La mission de service public de Radio-Canada repose sur les épaules de quelques journalistes, quelques-uns à la télévision, la majorité à la radio. Malgré un discours d’ouverture liant le journalisme à Radio-Canada à des enjeux démocratiques et culturels, à la cohésion sociale et à l’intégration (entendu de la bouche de Sylvain Lafrance au congrès de la FPJQ en 2006), la direction de la société d’État privilégie la recherche de bonnes idées télévisuelles (jeux, formules gagnantes d’émissions étrangères, culture spectacle) au détriment de son mandat de nous faire comprendre la société complexe dans laquelle nous vivons. Pour les dirigeants de Radio-Canada, la tension normale entre service public et recherche de cotes d’écoute existe-t-elle encore ?
Il est toujours un peu embêtant de critiquer Radio-Canada pour sa couverture des affaires publiques et ses nouvelles, puisque jamais les radios et les télévisions privées n’investiront de manière importante ce secteur... Quoi que fasse Radio-Canada dans ce domaine, elle restera probablement la meilleure ! Il est aussi embêtant de critiquer Radio-Canada quand le parti actuellement au pouvoir à Ottawa rêve de couper les vivres à la télévision publique. La situation se corse aussi quand ses principaux concurrents l’accusent d’imiter la télévision privée dans sa programmation et ses méthodes. On ne saurait assimiler Radio-Canada à TVA ou à TQS sans perdre totalement sa crédibilité...
Cet état de choses ne doit pas nous empêcher d’identifier les défauts et les dérives des émissions de nouvelles et d’affaires publiques à la télévision : les angles de traitement réducteurs qui confinent un peu trop souvent à la stratégie et à l’intérêt humain, et le mélange information-divertissement qui mène à la peopolisation de la politique. La radio effectue un travail nettement plus solide, se donnant davantage la capacité de réfléchir et de mettre en contexte, tout en étant aussi fort distrayante. On me rétorquera que la technique y est pour quelque chose, la télévision exigeant du visuel, ce qui est forcément plus limité que des mots pour comprendre la société qui nous entoure et pour attirer un vaste auditoire. Des exemples de visuel souverainement ennuyeux et fort populaires peuvent réfuter cette idée, comme la transmission en direct des audiences publiques de la Commission Gomery et des débats des chefs. C’est l’intérêt perçu qui attire d’abord les foules.
AVERTISSEMENTS
Avant d’aborder de front les défauts et les dérives des nouvelles et des affaires publiques à Radio-Canada, quelques avertissements s’imposent. Premièrement, les nouvelles et les affaires publiques ne sont pas le fruit du travail des seuls journalistes et recherchistes. Politiciens, experts, gens d’affaires, syndicats et groupes sociocommunautaires participent à la médiatisation des questions susceptibles d’être traitées, à leur identification, à leur définition et à leur construction. Qu’un politicien surfe sur une question ou use de tactiques dilatoires et voilà l’information qui s’appauvrit. Qu’un politologue invité se prononce sur tout et sur rien, sur bien davantage que ses champs de spécialisation et on ratatine les affaires publiques, on les réduit à du bavardage. Envisager les nouvelles et les affaires publiques de la sorte fait porter le fardeau au sujet de l’état actuel de ce genre d’émissions sur bien plus que les épaules des seuls journalistes. Ceux-ci participent donc à la construction des informations avec les autres acteurs sociaux. Leur rôle est cependant crucial et ils ne sont pas, malgré ce qu’en dit leur idéologie professionnelle, des « témoins » des événements qui rapporteraient la nouvelle de la manière la plus objective possible, mais des passeurs actifs dans la construction des cadres de l’expérience. Les journalistes « créent » autre chose que ce qu’ils ont vu ou entendu par la sélection des nouvelles et des affaires publiques : ils déterminent ce qui est d’intérêt public, sélectionnent, hiérarchisent, mettent en forme, entre autres.
