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L’écologisme comme religion séculière

Un texte de Mathieu Bock-Côté
Dossier : Les écologistes font-ils fausse route?
Thèmes : Écologie, Mouvements sociaux, Politique, Religion
Numéro : vol. 11 no. 1 Automne 2008 - Hiver 2009

Quoi qu’en disent ses adeptes, le discours écologiste n’est pas exempt d’une certaine dimension eschatologique et religieuse. Ses fidèles qui, tous ensemble, s’inclinent plusieurs fois par jour vers la ville sainte de Kyoto, se retrouvent dans un paysage idéologique éclaté, avec ses chapelles et ses sectes, ses dissidents et ses pratiquants, sa liturgie et son clergé, sa théologie et ses théologiens. Et surtout, ses prophètes. Au quotidien, ils sont de plus en plus nombreux à suivre ses rites, en les poussant jusqu’au ridicule plus souvent que cela ne devrait arriver, comme si le simple fait de ne pas afficher sa foi verte était désormais un grand risque à prendre pour ceux qui veulent plus que tout passer pour des citoyens conscientisés. Dans les quartiers « branchés » des métropoles occidentales, le zèle environnemental fait désormais partie du chic citoyen et nul ne penserait avouer quelque doute que ce soit à propos des terrifiantes évidences qu’on nous prophétise chaque jour dans les médias. Bonne cause parmi les bonnes causes, l’écologisme fait chanter les artistes en leur donnant un supplément d’âme et anime les foules qui vibrent dans de grands concerts pour qu’advienne un monde plus vert. Le langage écologiste s’impose un peu partout, dans les entreprises comme dans les groupes militants, qui tous prennent à vitesse rapide le tournant vert qu’exigerait l’époque. Les politiques ne traînent pas la patte non plus dans une course aux grands enjeux médiatiques. Que Stéphane Dion soit devenu chef du Parti libéral du Canada en menant une campagne digne du Parti vert nous en dit beaucoup sur l’influence désormais déterminante de l’écologisme. De la même manière, sous la direction d’André Boisclair, le Parti Québécois aura transformé son logo pour y intégrer un symbole écologiste et le Bloc Québécois aura fait de la défense de l’accord de Kyoto un cheval de bataille politique bien plus important que les autres enjeux traditionnellement associés au mouvement nationaliste, comme la langue ou la critique du multiculturalisme. En France, à l’occasion des dernières élections présidentielles, Nicolas Hulot est même parvenu à faire signer son pacte écologique par tous les candidats majeurs qui firent du zèle pour être dans les bonnes grâces du journaliste devenu leader vert. Dans les mouvements et partis qui se veulent progressistes et qui désirent être reconnus comme tels, il est désormais nécessaire de reconnaître la nécessité d’une conversion la plus médiatique possible à la religion verte. Et c’est en exprimant la version mondialisée de l’écologisme idéologique qu’il est désormais possible de se propulser sur la scène internationale, comme l’a très clairement compris ces dernières années l’ancien vice-président des États-Unis, Al Gore.

