façon de se représenter collectivement, c’est-à-dire à titre de membres d’une seule collectivité nationale, la nation canadienne. Le professeur Philip Resnick s’exprimait en ces termes quant aux réticences de l’opinion publique canadienne-anglaise relatives à l’entente du Lac Meech qui aurait reconnu le caractère distinct de la société québécoise :
What I am trying to drive home is that our sense of nation is in many ways rooted in the federal government you so disdain, that without that central state there really cannot be a Canadian (or English Canadian) nation. Over the century and a quarter since Confederation, our symbols of nationhood have been associated with it. From mounted police to railway projects to armed forces to national broadcasting, social programs, or the flag, the route for English Canadians has entailed use of that state. To weaken or dismantle it is to strike a blow at our identity[16].
Il en va autrement pour les Québécois qui, bien qu’ils partagent une identité commune avec l’ensemble des Canadiens, ont conservé et développé une profonde identité culturelle distincte. Ceux-ci sont donc fortement en faveur non seulement du respect de l’autonomie de l’Assemblée nationale dans ses champs de compétence, mais également d’un transfert de compétences législatives fédérales au Parlement québécois[17].
L’une des réponses à ces divergences de vues importantes quant à la nature et à l’évolution de la fédération canadienne pourrait mener à l’instauration d’un véritable fédéralisme asymétrique, qui viserait à répondre aux désirs opposés des Canadiens des autres provinces et des Québécois, que sont ceux d’une plus grande centralisation des pouvoirs pour les premiers, et d’une plus grande décentralisation pour les seconds.
À titre de solution au « mal canadien[18] », Burelle propose la tenue au Québec d’un référendum fédéraliste visant à proposer au reste du Canada un rééquilibrage de la fédération fondé sur la logique d’une négociation par laquelle les Canadiens accepteraient de reconnaître au plan constitutionnel le droit à la différence nationale du Québec et des peuples autochtones, de même que le droit à la différence régionale des autres provinces « accompagnée de la décentralisation des pouvoirs et de la fiscalité nécessaires à l’exercice de ces droits », reconnaissance en échange de laquelle toutes les provinces s’obligeraient à s’imposer, par codécision à l’européenne, dans leurs domaines de compétence, des objectifs communs et des normes communes minimums afin de renforcer l’union économique et sociale canadienne (p. 467).
Les effets de cette proposition nous semblent susceptibles de s’annuler dans une large mesure. Les provinces bénéficieraient certes de pouvoirs législatifs plus nombreux, mais elles seraient par ailleurs limitées dans la façon de les mettre en œuvre. Un processus de codécision à la majorité qualifiée dans la détermination de normes communes, outre le fait qu’il aurait l’avantage de faire participer les provinces, ce qui n’est pas le cas dans la pratique actuelle du fédéralisme dit coopératif, peut aussi receler des inconvénients majeurs pour le Québec. En effet, il y a tout lieu d’imaginer que ce dernier puisse être tout aussi isolé, dans le cadre d’un tel processus de codécision, qu’il le fut, par exemple, lors de l’entente sur l’union sociale canadienne en ce qui a trait au droit de retrait avec pleine compensation financière. Pour nous, seule une procédure de codécision à l’unanimité ou d’une possibilité d’opting-out en ce qui a trait à l’exercice des compétences législatives exclusives des provinces serait acceptable pour le Québec et conciliable avec le principe d’autonomie inhérent au fédéralisme. L’imposition de normes nationales à une province qui n’y consent pas ne mine-t-elle pas nécessairement sa capacité de s’autogouverner dans les matières réservées à sa juridiction exclusive?