Deuxièmement, ce sont les patrons de Radio-Canada qui doivent assumer l’essentiel de la responsabilité pour les défauts et les dérives des affaires publiques et des nouvelles. À la télévision, on cherche à créer une « marque », la plus populaire qui soit, et il semble donc y avoir une volonté d’imprimer une même coloration, des tendances semblables à toutes les émissions – le divertissement soft ou tous azimuts – contrairement à la radio dont les émissions visent des publics variés, ont des objectifs divers et des créneaux qui se complètent. A la télévision, l’homogénéisation exacerbe les défauts et les dérives au lieu de les contenir à un type particulier d’émissions.
DES CADRAGES STRATÉGIQUES ET HUMAINS QUI SUR-SIMPLIFIENT LE MONDE
Les défauts et les dérives liés aux nouvelles et aux affaires publiques de Radio-Canada concernent à la fois les sources utilisées, les sujets traités et les angles privilégiés. Les journalistes pressés vont chercher l’information dans des lieux précis, ou elle leur arrive de ces lieux (parlements, palais de justice, hôtels de ville, polices, chambres de commerce, syndicats, think thanks, etc.), toujours les mêmes, privilégient l’institutionnel et accordent toujours plus de crédibilité aux détenteurs de pouvoir qu’aux non-détenteurs de pouvoir, même si les premiers mentent (cela arrive), défendent grossièrement leurs intérêts ou outrepassent clairement leur rôle (un haut-gradé de l’armée commentant la nomination de son patron le ministre de la Défense). À l’exception des plus brillants[1], les journalistes de la télévision de Radio-Canada reproduisent ainsi tout naturellement la structure de pouvoir de la société, sans complot ni machination, juste en appliquant correctement leurs normes professionnelles.
Les journalistes pressés traitent fréquemment les questions sociopolitiques en utilisant un cadre qui réduit celles-ci à une seule dimension, alors qu’il y en a forcément plusieurs. Les journalistes couvrant la politique (surtout les activités parlementaires et partisanes) adoptent fréquemment de manière exclusive un angle de « jeu » (sport, spectacle, théâtre, compétition), aussi appelé « cadrage stratégique ». Ils rapportent les gestes et les paroles des uns et des autres comme autant de « tactiques », « d’attaques », de « défenses », de « cartes » servant à « gagner la bataille », de « coups » servant à « mettre K.O. ». Une maladresse et voilà qu’on a « compté dans son but », on s’est « disqualifié », on « passe du temps sur le banc des punitions ». Le cadrage stratégique est évidemment aussi privilégié par certains acteurs politiques, ceux qui évitent comme la peste les questions de fond. Mais faut-il les suivre sur ce terrain réducteur ?
Bien sûr, assimiler la politique à des jeux, des tactiques et des stratégies constitue une recette facile pour le journaliste ignorant de l’histoire et des processus de l’administration publique, inculte en droit et incapable de lier des faits isolés à des tendances de fond. Quelles qualités la direction de Radio-Canada privilégie-t-elle pour l’embauche de ses journalistes, et quelles demandes leur fait-elle ? La capacité de bien « jazzer » une nouvelle et une belle gueule l’emportent-elles sur la connaissance des mécanismes parlementaires, administratifs et juridiques, l’analyse sociopolitique, la compétence historique et un certain flair sociologique ?
L’angle « intérêt humain » constitue une autre manière trop fréquente de rapporter les questions sociopolitiques, comme l’illustrent la compassion et le sauvetage des femmes en détresse (surtout si elles sont musulmanes ou Afghanes). Les politiques sur la santé, sur l’éducation ou sur les enjeux environnementaux se prêtent admirablement à ce cadrage humain qui ne permet en rien de saisir les enjeux économiques, structurels et politico-administratifs. Mais si on conçoit ces derniers enjeux comme trop compliqués pour les médias, n’est-ce pas parce que le prototype du journaliste est encore le Tintin idéaliste et brave dont les connaissances et les compétences analytiques importent assez peu pourvu qu’il produise un bon show ? Pourquoi le « pédagogue-réservoir-de-connaissances-et-analyste-chevronné » n’a-t-il pas détrôné Tintin ? Pourquoi, si la science a Yannick Villedieu, la politique ne pourrait-elle pas avoir plusieurs « Yannick Villedieu » ? (Ah oui, j’oubliais... il est à la radio !) Quelles qualités attend-on de celui ou celle qui doit rendre compréhensibles la mondialisation, la fragmentation sociale, l’aliénation politique, les crises identitaires et le terrorisme ? La télévision peut-elle faire comprendre qu’un bon show sociopolitique peut aussi être celui qui suscite la fascination et l’engouement pour la connaissance, bref le plaisir intellectuel ! (Les patrons de Radio-Canada savent-ils ce qu’est le plaisir intellectuel ??)
