Nous remercions la revue Argument d’avoir choisi notre livre pour le soumettre à trois collègues et de nous permettre de réagir à leurs commentaires. Nous sommes d’autant plus heureux de cette occasion qu’Argument n’est pas une revue spécialisée en littérature et que l’on a donc considéré, pour une fois, que la littérature n’était pas uniquement un objet pour les spécialistes. C’était d’ailleurs notre ambition que d’écrire d’abord à l’intention des lecteurs pour qui la littérature n’est pas un domaine de recherche.
Les trois signataires des comptes rendus ont souligné l’unité de ton et le fait que le livre était conçu pour être lu et non seulement pour être consulté. Cet aspect était primordial pour nous : l’inventaire de la littérature québécoise a beaucoup progressé depuis quelques décennies, mais la mise en récit de l’ensemble de cette littérature était devenue rare et même contraire à l’orientation de notre métier, en raison du « généralisme » que cela implique. La littérature québécoise comprend aujourd’hui un grand nombre de spécialités, mais nous avons fait le pari qu’il était encore possible d’en parler à ceux que François-Xavier Garneau désignait comme « la généralité des lecteurs ». Cela dit, nous croyons que, pour les spécialistes eux-mêmes, il pourra être utile de mieux situer les œuvres, les genres et les périodes en regard d’un ensemble que le domaine des études québécoises risque de perdre de vue. En ce sens, les critiques qui nous sont adressées nous semblent très positives, puisqu’il s’agit pour l’essentiel de questions que seule une perspective d’ensemble permet de poser.
Nous constatons que les trois signataires des comptes rendus ne sont pas du même avis au sujet des deux principales questions qu’ils soulèvent : la définition de l’adjectif « littéraire » et le statut des textes écrits en langue anglaise.
Pour ce qui concerne la définition de littérature, qui se pose surtout pour les deux premières parties de notre ouvrage, Maxime Prévost et Antoine Boisclair ont des regrets inverses : le premier aurait aimé que nous nous arrêtions davantage à l’« éloquence », le second aux genres canoniques. Nous nous sommes placés, comme le souligne Antoine Boisclair, du point de vue des lecteurs, en considérant aussi bien les lectures qui ont accompagné le développement de la littérature canadienne-française et québécoise que le point de vue des lecteurs qui désireraient découvrir des œuvres et situer historiquement leurs lectures. Mais nous avons surtout voulu assumer nous-mêmes une position de lecteurs. Les commentaires que nous proposons des œuvres se nourrissent des commentaires déjà existants, mais ils se fondent d’abord sur la relecture des œuvres. S’il est un élément central à la méthodologie que nous avons suivie, c’est ce qu’on pourrait appeler un principe d’induction : il s’agissait de partir de la relecture des œuvres pour induire des filiations littéraires et des rapprochements significatifs au lieu de constituer des catégories pour ensuite tenter d’y faire entrer les textes. Une telle méthode de travail comporte, selon nous, deux avantages majeurs. Elle permet d’une part de mettre l’accent sur la singularité de certaines œuvres et de les présenter de façon détaillée. Cela se reflète d’ailleurs dans un autre choix méthodologique important qui concerne justement la manière de lire ces œuvres. Lorsque celles-ci s’élaborent sur une longue période (comme dans le cas d’Anne Hébert ou de Gabrielle Roy), nous avons tenu à les aborder en un seul chapitre, afin d’éviter de les diviser et pour montrer leur temporalité propre, même si cela implique de déborder sur les périodes ultérieures.
