Il n’y a pas de doute dans mon esprit. L’éventail de mes choix de vie en tant que personne et en tant que femme est le fruit des changements sociaux et politiques générés par l’ensemble du mouvement féministe occidental. Principalement à partir des années 1950, les pressions exercées par diverses écoles féministes sur les institutions massivement dirigées par des hommes ont permis à un beaucoup plus grand nombre de femmes de s’instruire (et à un plus grand nombre d’hommes via un système d’éducation public). De plus, le féminisme a fortement influencé le développement de nouveaux champs de recherche tant en sciences sociales qu’en médecine sur des problématiques occultées jusqu’alors (telles la reproduction et la ménopause). Il a aussi amorcé la création d’espaces publics pour que les femmes puissent exercer un plus grand pouvoir sur les politiques sociales. Mais il reste encore beaucoup à faire, comme le dénotent les réalités sociales suivantes : les femmes forment la majorité des victimes de violence conjugale et d’agressions sexuelles, l’équité salariale n’est pas encore atteinte dans tous les secteurs économiques, les tâches ménagères sont plus souvent prises en charge par les femmes, les pressions d’ordres esthétique et cosmétique sont principalement associées à la féminité, etc. Dans ce contexte, comment peut-on réfléchir sur l’héritage du féminisme et son avenir ?
En démontrant comment le rôle des femmes dans la société relevait d’un apprentissage culturel plutôt que de l’instinct, Simone de Beauvoir a révolutionné l’imaginaire philosophique et cosmologique de la dualité homme-femme. En affranchissant « la femme » de l’équation fertilité et reproduction, elle jetait les bases d’une toute nouvelle aventure dans l’histoire humaine. De nouveaux modèles de relations homme-femme pouvaient désormais être articulés. En effet, l’analyse de Beauvoir ne reconnaissait pas seulement la capacité des femmes de penser mais elle provoquait aussi une réflexion majeure : le corps et les instincts féminins n’étaient pas tant un fait de nature qu’un fait de culture.
Par conséquent, il était possible pour les femmes de sortir de la sphère privée, de se reconstruire, de s’instruire, de dire plutôt que de subir. Si aujourd’hui le portrait de la condition féminine tel que dépeint par Beauvoir peut nous paraître caricatural, cela ne veut pas dire que ses propos étaient dénués de justesse. D’un point de vue ethnologique, la réalité quotidienne des rapports entre les différents membres d’une communauté est beaucoup plus fluide que ce que toute description générale peut offrir. Mais je me demande si, indépendamment ou en dépit de l’époque dans laquelle on se trouve, il n’est pas nécessaire de faire une démonstration plus radicale d’un ensemble de faits dans le but de s’assurer d’être entendue et d’avoir une certaine influence. Après tout, n’appartient-il pas aux générations à venir de changer les choses, ou du moins de les nuancer ?
Et voilà ce que je voudrais explorer à travers cet essai : à la lumière des changements sociaux qui ont eu lieu au cours des dernières décennies au Québec, quelles sont les principales questions qui influencent ma réflexion sur l’avenir du féminisme.
ÊTRE MÈRE, PÈRE OU ÊTRE PARENT ?
Je n’aurais pas pensé me faire dire un jour que parce que je n’ai pas d’enfant je ne peux rien comprendre au bonheur d’en avoir un et au stress que peut causer le désir de le protéger des malheurs de l’existence. D’une part, de façon générale je ne pense pas qu’il faut avoir vécu quelque chose pour comprendre toute la valeur d’une expérience. Autrement dit, l’expérience n’est pas garante de la compréhension. Il me semble qu’à plusieurs égards, l’histoire de l’humanité en est une longue et ennuyeuse démonstration. D’autre part, j’ai été enfant et j’ai des parents.