Les téléspectateurs de Radio-Canada savent bien apprécier la perspective historique d’un événement, les enjeux légaux d’un problème social, ou les dimensions organisationnelles d’un conflit. Il serait opportun de varier davantage les angles de traitement, d’en inclure plusieurs dans le même reportage ou dans la même nouvelle. Ou encore de planifier sur une durée d’une semaine ou d’un mois le traitement d’un problème en explorant systématiquement ses diverses dimensions : historique, légale, sociologique, économique, éthique, géopolitique, gauche/droite, etc. ?
Il est clair que les angles stratégiques et humains excluent de facto certains types de nouvelles ou certaines dimensions des problèmes : la mort de juges ou d’avocats célèbres inspire peu (celle de Bertha Wilson n’a donné lieu à aucun rappel de son rôle historique à la Cour suprême) ; on fait l’économie de la dimension historique des guerres ; on semble oublier qu’existent des considérations stratégico-commerciales qui expliquent le comportement de son pays sur la scène internationale ; on rapporte des événements survenus dans des dictatures sans prendre garde à l’asservissement de certaines organisations – comme la police ou le système judiciaire – au pouvoir autoritaire central.
MÉLANGE DES GENRES ET PEOPOLISATION DE LA POLITIQUE
Plusieurs, à l’intérieur même du milieu journalistique, ont déploré le mélange des genres information-divertissement, dont le Conseil de presse, l’ex-ombudsman de Radio-Canada Renaud Gilbert et le syndicat des journalistes de Radio-Canada. Si tous reconnaissent l’impossibilité de cloisonner les genres de manière stricte, il semble bien qu’on n’ait jamais étudié le problème dans le but de trouver des solutions qui limiteraient les inconvénients des émissions hybrides, ouvertes sur divers milieux – culturels, politiques, économiques, humanitaires, sportifs, etc. –, invariablement animées par un fort en culture, au sens de show business.
Trois types d’inconvénients surgissent lorsqu’il y a mélange des genres. Premièrement, les émissions hybrides contribuent à fabriquer des habitudes culturelles de superficialité de traitement de l’information. Les questions sociopolitiques sont présentées comme des faits divers, sans contexte (politique, historique, économique, etc.) et de manière fragmentée. Vu de l’extérieur de Radio-Canada, on se demande s’il n’est pas de plus en plus difficile par la suite de mettre à l’horaire des émissions sérieuses qui font sérieusement le point sur un problème sociopolitique ; aussi nous retrouvons-nous avec des émissions d’affaires publiques et des sections de bulletins télévisés de plus en plus légères, où on invite des « personnalités » (du milieu culturel ou autre) à commenter l’actualité nationale et internationale ! Que ces personnalités n’aient aucun rapport avec le domaine d’actualité concerné importe peu ! Une expression résume bien le phénomène : la « peopolisation de la politique », qui renvoie à l’instrumentalisation de vedettes pour mousser les émissions de nouvelles et d’affaires publiques. Il apparaît évident qu’on charrie ici l’idée que l’information sérieuse est d’un ennui mortel. Lorsque par hasard on invite un expert, il est surtout appelé à résumer et non à expliquer, on lui offre de bien petites minutes... Le discours savant semble impertinent à la télévision de Radio-Canada.
