En novembre 2007, la National Endowment for the Arts faisait grand bruit dans les médias en publiant un rapport sur les habitudes de lecture aux États-Unis[1]. Selon cette enquête, les Américains consacrent de moins en moins de temps à la lecture et 53 % de la population n’a pas lu un seul livre au cours de l’année précédente. Une fois passée la première onde de choc causée par la publication de ces données, diverses critiques ont relativisé cette étude en soulignant qu’elle portait sur la lecture de livres et non sur la lecture en général, qui s’effectue de plus en plus sur écran. De fait, les questions portaient sur les livres de littérature − roman, nouvelle, pièce de théâtre − lus pour le plaisir. On peut toutefois s’interroger sur les conséquences à long terme de cette désaffection à l’égard du livre et de la littérature.
Voilà un peu plus de 500 ans, Gutenberg faisait du livre un produit de masse. On mesure toute l’importance de l’invention de l’imprimerie quand on sait qu’il s’est publié près de 20 millions de livres en Europe entre 1460 et 1500, pour une population d’environ 100 millions d’habitants[2]. En rendant le livre abordable, l’imprimerie faisait de la lecture un loisir personnel qui trouvera bientôt son meilleur aliment dans le roman.
Dès 1936, Walter Benjamin avait saisi que le roman n’avait « pu se développer qu’avec l’invention de l’imprimerie[3] ». En effet, même si le roman est apparu à l’époque alexandrine, il a vraiment pris son essor à partir du moment où l’imprimerie a fait de la lecture une activité privée. L’engouement pour le roman fut bientôt tel que Cervantès en fit la source de l’étrange délire dont souffrait son héros. On ne saurait donc exagérer l’affinité profonde entre ce genre littéraire et la forme du livre. Encore aujourd’hui, même si la fiction narrative ne représente que 25 % du marché du livre, c’est d’abord à ce genre que l’on pense lorsqu’il est question de valoriser la lecture ou le métier d’écrivain.
Le livre étant une totalité finie, il propose implicitement un contrat de lecture qui va de la première à la dernière page. Cette démarche linéaire est particulièrement vraie du roman, dont le matériau de base est le temps, l’art du romancier consistant à retarder le dénouement tout en le faisant désirer de plus en plus fortement. Cet idéal de continuité se traduira dans la syntaxe et la disposition du texte chez un écrivain tel que Proust, qui aurait aimé voir publier la Recherche du temps perdu en un seul volume, avec un minimum de paragraphes. Le procédé sera poussé à l’extrême chez des écrivains contemporains, dont certains élimineront même les coupures de phrases afin de mieux retenir captif leur lecteur.
L’art d’écrire consiste à établir des liens entre les mots et à enchaîner les phrases de façon à faire du texte une continuité liée : liens syntaxiques de cause, d’opposition, de but, de conséquence et autres, mais aussi liens logiques, pragmatiques et de cohérence narrative ou argumentative. L’auteur d’un texte suivi était classiquement dans la position d’un orateur ou d’un conteur, qui dévide le fil de son discours de manière à ce que les destinataires puissent en saisir la totalité et la cohérence.
Or, l’art de la continuité sur lequel reposait le livre a volé en éclats avec le nouvel espace de lecture offert par l’écran, qui se caractérise par la dispersion, la mosaïque et la fragmentation, bref, par une esthétique fort éloignée de celle du livre et tout particulièrement du roman.
Le discontinu de lecture qu’impose l’écran est dû à une multitude de facteurs. Il y a d’abord l’absence de pagination, qui rend illisible un roman numérisé en format texte, la barre de défilement du navigateur n’offrant qu’un repère approximatif pour qui voudrait laisser sa lecture et la reprendre au même endroit quelques jours plus tard. De plus, la mise en page est souvent rudimentaire, de nombreux sites se conformant encore au standard vieillot du W3C, instance directrice des protocoles du Web, qui recommande l’affichage du texte à la pleine grandeur de la fenêtre du navigateur : cela peut donner, sur un écran moderne, des lignes de plus de 200 caractères de long, ce qui est le triple du standard de l’imprimé et provoque une tension oculaire excessive. Celle-ci est encore aggravée par le scintillement de l’écran ainsi que par l’inconfort de la position qu’impose la lecture sur un ordinateur de bureau.