Outre l’Union européenne, qui n’est d’ailleurs pas encore pourvue d’un cadre constitutionnel formel et dont le statut des États membres ne peut présentement être assimilé à celui d’entités fédérées, d’autres régimes fédéraux pourraient également inspirer le constituant canadien en ce qui a trait à la nécessaire coopération en régime fédératif. Nous pensons ici en particulier au système des accords de coopération prévu en certaines matières entre l’ordre de gouvernement fédéral et les entités fédérées belges, notamment en matière de conclusion de traités internationaux dits « mixtes[19] », c’est-à-dire ceux portant à la fois sur des matières fédérales et des matières communautaires ou régionales au sens du droit belge.
L’ouvrage d’André Burelle constitue indéniablement un apport majeur à l’historiographie du fédéralisme canadien, et fournit de nombreuses pistes de réflexions à ceux et celles qui voudront s’attaquer au carcan constitutionnel que l’histoire et l’un de ses protagonistes nous ont légué.
Eugénie Brouillet*
NOTES
* Eugénie Brouillet est avocate et professeure de droit constitutionnel à la Faculté de droit de l’Université Laval. Elle est notamment l’auteure de l’ouvrage La négation de la nation. L’identité culturelle québécoise et le fédéralisme canadien (Sillery, Septentrion, 2005), pour lequel elle s’est vue décerner en 2006 le prix Richard-Arès et le deuxième prix de la Présidence de l’Assemblée nationale.
1. A. Burelle, Pierre Elliott Trudeau, p. 38. Les prochaines références à cet ouvrage sont indiquées entre parenthèses dans le corps du texte.
2. Cf. E. Brouillet, La négation de la nation. L’identité culturelle québécoise et le fédéralisme canadien, Sillery, Septentrion, 2005, p. 147-148.
3. Cf. Samuel V. Laselva, The Moral Foundations of Canadian Federalism, Montréal-Kingston, McGill-Queen’s University Press, 1996, p. xii.
4. Débats parlementaires sur la question de la Confédération des provinces de l’Amérique britannique du Nord, 3e session, 8e Parlement provincial du Canada, Québec, Hunter, Rose et Lemieux Imprimeurs parlementaires, 1865, p. 59.
5. Cf. ibid., p. 30.
6. Ibid., p. 28.
7. Ibid., p. 41-42.
8. Alain Finkielkraut, L’ingratitude. Conversation sur notre temps, avec A. Robitaille, Montréal, Québec/Amérique, 1999, p. 32. Cf. également Gregory Baum, Le nationalisme : perspectives éthiques et religieuses, trad. A. Beaudry, Montréal, Bellarmin, 1998, p. 124.
9. G. Baum, op. cit., p. 163-164.
10. Loi constitutionnelle de 1982, l.r.c. 1985, app. ii, no 44, article 31.
11. Cf. S. V. Laselva, op. cit., p. 90; et Guy Laforest, Trudeau et la fin d’un rêve canadien, Sillery, Septentrion, 1992, p. 132.
12. Cf. notamment Andrews c. Law Society of British Columbia [1989] 1 r.c.s. 143; Weatherall c. Canada (Procureur général) [1993] 2 r.c.s. 872; Arsenault-Cameron c. Île-du-Prince-Édouard [2000] 1 r.c.s. 3.
13. Cf. E. Brouillet, op. cit., p. 323 sq.
14. Cf. Henri Brun et Guy Tremblay, Droit constitutionnel, 4e éd., Cowansville, éd. Yvon Blais, 2002, p. 880.
15. Extrait tiré des Années Trudeau, Montréal, Le Jour éditeur, 1990, p. 388-389.
16. Philip Resnick, Letters to a Québécois Friend, avec une réponse de Daniel Latouche, Montréal-Kingston, McGill-Queen’s University Press, 1989, p. 15 (cité in G. Laforest, op. cit., p. 182).
17. Cf. Gouvernement du Québec, Positions du Québec dans les domaines constitutionnel et intergouvernemental, 1936-2001, ministère du Conseil exécutif, secrétariat aux Affaires intergouvernementales canadiennes, 2001.
18. A. Burelle, Le mal canadien : essai de diagnostic et esquisse d’une thérapie, Montréal, Fides, 1995.
19. Constitution belge, art. 167.