Contrairement à beaucoup de gens de ma génération, mon expérience ne fut pas d’être éduquée par deux personnes vivant séparément leur parentalité. Mes parents, aujourd’hui mariés depuis 37 ans, ont été également présents tout au long de mon éducation. Ainsi, en plus du discours sur l’égalité entre homme et femme, j’ai vécu l’égalité entre la mère et le père. Pourtant, mes parents avaient tous deux grandi à l’intérieur d’une famille « traditionnelle » canadienne-française, dans laquelle les rôles de l’homme et de la femme étaient bien établis. Tant ma mère que mon père ont été profondément bousculés par la remise en cause de la place des personnes dans la société et ils se définissent tous deux comme étant féministes. À mes yeux, ils ont incarné leur idéal. Et aujourd’hui, plus que jamais, je n’arrive pas à concevoir en quoi la mère est plus importante que le père pour un enfant. Je ne peux m’imaginer éduquer un enfant en l’absence de leur père. Mes parents n’ont jamais trafiqué entre la quantité et la qualité. Ils étaient là, physiquement, moralement et affectueusement et la qualité de leur présence reste une des principales caractéristiques de l’éducation qu’ils m’ont donnée. Si, comme pour plusieurs de mes amis et camarades de classe, il y avait eu divorce, il m’aurait été tout à fait impossible comme enfant de « choisir ». Et je crois bien qu’aucun juge n’aurait pu décider sur la base des faits qu’un des deux s’était occupé davantage de moi au quotidien.
À la lumière de cette expérience, je m’étonne toujours de constater que dans notre société dite égalitaire sur le plan des rapports homme-femme, le discours explicite ou implicite veut que la mère soit plus importante que le père dans l’éducation d’un enfant. Il est vrai que la réalité biologique fait en sorte que seules les femmes vivent la grossesse. Mais de plus en plus d’hommes apprennent à être présents durant cette période et ces nouvelles formes de rapports de certains pères avec cette vie en devenir me semblent un important signal de changements sociaux à venir. De même, plusieurs femmes ont appris à partager leur expérience avec leur conjoint. Ce double processus d’exploration et d’apprentissage est si récent qu’il n’est pas possible de prédire quelles en seront les conséquences à long terme. Cependant, ce phénomène de redéfinition des rôles démontre l’influence marquante de l’appris sur le sens accordé à un phénomène biologique.
Ainsi, la grossesse et l’allaitement sont plus que de simples expériences et contraintes biologiques : elles s’inscrivent aussi dans une conception culturelle du rôle du père et de la mère devant ces événements. Dans les cas où la décision d’avoir un enfant n’est pas imposée ou bien qu’elle relève d’un choix de couple plutôt que d’une nécessité familiale influencée par la contrainte sociale liée à la nécessité d’une descendance pour assurer la continuité du nom de la famille de l’époux et pour augmenter les chances d’avoir une sécurité sociale et économique grâce à sa progéniture lorsque les parents seront âgés, comment peut-on idéologiquement et empiriquement créer une hiérarchie entre les parents ?
Pour certaines féministes, qui ont pourtant dénoncé les pères absents, l’apogée de la libération de la femme se manifestait dans le fait d’avoir un enfant de père anonyme. Donc, un homme pour la conception mais pas pour l’éducation. Une société sans pères ? Pour moi, ce n’est pas un idéal, c’est une utopie radicale et discriminante pour les hommes mais aussi pour les enfants à venir qui se verraient ainsi privés, entre autres, de l’affection masculine. Je pense que les efforts doivent plutôt être mis dans la poursuite de la création d’un éventail plus grand de choix de vie pour les femmes mais aussi pour les hommes. Les recherches sur le genre démontrent que femmes et hommes sont socialisés et que les femmes aussi apprennent à travers des mythes et stéréotypes culturels ce que doit être « un homme ». Serait-ce donc dire que les femmes ne sont pas les seules « victimes » des stéréotypes sociaux ? Et si certaines femmes étaient de mauvais « parents » ? Et si certains hommes possédaient un « instinct paternel » ?