Certainement, tout l’écologisme n’entre pas dans un seul bloc. D’autant plus qu’il y a de bien réelles préoccupations environnementales à investir au centre du domaine public, comme l’acceptent aussi bien les grands partis de droite comme de gauche en Occident[1]. Le capitalisme occidental n’a pas toujours été tendre envers une planète dont on a, ces dernières années, pris une conscience plus vive de la fragilité. Et il suffit de se tourner vers la Chine et l’Inde pour bien voir que la croissance économique exempte d’un souci environnemental au moins partiel peut engendrer des conséquences « durablement » indésirables[2]. Améliorer la qualité de l’air, dépolluer les rivières, contraindre les entreprises à accepter des critères écologiques dans l’exploitation des matières premières, ces considérations, et combien d’autres, attachées à la protection et à l’amélioration de l’environnement humain comptent parmi les domaines où mener des politiques quelquefois ambitieuses pour s’assurer de conserver un monde habitable. Mais ce ne sont pas ces préoccupations raisonnables qui motivent en fait une trop grande part des écologistes militants qui flirtent souvent avec le mythe de la décroissance et son idéalisation désarmante d’un passé préindustriel où prédomineraient les solidarités communautaires propres aux sociétés n’ayant pas encore décrypté l’énigme de l’abondance. Ce n’est pas non plus le souci de réformer les politiques publiques des sociétés occidentales pour ajouter un critère écologique dans la démarche associée à leur élaboration. Une toute autre vision du monde les porte, avec une ferveur étrange, qui évoque de mauvais souvenirs, celle des grandes passions idéologiques du dernier siècle, celles qui soulèvent les foules en les intoxiquant avec les vapeurs de l’utopie. Raymond Aron parlait des idéologies comme autant de religions séculières, désirant fondre la cité céleste dans la cité terrestre en demandant à la première de tenir ses promesses dans la seconde, religions fournissant par ailleurs une forme de compensation spirituelle dans le domaine politique pour des sociétés désinvesties de leur foi traditionnelle. On ne comprendra rien à l’écologisme, à son imaginaire catastrophiste, à la ferveur militante qu’il génère, aux ambitions totalisantes qui sont les siennes, sans prendre au sérieux l’énergie religieuse qui le traverse. Il y aurait à faire toute une critique de la raison écologiste[3]. Je ne m’y appliquerai pas ici. Je n’entends pas non plus discuter de la validité scientifique des différentes hypothèses circulant dans le débat public à propos de l’avenir plus ou moins radieux de la planète. Je n’en aurais pas la compétence, ce qui ne me distingue pas ici de la plupart des militants écologistes, par ailleurs. Il s’agira plutôt, plus simplement, de voir comment l’imaginaire catastrophiste d’un écologisme devenu religieux risque de contaminer la culture politique des sociétés occidentales en y relativisant la préoccupation pour les libertés fondamentales. Il s’agira de voir, pour le dire autrement, comment les passions idéologiques investies dans l’écologisme risquent de le placer de plus en plus en contradiction avec la démocratie libérale à l’occidentale en raccrochant le siècle qui vient à ce qui aurait dû mourir avec celui qui s’est terminé il y a quelques années.

 

TOUT ANTIÉCOLOGISTE EST UN CHIEN

 

Ne pas considérer l’écologisme comme une nouvelle forme de religion séculière consiste à fermer les yeux devant certaines tendances politiques inquiétantes. Le travail de la pensée doit pourtant consister à explorer le cours prévisible d’une idée au fur et à mesure de son institutionnalisation pour bien voir à quel moment elle risque de se laisser porter par une dérive idéologique. Car du point de vue de l’histoire des idées, l’écologisme apparaît un peu comme une foi de remplacement au socialisme défunt, qui n’aura laissé que des ruines[4]. Il suffit de voir aller les théoriciens du réchauffement global qui ont hérité de l’acharnement idéologique des marxistes d’autrefois pour se convaincre que la discussion imposée par les écologistes ne se situe pas uniquement au niveau scientifique et qu’elle semble animée par une sérieuse tendance au dérapage politique et idéologique. On le voit de plus à travers la diabolisation des critiques de l’écologisme qui sont présentés comme de sordides adversaires du genre humain. Un exemple me semble particulièrement révélateur de ce climat d’intolérance idéologique qui s’installe doucement à travers le vocabulaire de combat dont font usage les écologistes. Ainsi, ceux qui doutent de la part de l’influence humaine sur le « réchauffement global » ne sont pas seulement critiqués comme ils pourraient l’être dans une société civilisée sachant faire sa place aux controverses animées : on les discrédite honteusement en les qualifiant de négationnistes, un terme qui, jusqu’ici, était réservé aux négateurs de l’holocauste[5]. Ceux qui font usage d’un tel terme pour disqualifier leurs adversaires ou leurs contradicteurs ont-ils conscience de l’incroyable violence idéologique dont ils font usage, en rapprochant le désaccord scientifique autour des controverses climatiques d’un antisémitisme maniaque qui pousse si loin sa folie qu’il va même jusqu’à nier l’existence des charniers nazis ? On l’aura compris, cette référence croissante au négationnisme des écolosceptiques vise surtout à les disqualifier moralement, à les chasser du débat public, ce qui rapproche l’usage de ce terme de la référence au racisme lorsque vient le temps de critiquer plus ou moins fermement l’idéologie multiculturaliste et ses défenseurs. Encore une fois, c’est le dispositif idéologique du politiquement correct qui se met en place. Un peu comme si l’antifascisme de la gauche idéologique avait trouvé son extension dans le domaine écologiste en diabolisant à nouveau ses adversaires. Du socialisme scientifique à l’écologisme scientifique, la différence est finalement moins grande qu’on ne le reconnaît normalement.