Ces divers obstacles à une lecture continue peuvent certes être contournés, ainsi qu’on le verra plus loin. Mais l’écran est aussi un espace de séduction, où, à la différence de l’esthétique dépouillée du livre, abondent icônes et couleurs qui tendent à distraire le lecteur de l’attention qu’exige toute véritable lecture. Ces distractions sont encore amplifiées par le potentiel interactif de l’ordinateur : même si l’usager a neutralisé le signal sonore accompagnant l’arrivée d’un message, la tentation reste grande de vérifier son courriel à tout bout de champ, ainsi que le confirment les enquêtes : la situation en est arrivée au point où quatre géants de l’informatique se sont entendus en juin 2008 pour créer un groupe de travail chargé d’étudier des moyens de réduire la surcharge d’informations créée par le courriel[4], tandis que des psychologues s’intéressent aux moyens de développer l’attention et de la focaliser[5].
À ces distractions d’ordre externe s’ajoute le jeu des hyperliens qui constitue l’essence même du Web. Or, l’hypertexte repose sur des postulats fort éloignés de l’écriture telle qu’elle se pratique depuis Hérodote ou Platon. L’art d’écrire, tout comme celui de raconter, consistait jusqu’ici à créer des attentes chez le lecteur pour ensuite les satisfaire. Cela implique un ordonnancement rigoureux de la matière, toutes les parties d’un livre étant rattachées à sa thèse centrale, comme les membres au corps. L’exposé d’une idée est accompagné par une introduction et le développement est conçu de façon à en assurer la compréhension la plus complète possible.
Bien loin des exigences de cohérence qui régissent l’écriture traditionnelle, un texte sur écran consiste le plus souvent en un ensemble de données éparses, reliées entre elles par une multitude de liens. Avec l’hypertexte, l’important n’est pas de lier des données dans un flot continu, qui mènerait le lecteur du début à la fin, mais plutôt de découper la matière en blocs autonomes et de prévoir les informations supplémentaires que le lecteur pourrait avoir envie de consulter. Dans son essence, un hypertexte est donc aux antipodes de la monomanie et du ressassement obsessionnel caractéristiques du roman réaliste, dont Jakobson avait souligné les affinités avec le procédé de la métonymie[6] et dont diverses écoles critiques se sont plu à relever les métaphores obsédantes[7] ou les configurations sémantiques structurantes[8]. En un sens, l’hypertexte donne au lecteur la même liberté de coq-à-l’âne que la conversation familière, où un interlocuteur peut facilement saisir au bond un élément quelconque pour changer le sujet en suivant ses jeux d’association.
Cette liberté ne va pas sans contrepartie, la généralisation d’une écriture adaptée à l’hypertexte ayant pour effet d’encourager le zapping intellectuel : au lieu de suivre un fil de pensée ardu et monotone, le lecteur cédera facilement à la tentation de changer de sujet, de soulager la tension mentale que suscite sa lecture en dérivant sur un sujet connexe.
On pourrait certes soutenir que le livre imprimé va se maintenir indéfiniment à côté de l’écran, divers médias pouvant très bien coexister. Une telle affirmation ne me semble cependant pas appuyée par l’histoire du livre ni par celle des techniques. Le rouleau de papyrus, qui fut durant trois mille ans le support de l’écrit dans le bassin méditerranéen, a été balayé en moins de trois siècles dès lors qu’est apparu le codex, ancêtre de notre livre actuel, et que celui-ci s’est affirmé comme un meilleur support pour la lecture. Toute activité humaine tend en effet à utiliser les outils les plus performants et qui donnent à l’usager le maximum de confort et de possibilités. Or, en dépit des limitations de l’écran énoncées plus haut, celui-ci est d’ores et déjà la plateforme de choix pour la plupart des activités d’écriture et de lecture.
En effet, en plus de donner à l’écriture une fluidité incomparable, qui permet à l’auteur de modifier son texte en tout temps, le format électronique donne au livre une légèreté incomparable et rend la bibliothèque accessible de partout et en tout temps. Avec le Web disparaît l’angoisse du voyageur sommé de ne choisir que quelques rares ouvrages à emporter avec lui : bientôt, la généralisation des connexions sans fil permettra à chacun d’être en contact permanent avec la totalité de la bibliothèque numérique.
On se souvient que, selon un mythe rapporté dans le Phèdre de Platon, l’inventeur de l’écriture aurait présenté celle-ci au roi d'Égypte comme étant « un élixir de mémoire et de sagesse ». De fait, ce supplément intime à la mémoire, en assurant la transmission des connaissances par-delà les générations et les brusques ruptures de civilisation, a permis une extraordinaire expansion des sciences et des techniques, surtout depuis Gutenberg.