Jusqu’à présent, la partie de la réflexion que j’ai présentée se situe dans un contexte d’hétérosexualité. Et pourtant ni mes idées ni mes sentiments ne tendent vers une approche conservatrice de la famille. Si j’ai d’abord abordé cette forme d’organisation sociale de manière classique, il n’est pas possible d’en rester à ce niveau d’analyse. En effet, la légalisation des unions de personnes de même sexe ouvre la porte à la légalisation potentielle de l’adoption par des couples homosexuels. En quoi le fait de ma position relativement à l’égalité du père et de la mère influence ma façon de vivre cette nouvelle réalité juridique ? Les paragraphes précédents soulignaient que peu importe le sexe d’une personne, elle a un potentiel d’affection à donner et à recevoir. Je me permets de projeter ce raisonnement en interrogeant le modèle de famille hétérosexuelle. Une conception conservatrice de la mission salvatrice d’une famille avec un père et une mère perd toute sa crédibilité devant la réalité de violence familiale et d’inceste. Cette forme d’organisation familiale ne peut donc pas être conçue comme unique modèle valable pour le bien-être d’un enfant. En ouvrant la définition de la famille pour y inclure les pères, est-ce que ce n’est pas aussi toute la conception « traditionnelle » de la famille que l’on interroge ? Ainsi, se pourrait-il que pour dépasser les limites du discours dichotomique homme-femme, une réflexion plus vaste sur ce qu’est être parent permettrait de développer un nouveau sens de la responsabilité parentale en dépassant un tant soit peu les limites liées à l’identité sexuelle (biologique et culturelle) des parents ? Ne serait-il pas plus simple de penser en termes de parentalité plutôt que sous l’angle des rôles respectifs du père et de la mère ?
L’ensemble des questions que je pose ici n’est pas une liste exclusive de mes réflexions, en grande partie parce qu’elles font partie d’une exploration plus globale sur les rapports entre les personnes dans les sociétés humaines. Toute personne, s’identifiant comme homme ou femme ou comme appartenant à tout autre genre, peut être un excellent parent par l’amour, la présence et l’attention qu’elle donnera à sa progéniture. Ainsi, puisque je crois qu’il ne s’agit pas là de caractéristiques instinctives et que le contexte culturel peut être façonné et non seulement imposé, il faudra peut-être que socialement nous soyons plus attentifs aux besoins de créer de nouvelles formes de famille et des réseaux de solidarité afin d’assurer que parents et enfants soient dans les meilleures conditions pour vivre en société.
APPRENDRE À ÊTRE LIBRE EN SOCIÉTÉ
Une des revendication généralisée du mouvement féministe réside dans l’affirmation que les femmes feraient mieux que les hommes si elles étaient au pouvoir. Cela reste à prouver. Mais est-ce nécessaire ?
Pourquoi en tant que femme aurais-je la pression supplémentaire de faire mieux que « les hommes » ? Parce que ma nature féminine est plus douce, plus aimante, plus maternelle ? Parce que je suis l’héritière d’une mythologie où les modèles féminins étaient des vierges, des saintes, des prostituées sauvées par le fils de Dieu ? En attribuant aux femmes un état de nature plus juste et plus sensible, cet aspect du discours féministe est tombé dans le piège d’une imagerie patriarcale où l’instinct et la nature sont synonymes de féminité. Ne devons-nous pas tous et toutes faire mieux que par le passé tout simplement parce que nous avons l’intelligence nécessaire pour apprendre et comprendre ?
Il me semble que la vraie quête, et le vrai combat, est d’avoir le choix de vivre selon ses capacités physiques et intellectuelles afin de contribuer au mieux-être de l’ensemble de la société. C’est un idéal à atteindre et toute discrimination, incluant celles basées sur les sexes, ne peut que retarder le processus d’une incarnation graduelle d’un tel modèle social.
Et ce modèle implique diverses formes de solidarité. Des formes existantes de solidarités institutionnelles (systèmes d’éducation et de santé publics, centres de la petite enfance, programmes gouvernementaux de pension de vieillesse, etc.) doivent continuer d’être perfectionnées afin d’en assurer une accessibilité maximale. D’autres solidarités doivent être créées ou du moins développées davantage. Je pense par exemple au congé parental, aux services venant en aide aux personnes victimes de violence conjugale ainsi qu’aux personnes violentes afin qu’elles puissent être encadrées et traitées pour qu’elles ne fassent pas d’autres victimes. Il me semble aussi que, devant un comportement violent, telle une agression sexuelle, il devrait y avoir plus d’hommes et de femmes qui s’indignent ensemble, et ce, peu importe le sexe et le genre de la victime.