On peut situer cette manie de l’invective dans une perspective plus large, en rappelant la persistance d’une vision complotiste du monde dans les milieux qui se reconnaissent dans une idéologie radicale. C’est aussi le cas de la gauche radicale qui sera passée en bonne partie du rouge au vert en trouvant dans la nouvelle religion verte l’occasion d’investir son désir d’utopie et d’actualiser sa critique d’un capitalisme toujours détesté. Avec un même diagnostic : quelques hommes profitent d’un système définitivement coupable. Sans une action salvatrice, le monde irait à sa perte. C’était d’ailleurs dans cette perspective que s’inscrivait le dernier essai en date de Hervé Kempf, Comment les riches détruisent la planète, qui a été accueilli très positivement dans la plupart des milieux bien-pensants[6]. Dans ce livre qui en appelle à rien de moins qu’une révolution par étapes rapprochées, censée conjuguer la lutte contre les inégalités avec celle pour une conversion verte, dans une critique intransigeante de ces « riches » qui « détruiraient la planète », d’une « couche dominante qui n’a plus aujourd’hui d’autre ressort que l’avidité, d’autre idéal que le conservatisme, d’autre rêve que la technologie[7] », on trouvait une autre de ces philosophies désignant à la vindicte de tous les coupables d’un double crime réfléchi contre la planète et l’humanité. Il n’y aurait aucun scepticisme légitime devant les analystes écologistes, seulement des discours recouvrant une défense mesquine d’intérêts carnassiers. Il importerait donc de s’en prendre à ces saccageurs aux grands moyens qu’on présentera simplement comme des accapareurs cupides en les taxant et surtaxant, dans l’objectif avoué, selon Hervé Kempf, « d’abaisser les riches », en plafonnant solidement la société pour éviter toute forme d’ascension sociale contribuant à renforcer « l’oligarchie » financière qu’il dénonce. Il s’agira donc de mettre en place de plus en plus d’instruments de nivèlement autoritaires et « égalitaires » pour construire de force une société devant accomplir son divorce avec le libéralisme politique et économique. Kempf l’écrivait même d’une formule stupéfiante de bêtise : « Candides camarades, il y a de méchants hommes sur terre. Si l’on veut être écologiste, il faut arrêter d’être benêt[8]. » Avec un tel discours qui cède à la tentation d’une bestialisation de ses adversaires, on peut aisément se rappeler Sartre qui n’hésitait pas à écrire que « tout anticommuniste est un chien ».

 

DEVANT NOUS, LES BRIGADES VERTES ?

 

La plupart des écologistes protesteront si on les accuse de tenir un discours inflammatoire susceptible d’accélérer l’anesthésie des libertés, de favoriser leur compression. De la même manière, Kempf nous assure tenir très fort aux droits et libertés. Il n’en demeure pas moins qu’un tel discours stigmatisant une caste de méchants capitalistes cruels ou d’exploiteurs cupides sera accueilli par les franges radicales du mouvement écologiste – je ne vois pas comment on pourrait classer Kempf et ceux qui se réclament de ses analyses ailleurs que dans les franges radicales du mouvement écologiste, mais cela relèverait probablement d’une autre discussion – comme un appel à en finir avec ces ennemis du genre humain. On ne fait pas la liste des salauds sans s’attendre à ce que des esprits violents comprennent sommairement le message et n’envisagent d’en finir avec eux selon des méthodes n’ayant plus rien à voir avec la polémique pamphlétaire. La chose se constate déjà avec l’antihumanisme revendiqué des franges actives de l’écologisme militant qui n’en finit plus de mettre en scène un conflit millénaire entre l’homme et la terre, en souhaitant la défaite du premier, considéré pillard de la seconde. Et comme le socialisme a généré la bande à Baader, le catastrophisme créera fatalement un certain extrémisme dont nous sommes actuellement les premiers témoins. Des marges du mouvement se détacheront des esprits résolus à prendre les choses en main, quel qu’en soit le prix. « Le mythe révolutionnaire jette un pont entre l’intransigeance morale et le terrorisme », écrivait justement Aron, dans L’opium des intellectuels[9]. Contre les violeurs de Gaïa, contre ceux que le directeur général de l’unesco, Koïchiro Matsuura, nomme « les parasites de la terre » en parlant de l’espèce humaine, tous les moyens seront permis[10]. L’action directe ne serait-elle pas nécessaire, d’autant plus qu’on nous affirme que la crise écologique mondiale nous placerait devant une « situation d’urgence » ne laissant plus qu’une décennie aux sociétés occidentales pour éviter l’éradication des « possibilités de la vie humaine sur la planète » ? Cette perspective n’est certainement pas farfelue, les discours politiques conjuguant l’idéal d’une plénitude du bonheur humain avec la dénonciation apocalyptique d’une classe hostile au sort même de la planète contribuant nécessairement à mobiliser les fanatiques pour en finir avec les accapareurs désignés.