Aujourd’hui, cependant, la quantité de savoir accumulé est devenue telle qu’elle dépasse de loin les possibilités d’une lecture continue et systématique. Le véritable supplément à la mémoire n’est plus le document ni même la bibliothèque, mais Google. C’est vers lui et des outils comparables que l’on se tourne désormais non seulement pour interroger les milliards de pages d’informations disponibles sur le Web, mais aussi pour retrouver un élément précis dans nos archives personnelles.
Cette façon de lire fortement ciblée n’est pas nouvelle, mais constitue, dans une large mesure, une forme avancée de la lecture savante. L’historien H.-J. Martin a ainsi montré que l’apparition des index au xiiie siècle avait révolutionné le monde du livre et donné un avantage considérable aux scriptoria parisiens qui en maîtrisaient la technique. Très vite, l’index était devenu le complément indispensable des livres savants, permettant à la lecture de se faire « tabulaire », le lecteur pouvant explorer un livre dans n’importe quel ordre, ainsi qu’il le fait d’un tableau, en se laissant guider par ses propres centres d’intérêt[9]. D’abord réservé à une élite, ce mode de lecture se démocratisera au xviiie siècle avec L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert.
Avec la numérisation du texte sur écran, les principes d’indexation et de liens associatifs se sont généralisés. Le puissant outil qu’est l’hypertexte peut même être configuré de façon à relier automatiquement tous les mots d’un texte à une ou plusieurs bases de données. Cette généralisation du procédé est notamment opératoire sur le site du New York Times pour chacun des mots utilisés dans les articles. Ainsi, un double clic sur le mot « inflation » ouvrira une fenêtre comportant la définition, la prononciation et des articles provenant d’une encyclopédie et d’un dictionnaire d’économie, tandis que le mot « brain » sera pour sa part relié à un dictionnaire de la santé.
La lecture sur hypertexte s’éloigne ainsi de l’oralité primordiale et repose de plus en plus sur les capacités de saisie synthétique que permet le glissement de l’œil sur la surface de l’écran. Pour aider le lecteur à absorber d’un coup d’œil des masses colossales d’informations, on voit d’ailleurs se multiplier des outils de visualisation de plus en plus sophistiqués : graphes, cartes sémantiques et heuristiques, tableaux intégrant données spatiales, temporelles et statistiques.
Grâce à tous ces outils, le lecteur peut mieux faire face à un déluge quotidien d’informations de tout genre. Il devient aussi beaucoup plus habile à questionner ses schèmes cognitifs et à s’interroger sur ses propres intérêts. On peut faire l’hypothèse que, plus le Web va se développer, plus va se répandre une attitude nouvelle de curiosité dans le public, car celle-ci fleurit dans la mesure où l’on peut raisonnablement s’attendre à obtenir réponse à ses questions. Celles-ci suscitent en retour un mouvement de partage des savoirs, créant un nouvel écosystème intellectuel dont Wikipédia est la plus remarquable illustration.
L’interactivité caractéristique du support électronique est donc un autre facteur qui exerce sa pression sur la mutation de notre rapport à la lecture. Armé de la souris et du clavier, le lecteur sur écran n’a qu’un minimum de gestes à poser pour faire connaître sa réaction au texte qu’il vient de lire. La situation en est arrivée au point où une activité de lecture semblera incomplète si elle ne débouche pas sur une réponse. Cette possibilité est inscrite dans la structure même du blogue − le genre textuel qui attire aujourd’hui le plus de lecteurs, à tel point que les grands journaux comptent sur lui pour fidéliser leur lectorat.
Il s’ensuit que la lecture n’est plus une activité entièrement privée, effectuée dans le for intérieur, lieu de la réflexion et de la contemplation − ou de la « théorie », au sens étymologique. La dynamique de l’écrit tend à rejoindre celle de la conversation, abolissant la barrière traditionnelle qui séparait l’auteur de ses lecteurs. Dans certains cas limite, cette conversation se limite à un échange de pures données phatiques comme on en trouve majoritairement dans les sms : icônes, mots sémantiquement vides mais visant à témoigner d’un contact entre les correspondants. La distance ne fait que se creuser avec l’art de la correspondance telle qu’elle se pratiquait au xviiie siècle[10].