D’autre part, le fait de partir de la relecture des œuvres permet de remettre en question certaines « enseignes » traditionnelles dont on ne sait jamais trop ce qu’elles recouvrent. C’est le cas notamment de catégories commodes mais extrêmement vagues comme « le roman de la terre » ou « le roman psychologique », qui ne se retrouvent pas telles quelles dans notre table des matières. En cela, nous prenons nos distances par rapport à une historiographie littéraire qui, au Québec, a eu tendance jusqu’ici à mettre l’accent sur de tels regroupements, pour des raisons souvent d’ordre pédagogique (il est bien sûr plus facile de présenter en classe des ensembles de textes relativement homogènes) plutôt qu’historique ou esthétique. Ces regroupements, ces enseignes, ces catégories dont l’histoire littéraire ne saurait se passer entièrement, il nous a paru nécessaire de les relativiser et de ne pas en exagérer la cohérence. Ce faisant, nous n’avons pas non plus simplement juxtaposé des monographies d’auteurs tous aussi singuliers les uns que les autres. Il y a bien, croyons-nous, une grande unité qui se dégage des lectures proposées. Mais ce qui est le plus frappant, c’est que les parentés formelles et thématiques entre les œuvres québécoises n’ont pas besoin de catégories (comme celles du roman de la terre ou du roman de la ville) pour apparaître au grand jour. Elles ressortent tout aussi bien, et même mieux, de la lecture suivie des œuvres qui, sans se reconnaître des programmes communs, partagent un même univers de sens, un même rapport aux traditions littéraires.
Nous avons ainsi tenté de dégager des traditions de lectures qui permettent de suivre l’évolution de la littérature québécoise. Mais la valeur littéraire des textes retenus tient aussi, bien sûr, à des jugements que nous avons nous-mêmes posés sur ces textes. Si tout écrit, littéraire ou non, peut faire document aux yeux d’un historien, ce ne sont pas tous les documents qui peuvent faire œuvres littéraires à nos yeux de critiques. De ce point de vue, il nous semble que l’éloquence et les genres canoniques ont tous deux leurs limites. D’une part, si les textes de Paul Le Jeune ou de François-Xavier Garneau se relisent avec plaisir, plusieurs textes de même nature qui leur sont contemporains n’ont d’intérêt que pour la connaissance de l’époque. Inversement, plusieurs textes versifiés du XIXe siècle n’ont de poétique que l’étiquette. La place des recueils de William Chapman ne sera jamais sur la table de chevet d’un non-spécialiste, alors qu’Eudore Évanturel pourra intéresser l’amateur de poésie qui ne cherche pas uniquement à se documenter. Et cet amateur, croyons-nous, s’il reconnaîtra sans doute les mérites d’Évanturel ou d’Alfred Garneau, relira probablement plus longuement Émile Nelligan ou Jean-Aubert Loranger. Ce n’est pas, selon nous, verser dans l’essentialisme que de reconnaître une valeur littéraire à des textes comme Angéline de Montbrun. Cette valeur existe autrement que sous la forme d’une essence : elle varie selon les époques et les points de vue. À cet égard, Antoine Boisclair a raison de rattacher notre démarche à l’esthétique de la réception de Jauss qui, par le relais de « l’horizon d’attente », pense la continuité littéraire en termes d’effet produit par les textes. Mesurée à l’impact et à la persistance de ces effets, la valeur est donc relative. Elle n’en est pas moins opérante. Il nous a semblé que c’était justement la tâche de l’historien de la littérature que d’effectuer des choix esthétiques et de tenter de les justifier en entrant dans les œuvres avec les outils combinés de l’historien et du critique. Une telle approche suppose un dépassement de la vieille distinction proposée par Roland Barthes entre l’histoire, fondée sur l’érudition et l’objectivité scientifique et portant prioritairement sur la vie littéraire, et la critique, qui repose sur un travail d’interprétation des textes.
Une fois sur ce terrain, il va de soi qu’on peut discuter longuement de la place respective qu’il convient de donner à certains auteurs que l’on aurait négligés ou surestimés. Antoine Boisclair nous reproche ainsi d’être passés trop vite sur un certain nombre d’écrivains, en particulier des poètes. Chaque lecteur de l’Histoire de la littérature québécoise se fera probablement sa propre liste de regrets, plus ou moins marqués selon les cas. Comme l’écrit Jean-Christian Pleau, aucun lecteur ne s’attend à adhérer sans réserves à ce que nous disons de chaque auteur. Mais nous avons essayé d’éviter le plus possible de citer des écrivains que l’on ne relit plus guère que pour des raisons historiques ou documentaires, comme les poètes Joseph Mermet et Michel Bibaud, ou encore Philippe Aubert de Gaspé fils dont L’Influence d’un livre n’aurait pas été aussi souvent remarqué par la critique s’il n’avait été le premier roman canadien-français. Rien à voir, selon nous, avec une œuvre d’écrivain comme celle d’Arthur Buies, même si ce dernier s’est présenté toute sa vie comme un simple chroniqueur journalistique.