Il n’est pas nécessaire de se tourner vers la fiction d’un Jean-Christophe Ruffin pour se convaincre de la réalité de ce péril[11]. Un écoterrorisme naît au sein de nos sociétés qui semblent de nouveau générer au cœur même de leurs institutions certaines idéologies mortifères qui en appellent à leur annihilation en recouvrant par ailleurs la vieille haine du capitalisme qui a fait la richesse du monde d’un nouveau vernis doctrinal. C’est un article plutôt complaisant du Devoir qui nous rappelait ainsi le 30 décembre 2006 la tentation terroriste d’une faction du mouvement écologiste en lutte contre la chasse à la baleine[12]. Pour contrer cette pratique, certains activistes n’hésitent plus à risquer leur vie et celle des autres en s’autoproclamant gardiens du « droit environnemental » planétaire. Ce sont des pirates au bandeau vert qui se lancent sur les mers, avec des bateaux armés pour ébrécher ceux des baleiniers. Et que crèvent les équipages ! La cause le mériterait, l’homme devant non seulement accorder son respect à l’écosystème marin, mais plus encore, s’inspirer de la vie sociale des baleines pour approfondir son esprit communautaire. Car pour le dire avec Paul Watson, le corsaire en chef bien connu de ces aventuriers maritimes, « ce sont des créatures qui ont une structure sociale élaborée et une intelligence très complexe. Nous avons beaucoup à apprendre de ces animaux[13] ». L’esprit missionnaire de nos sauveurs de baleines fait sourire. Si le ridicule tuait, plusieurs écologistes périraient, ceux-là les premiers. Mais au-delà de ce messianisme de guignol, cette mascarade en bateau pirate nous en dit beaucoup sur la puissance d’un fantasme idéologique qui envisage à froid le meurtre politique. Une telle tentation terroriste n’est pas nécessairement marginale. On n’a qu’à penser aux actions américaines du Earth Liberation Front pour s’en convaincre. Les attentats de plus en plus fréquents contre les représentants de l’industrie pétrolière sont d’ailleurs de la même eau. Il n’est pas loin le jour où les écologistes les plus radicaux relativiseront la mort de ceux qu’ils auront classés parmi les ennemis de la nature, comme l’a fait Paul Watson après le décès d’un chasseur des Îles-de-la-Madeleine, qui aurait bien mérité son sort, selon l’homme qui avouait sans problème préférer la vie des phoques à celle de leurs chasseurs[14]. Même les médias les plus complaisants envers la religion verte sont désormais obligés d’enregistrer le fait de « l’écoterrorisme » en reconnaissant même qu’il s’agit la plupart du temps d’une entreprise pour jeunes bien éduqués, ce qui en dit beaucoup sur la prégnance d’un certain radicalisme politique dans les milieux qui se disent évolués[15].

 