Deuxièmement, l’invitation dans des émissions hybrides d’hommes ou de femmes politiques constitue une formidable carte blanche pour eux puisque l’animateur n’a pas intérêt à leur poser des questions difficiles – là n’est pas son objectif – et qu’en plus il en serait bien incapable, dépourvu qu’il est d’une culture politique solide et n’ayant même pas à sa disposition des recherchistes politiquement futés. Les exigences envers nos représentants politiques s’émiettent comme une peau de chagrin ; ils font rire, on ne leur en demande pas davantage ! Quand ils se montrent sérieux et convaincus et livrent un plaidoyer digne de leur rôle politique, l’animateur en reste bouche bée, car il est bien incapable d’établir un dialogue fructueux. Quelle aubaine d’avoir comme intervieweur Guy A. Lepage plutôt que Dominique Poirier !
Enfin, le mélange des genres induit de la confusion chez les individus qui ne jouissent pas du capital culturel nécessaire pour situer l’information politique dans un système de références bien charpenté et abstrait. Tout le monde n’est pas familier avec les diverses idéologies présentes dans l’espace public ; tous et toutes n’ont pas le pouvoir d’interpréter l’activité des uns et des autres en fonction de ce système de références qui donne une signification proprement politique aux gestes et paroles vus et entendus dans les médias. Depuis plus de 70 ans, la sociologie politique explique que l’électorat est politiquement distrait et ne dispose pas des connaissances suffisantes pour évaluer correctement une information politique sans mises en contexte. Le mélange des genres qui présente la politique sans mises en contexte, comme des faits divers, nuit donc davantage aux individus et groupes les plus culturellement défavorisés qu’aux intellectuels, professeurs et gens d’affaires rompus aux affaires publiques.
QUE FAIRE ?
S’il est impossible de cantonner la politique, les politiques publiques, l’économie ou les faits de société à des créneaux dits « sérieux », qu’au moins on assigne aux émissions hybrides des animateurs politiquement futés, ou encore un duo d’animateurs dont l’un est un « fort en politique ».
Les patrons de Radio-Canada doivent faire leur deuil du public de TQS pour les émissions d’affaires publiques ou de nouvelles de Radio-Canada car ce public est « abonné » – pour des raisons culturelles ou psychologiques – à l’indignation perpétuelle. Aucune formule, aucun compromis ne les fera migrer à Radio-Canada. Les tentatives de populariser et peopoliser l’information sociopolitique indisposent l’autre public, celui pour qui l’indignation doit être livrée à petites doses.
Pourquoi ne pas engager davantage d’historiens, de juristes, d’économistes et de politologues comme journalistes ? Pourquoi ne pas avoir dans la salle de rédaction des experts en droit, sciences sociales, histoire des religions, relations internationales, etc., qui travailleraient de concert avec les journalistes pressés des nouvelles et des affaires publiques ? Dans le feu de l’action, une référence historique, une donnée sociologique, un regard économique, une mise en contexte juridique amélioreraient l’information. Très souvent, il semble que ce soit le temps de penser qui manque, si l’on se fie aux doléances des journalistes.
Chose certaine, les défis auxquels Radio-Canada est confrontée rend obligatoire une réflexion sérieuse sur la qualité du travail journalistique. Dans son rapport spécial remis en août 2007, l’ex-ombudsman de Radio-Canada, Renaud Gilbert, fait référence en identifiant comme défis, entre autres, l’internationalisation des problèmes (le commerce, l’environnement), le déclin continu de la crédibilité des pouvoirs publics, le passage de l’exclusivité de la médiation journalistique à une prise de parole anarchique par les citoyens, la personnalisation des émissions d’information et le sensationnalisme larvé. Nous savons tous que les médias peuvent améliorer les connaissances de leur auditoire et raffiner leur perception des phénomènes, ou encore exploiter leurs préjugés et tabler sur leur ignorance. La mission de service public de Radio-Canada s’inscrit évidemment dans la première voie, mais si cette mission a encore un sens, un vaste remue-méninges au sujet du travail journalistique s’impose de toute urgence !
Anne-Marie Gingras*
NOTES
* Anne-Marie Gingras est professeure titulaire au Département de science politique de l’Université Laval.
[1] Que je ne nomme pas pour ne pas attirer l’attention sur leurs ruses...