C’est aussi en nous plaçant du point de vue des lecteurs que nous avons envisagé la question des écrits québécois de langue anglaise, sur laquelle insiste Jean-Christian Pleau. Ce dernier arrive à une conclusion opposée à celle de Maxime Prévost qui, lui, se félicite de l’inclusion d’écrivains anglo-québécois et souhaite même, comme nous du reste, que d’autres aillent beaucoup plus loin dans ce sens. Pour sa part, Jean-Christian Pleau situe la question en regard de celle, plus générale, de la « québécité », donc de l’identité québécoise, ce qui est parfaitement légitime. La littérature est ici étroitement connectée à la question nationale, ce qui paraît une évidence depuis le Répertoire national de James Huston jusqu’à Marco Micone. Mais nous n’avons pas voulu établir d’adéquation entre la nation québécoise, décrite comme « une réalité fuyante », et la littérature québécoise, qui deviendrait un simple reflet de celle-là. Poser le problème ainsi conduit inévitablement à vouloir dissiper le soi-disant brouillard, à mieux marquer les frontières et à plaider pour que la littérature québécoise demeure à l’intérieur de celles-ci : exit donc les écrivains francophones hors Québec, exit aussi les écrivains québécois non francophones. Selon cette perspective plus politique que littéraire, la présence d’écrivains de langue anglaise dans l’Histoire de la littérature québécoise semble poser problème, de même que celle des écrivains acadiens et franco-ontariens. Mais il suffit de lire l’échange épistolaire entre Frank R. Scott et Anne Hébert, ou telle nouvelle de Mavis Gallant brossant le portrait de Québécois en Floride, ou encore la description de la rue Saint-Urbain par Mordecai Richler, pour s’apercevoir de l’intérêt qu’il y a à connaître, du point de vue de la littérature québécoise, certains auteurs anglophones du Québec. On peut dire la même chose des romans de l’Acadienne France Daigle ou des poèmes du Franco-Ontarien Patrice Desbiens. Encore une fois, c’est à partir des textes eux-mêmes que nous avons choisi d’aborder la question. Pour nous, il importe assez peu de savoir si Mordecai Richler se considérait ou non comme un auteur québécois. Ce sont ses textes qui nous intéressent d’abord, et ceux-ci contribuent directement à l’imaginaire montréalais, donc québécois.
Cela dit, Jean-Christian Pleau a raison de soulever la question des critères qui justifient l’intégration de tel auteur anglophone et pas de tel autre. Trois critères nous semblent se croiser de façon assez nette et créer des liens significatifs entre les traditions francophones et anglophones : le premier est celui de la traduction, qui est le plus évident et le plus facile à justifier ; le deuxième est celui des réseaux, des amitiés, des contacts personnels et donc des influences réciproques entre certains écrivains anglophones et francophones (comme dans le cas de Frank R. Scott) ; le troisième est celui de l’imaginaire social ou géographique (notamment le Montréal peint par Mavis Gallant ou Mordecai Richler). La langue française reste le centre de la littérature québécoise, nous sommes d’accord, mais depuis Frank Scott tout particulièrement (et aussi depuis Jacques Ferron qui a fait de Scott un véritable interlocuteur avant de le congédier), il nous semble important d’intégrer à la littérature québécoise un dialogue qui n’a pas toujours été soutenu, mais qui fait pourtant partie intégrante de la littérature au Québec. Dans ce domaine, il reste beaucoup à faire, dans la mesure où le travail d’inventaire de la littérature québécoise a jusqu’à maintenant systématiquement écarté ce corpus. Cela s’explique pour des raisons politiques d’affirmation nationale. Nous n’en sommes plus là, du moins en littérature : le Québec ne peut plus, croyons-nous, se définir par soustraction. C’est la raison pour laquelle il nous semblait important de rendre compte aussi de l’évolution de la littérature de langue française en Acadie et en Ontario, qui partagent avec le Québec une mémoire canadienne-française. Nous l’avons fait brièvement et sans explorer toutes les ramifications de la francophonie américaine, qui ne se reconnaît plus depuis longtemps dans l’espace littéraire québécois.