Paradoxalement, la figure de l’auteur se trouve ainsi menacée de disparition au moment même où tout un chacun s’empare de l’écriture. Rappelant que la mort de l’auteur avait été théorisée depuis déjà 40 ans par Roland Barthes, François Ricard remarque non sans ironie : « Or, ce que l’on n’avait pas bien vu à l’époque, c’est que cette mort, comme celle de Louis xvi pour le citoyen ou celle de Dieu pour l’homme moderne, laissait enfin le champ libre à tous ces pauvres hères que l’Auteur avait écrasés jusque-là de son poids et contraints à une passivité et à une subordination scandaleuses[11]. » De fait, si la lecture littéraire est en déclin aux États-Unis, en revanche la production de livres y aurait augmenté de 30 % en 2007, grâce notamment aux outils nouveaux d’autopublication et à la reconfiguration des réseaux de distribution[12]. Les librairies en ligne peuvent en effet, pour un coût très faible, ajouter un titre à leur catalogue sans l’avoir en magasin et ne l’imprimer que sur demande. Des ouvrages visant un public extrêmement restreint peuvent ainsi entrer dans le circuit économique, créant un phénomène que Chris Anderson a popularisé sous le nom de « longue traîne[13] ».
Une distinction est nécessaire, quand on parle de lecture, entre la littérature romanesque et la production savante ou technique. Si le roman s’est montré réfractaire aux diverses tentatives de naturalisation sur écran, cela tient au fait qu’il exige une lecture « en immersion », mobilisant totalement l’imaginaire du lecteur sur une longue période de temps. Outre que cette forme de lecture est peu compatible avec la surface brillante de l’écran, il semble bien que notre culture soit engagée dans un mouvement de fond, qui ébranle les bases mêmes sur lesquelles reposait jusqu’à tout récemment l’art de raconter et, par voie de conséquence, la façon de lire ou d’écouter des histoires. Avec un autre rapport au temps, à la cohérence narrative et à la finitude de l’existence, le public avide d’une évasion dans l’imaginaire se tourne plutôt vers le monde de l’image et surtout de l’image animée. On peut certes le regretter, car la lecture du roman est une excellente école pour entraîner la mémoire, l’attention au détail et la capacité de synthèse – je parle bien sûr du roman sous sa forme la plus achevée, car ce genre peut aussi être une école de passivité.
Il existe par ailleurs une masse considérable de livres − biographies, essais, traités, manuels, etc. − qui exigent une lecture continue et dont il faut espérer qu’ils continueront à irriguer la pensée des générations futures. Mais sous quelle forme ? Embrassant pleinement la logique de lecture créée par l’hypertexte généralisé, Kevin Kelly a soutenu qu’il y aurait un « impératif moral » à numériser tous les ouvrages tombés dans le domaine public et à les offrir sur le Web, car ce serait le moyen de leur donner une nouvelle vie et de les replacer dans le mouvement de la culture, en invitant le public à créer des liens entre les textes[14]. Même si l’on peut applaudir à ce programme, on aura toujours besoin de la possibilité de replacer un fragment dans le contexte organique d’où il a été prélevé, ne serait-ce que pour en vérifier l’interprétation qui en est proposée et la pertinence des rapprochements proposés. Aussi est-il impératif d’offrir ces textes sur des plateformes qui en permettent aisément une lecture suivie, où le lecteur ait à sa disposition à la fois les avantages du codex et les nouveaux outils du virtuel. Depuis plusieurs années déjà, on a vu se raffiner sur écran des modes de disposition du texte assez proches de ceux du livre imprimé, dans la ligne du format pdf mis en place par Adobe. Longtemps dénigré comme un simple prêt-à-imprimer, ce format gagne maintenant en popularité parce qu’il restitue le livre en tant qu’unité construite – par un auteur ou une structure éditoriale – et rattachée à un projet de lecture défini, qui s’inscrit dans une temporalité.
Ce modèle a été retenu par Google Books, dont les centaines de milliers de livres numérisés sont accessibles dans une interface de consultation sophistiquée, qui affiche l’ouvrage sous format image, en simple ou en double page, avec possibilité de basculer en mode texte, ce qui permet des recherches ciblées. Le lecteur peut aussi ajouter le livre à sa bibliothèque en ligne et rédiger un commentaire pour le public, ce qui rejoint un idéal de participation suscité par le Web 2.0.
Les éditeurs de journaux et de magazines ont également compris l’intérêt d’une présentation sous la forme du codex. Des sites comme Papiervirtuel ou Issuu offrent ainsi des centaines d’ouvrages – magazines, albums de design, de photos, de bandes dessinées – que l’on peut feuilleter sur écran en format double page comme on le ferait dans le monde physique. Il ne s’agit pas là d’un retour nostalgique à un format « dépassé », comme certains pourraient le croire. Outre qu’il constitue un support idéal pour la publicité (il suffit de feuilleter Mlle Figaro pour s’en convaincre), ce format recrée pour l’usager le monde du papier avec son unité de contenu et ses arêtes bien délimitées, ce qui permet d’estimer à l’avance le temps qu’il faudra pour effectuer la lecture d’un ouvrage donné. La double page est aussi parfaitement adaptée à nos écrans qui se font de plus en plus larges. Et surtout, elle permet de réintroduire dans la consultation un critère de latéralité – page de gauche ou de droite –, ce qui est un atout pour la mémoire.