De façon plus immédiate et à la portée de tous et toutes, quelles solidarités pouvons-nous pratiquer afin de diminuer certaines manifestations de la féminité qui peuvent provoquer de la souffrance ? J’ai mentionné dans la section précédente la grossesse et l’allaitement. Mais d’autres phénomènes biologiques marquent aussi l’expérience des femmes par rapport à la maternité. Je pense ici à la menstruation. Tous les mois, la moitié de l’humanité est menstruée. Et pourtant, toutes sortes de tabous existent par rapport à cette réalité qui conditionne la possibilité d’une femme à concevoir une autre vie humaine. Si dans plusieurs cultures les femmes sont physiquement et socialement ostracisées pendant cette période, le fait de passer sous silence cette réalité me semble aussi une forme d’ostracisme. Combien d’entre nous préfèrent ne pas parler de la douleur physique et des émotions de toutes sortes qui nous envahissent durant ce débalancement biochimique ? En effet, plutôt que de se faire dire que ce n’est pas une maladie, que ce n’est pas grave, que c’est naturel et donc qu’il faut endurer, pourquoi est-ce qu’il n’y a pas une réelle prise en compte des hommes – et de femmes – des différentes formes de souffrance que les menstruations peuvent provoquer ? Puisque l’expérience physiologique varie d’une femme à l’autre, ne serait-il pas pensable de trouver des attitudes ajustées pour rendre ce cycle mensuel plus facile à vivre ? Lorsqu’une femme est de mauvaise humeur, « elle doit être menstruée ». Et ces messieurs ? Pourquoi ils sont de mauvaise humeur, eux ? Dans le cas où il y a coïncidence entre le fait qu’une femme est fâchée et le fait qu’elle soit menstruée, se pourrait-il qu’il n’y ait pas de lien ? Se pourrait-il aussi que la mauvaise humeur (ou les blues) soit aussi causée par une obligation « d’être forte » et autonome ?
Être autonome est une valeur phare dans les sociétés individualistes pour évaluer si une personne a « réussi sa vie ». Ne dépendre de personne et être libre de toute contrainte sociale sont des positions existentielles modernes et occidentales qui s’inscrivent dans le même courant philosophico-idéologique que l’idéologie américaine du « self-made man » et du mantra sartrien : « l’enfer c’est les autres ». D’une part, cela implique que chaque personne est l’enfer de quelqu’un d’autre. Par ailleurs, cette croyance en la primauté de l’individu a progressivement donné naissance à des sociétés où les individus ont des droits. Mais jusqu’où peut aller cette quasi-équation liberté et droit de l’individu ?
À son époque, Simone de Beauvoir a déconstruit plusieurs stéréotypes en démontrant comment ils avaient pénétré l’inconscient collectif. Pour rendre hommage à l’héritage de cette démarche, ne faut-il pas continuer à déconstruire les paramètres culturels et idéologiques qui définissent l’identité des hommes et des femmes qui se disent libres ? Il me semble qu’il faut aussi toujours garder à l’esprit qu’à travers les siècles, les cultures et les religions, des hommes et des femmes sont parvenus à transcender les paramètres et les dogmes sociaux de leur époque. Ces exemples sont autant d’inspirations qui peuvent nous donner la motivation et le courage de faire face aux défis que représente la redéfinition des sens à donner à l’idéal de l’égalité entre les femmes et les hommes et aux conséquences des moyens qui seront pris pour assurer une plus grande justice sociale. Les crises d’identité actuelles, qui ne sont d’ailleurs ni l’apanage des hommes ou des femmes de quelque génération que ce soit, sont loin de tirer à leur fin et marquent plutôt l’aube de mondes nouveaux.
Karine Bates*
NOTES
* Karine Bates est professeur adjointe au Département d’anthropologie de l’Université de Montréal.