En nous conviant à nous expliquer plus précisément sur nos choix, les trois comptes rendus d’Argument nous fournissent aussi l’occasion d’une sorte de bilan de notre travail. Sur le plan de la méthode, le parti pris qui consistait à induire de la lecture des textes aussi bien la logique des périodes que la réévaluation des catégories conventionnelles de l’histoire littéraire (mouvement, genre et canon) a nécessité de constantes confrontations entre notre lecture des textes, les interprétations dont ils avaient fait l’objet et les changements sociaux et institutionnels qui sont survenus à l’époque de leur publication. La mise à l’épreuve de nos plans par l’enseignement nous a aidés à stabiliser une périodisation qui rende compte le plus justement possible des principaux changements qui scandent la littérature québécoise. Le genre même d’une histoire littéraire impose des choix et des « compromis », notamment l’équilibre toujours à renégocier entre la description des textes et des problématiques et leur analyse, entre la synthèse sur une œuvre ou sur un ensemble d’œuvres et l’hypothèse d’une réinterprétation, entre l’indispensable engagement de nos subjectivités dans la lecture et l’objectivité, dans la mesure du possible, de la présentation que nous en faisions. Cette objectivité forcément relative, qui se fonde sur la conscience de notre propre historicité, nous l’avons tissée en écrivant à trois l’ensemble du texte plutôt que de juxtaposer des sections écrites par chacun d’entre nous. En réécrivant successivement le texte, les uns après les autres, jusqu’à une version qui nous convienne, nous avons dialogué au plus près de notre objet.
Ainsi appréhendée par ses textes, la littérature québécoise telle que nous l’avons racontée apparaît plus complexe que la tradition historiographique ne nous y a habitués. Le collectif « littérature québécoise » y est moins assuré à cause de la diversité des œuvres, des esthétiques, des projets et des pratiques qu’il recouvre. Une unité nous est pourtant apparue, unité qui tient à cette tradition de lecture déjà évoquée, parfois explicite et revendiquée dans les textes, parfois cristallisée dans des mythes, mais aussi souvent inscrite en creux dans la relance des questions, des formes ou encore des personnages. Petite littérature, habitée par le « soupçon » qu’évoque Maxime Prévost, la littérature québécoise hésite sans cesse entre le rêve de grandeur et l’autodépréciation, entre l’affirmation enthousiaste de sa légitimité et un provincialisme contrit. Il n’est pas facile d’éviter ces deux pièges. Maxime Prévost suggère qu’une histoire de la littérature québécoise pourrait servir de modèle à celle des nations dominantes. Mais peut-on vraiment imaginer la littérature anglaise sans Shakespeare et Byron ? N’est-ce pas un peu comme si, faute de pouvoir transformer la littérature québécoise en « grande » littérature, il fallait transformer la littérature anglaise en « petite » littérature et ainsi contribuer à une sorte de démocratisation de la culture qui permettrait, en effet, de n’en avoir que pour les marges, celles-ci occupant désormais tout le terrain de la culture, tous pays confondus ? Notre point de vue est à la fois plus modeste – la littérature québécoise demeure quoi qu’on dise une petite littérature – et plus admiratif à l’égard de plusieurs des écrivains qui ont marqué la tradition littéraire québécoise. S’il y a une leçon d’humilité qui se dégage de l’écriture d’une histoire de la littérature québécoise, ce n’est pas à l’égard des autres traditions mieux assurées. C’est à l’égard d’écrivains du passé, comme Marie de l’Incarnation, Octave Crémazie ou Louis Dantin, qui, dans des contextes difficiles, ont élevé la littérature à un niveau qui devrait faire envie aux lecteurs contemporains que nous sommes.
Michel Biron, François Dumont et Élisabeth Nardout-Lafarge*
NOTES
* Michel Biron, (Université McGill), François Dumont (Université Laval) et Élisabeth Nardout-Lafarge (Université de Montréal) sont les coauteurs de l’Histoire de la littérature québécoise.