On peut s’attendre à ce que ce format se concrétise bientôt dans un ebook qui s’ouvrirait sur une double page, comme un livre. De fait, Nicholas Negroponte annonçait récemment la sortie, pour 2010, de l’olpc version XO-2, un ordinateur léger et économique dont le clavier est purement virtuel. Il est possible de remplacer l’affichage du clavier par une page écran, et donc, en basculant l’objet dans le sens de la hauteur, de le manipuler comme un livre[15]. Lorsque la technologie du papier électronique sera assez développée pour rivaliser en instantanéité avec les écrans à cristaux liquides, on se trouvera devant une incarnation électronique du codex qui n’aura rien à envier à son ancêtre.
Tout n’est donc pas joué et on peut dire que la page n’est pas tournée sur l’avenir de la lecture telle que nous la connaissions. La lecture ciblée et fragmentée de l’hypertexte est certes déjà le mode dominant et le plus courant, conséquence logique d’une évolution qui se poursuit depuis l’avènement des journaux voilà deux siècles. Mais il y a lieu d’espérer que la lecture continue, dont le format codex est le meilleur support, se maintiendra au moins comme modalité secondaire, sinon dans les loisirs de masse, du moins comme discipline intellectuelle hautement valorisée. En effet, cette forme de lecture exige que l’esprit soit totalement ouvert et réceptif au texte, ce qui suppose que le lecteur maîtrise son impatience, qu’il fasse taire ses préconstruits et qu’il accepte de suivre le fil du développement en cours, même si celui-ci est parfois monotone, bref, qu’il remette à plus tard l’exploration des sentiers de traverse qu’il serait tenté de prendre et se dédie entièrement à l’activité en cours. Tout cela suppose une attitude mentale que le grec désignait par le vocable scolh, qui désigne au sens premier le repos, le loisir, la lenteur et, par extension, l’activité studieuse – un terme qui a aussi donné le mot « école ».
Christian Vandendorpe*
NOTEs
* Christian Vanderdope est professeur au Département de français de l’Université d’Ottawa. Auteur de Du papyrus à l'hypertexte. Essai sur les mutations du texte et de la lecture. (Montréal, Boréal / Paris, La Découverte, 1999)
[1] To Read or Not To Read: A Question of National Consequence, Research Division Report 47, National Endowment for the Arts, novembre 2007.
[2] Lucien Febvre et Henri-Jean Martin, L'apparition du livre, Paris, Albin-Michel, 1958, p. 375.
[3] Walter Benjamin, « Le narrateur » dans Poésie et révolution, Paris, Denoël, 1971 [1936], p. 139-169.
[4] Cf. Matt Richtell, « Lost in E-Mail, Tech Firms Face Self-Made Beast », The New York Times, 14 juin 2008.
[5] Cf. Maggie Jackson, Distracted: The Erosion of Attention and the Coming Dark Age, New York, Prometheus, 2008.
[6] Roman Jakobson, « Deux aspects du langage et deux types d’aphasie », Essais de linguistique générale, Paris, Minuit, coll. Points, 1963.
[7] Cf. Charles Mauron, Des métaphores obsédantes au mythe personnel, Paris, José Corti, 1962.
[8] Cf. François Rastier, Sémantique interprétative, Paris, p.u.f., 1987.
[9] Sur cette question, voir Du papyrus à l’hypertexte, Montréal, Boréal et Paris, La Découverte, 1999.
[10] Cf. Benoît Melançon, Sevigne@Internet. Remarques sur le courrier électronique et la lettre, Montréal, Fides, coll. « Les grandes conférences », 1996.
[11] François Ricard, Chroniques d’un temps loufoque, Boréal, 2005, p. 121.
[12] Rachel Donadio, « You’re an Author? Me Too! », The New York Times, 27 avril 2008.
[13] Cf. Chris Anderson, « The Long Tail », Wired, 12-10, octobre 2004.
[14] Kevin Kelly, « Scan this book! », The New York Times, 14 mai 2006.
[15] Cf. Forbes, « One laptop per child – Version 2.0 », 20 mai 2008 (<www.forbes.com/2008/05/20/olpc-laptop-microsoft-tech-personal-cx_ag_0520olpc.html>).