LES MOINES-POLICIERS DE L’ÉGLISE VERTE



Mais il faut aller plus loin que la terreur ordinaire des fidèles de l’écologie profonde pour voir le potentiel autoritaire de la religion verte. Car à trop porter notre regard sur le fanatisme idéologique à l’état brut, on risque de ne pas remarquer ses formes plus diffuses et en apparence plus anodines[16]. Il ne faut évidemment pas confondre le réformisme radical et l’action violente, mais il ne faut pas non plus refuser de voir où se croisent deux postures qui ne relèvent pas toujours de deux logiques distinctes. Le xxe siècle, qui fut celui de l’affaissement d’un Occident suicidaire, victime de son propre autodénigrement historique, aurait pourtant dû nous apprendre une fois pour toutes que l’enfer est pavé des meilleures intentions, que les idées les plus « généreuses » conduisent souvent l’homme à sa perte et que la construction politique d’une société faite pour se conformer à la perfection d’une utopie ne va pas sans un contrôle croissant sur les activités humaines par les fonctionnaires zélés du meilleur des mondes. Le nombre impressionnant de législations liberticides, de réglementations tatillonnes souhaitées par les promoteurs d’une vision musclée du développement durable en donne déjà le signe. Quitte à consentir à une invasion déclarée de la vie privée par l’idéologie verte, qui exigera de chacun qu’il participe à la révolution culturelle de toute la société. L’Action terroriste socialement acceptable (atsa) en aura d’ailleurs pris l’initiative en distribuant à l’été 2006 des « contraventions vertes », geste repris par un soviet vert du Plateau-Mont-Royal – bien évidemment ! – qui distribuait à l’été 2007 des avis aux citoyens contrevenant après avoir été vérifier s’ils avaient ou non suivis l’appel au recyclage que ne cessent de répéter les écologistes. Ce type de comportement où l’intimité des individus est scrutée à la loupe idéologique prend ainsi l’allure d’une inquisition verte de militants se croyant tout permis au nom de l’écologie « citoyenne ». Une culture politique de la surveillance de chacun par tous et de tous par chacun transforme les esprits les plus zélés en petits flics improvisés au service de la religion verte. On le notera aussi au détour, la notion même de « contravention » révèle de manière caricaturale la logique de pénalisation des comportements sociaux qui semble se déployer sous l’étendard vert. Que l’on prétende ensuite que ces initiatives relèvent d’un humour militant ne change rien au fond des choses. Nous ne sommes pas loin d’une logique de délation où les enfants seront amenés par leurs professeurs, mais n’est-ce pas déjà le cas, à dénoncer leurs parents qui ne recyclent pas. La diffusion de l’idéologie dans la vie quotidienne n’est pas normalement le signe d’une société saine[17]. C’est partout dans la culture que se diffusent des idées toxiques pour la préservation des libertés. Autre exemple, moins anecdotique qu’on le croira, de cette logique de conversion inquiétante : la diffusion à grande vitesse d’une forme de puritanisme alimentaire avec l’appel de plus en plus entendu pour une conversion globalisée au végétarisme, au point où l’une des prophètes de cette étrange manière de se nourrir, Anne-Marie Roy, idéologue du végétarisme à la québécoise, dénonçait il y un temps, dans une lettre au Devoir, le film de Jean Lemire, Le dernier continent, parce qu’on y voyait le capitaine se régaler de grillades plutôt que de manger des fruits secs et autres douceurs de type muslix. Interpellant Jean Lemire, Roy écrivait : « Je crois que lorsqu'on est un modèle comme vous, un écologiste, on se doit de donner l'exemple. Dans votre film Le dernier continent, j'aurais beaucoup apprécié vous voir manger, sur votre voilier, des grains, des noix ou des légumineuses plutôt que du jambon et des grillades au barbecue[18]. » Un peu comme si la consommation de viande était une forme à peine un peu plus sophistiquée de cannibalisme[19]. On pourrait croire la bonne dame emportée par ses humeurs, mais on apprendra pourtant qu’elle les partage avec le président du giec, la très « scientifique » instance onusienne qui plaide pour une gouvernance planétaire de la question environnementale qui évidemment, on s’en doute, englobe toutes les autres[20]. Tout est politique, autrement dit, et la vie privée doit être éclairée à la lueur du « bien commun ». Ce n’est pas à partir d’un autre postulat qu’ont toujours opéré les idéologies totalitaires.



LA TENTATION DE LA DICTATURE VERTE (MONDIALE)



La chose peut se résumer ainsi : les écologistes, les plus radicaux, du moins, et plusieurs qui passent pour modérés, ont le désir de transformer en profondeur nos sociétés, de les refonder, au sens propre. Changer la vie, en somme. Évidemment, pour imposer une telle rééducation des comportements sociaux, mieux vaut les pénaliser en élargissant le registre des pratiques sociales proscrites au nom de l’écologisme ? On ne change pas la vie d’une société en demandant leur avis à ceux qui sont réfractaires à un tel changement. On le devine et souvent, on nous le confirme, pour les franges radicales de l’écologisme, qui ne sont pas toujours présentées comme telles, pourtant, c’est la démocratie en elle-même qui fait problème car elle se déroberait aux exigences d’une politique de salut planétaire, menée à partir des prescriptions rigides de l’écologisme militant. La démocratie fait surtout problème car elle donne au peuple le droit de ne pas voir le monde et la société à partir de la grille idéologique qu’ils voudraient placer au-dessus de toutes les autres. Trop soumise au temps court des échéances électorales, elle ne disposerait pas des moyens nécessaires à la formation d’une volonté politique accrochée aux impératifs du long terme. La délibération démocratique devrait donc peu à peu céder sa place à un gouvernement des scientifiques qui, seuls, seraient habilités à résoudre la crise écologique frappant nos sociétés. Disqualifiée par une crise mondiale qu’elle ne pourrait résoudre, la démocratie serait à dépasser par l’entremise d’un nouveau modèle politique adapté à la résolution d’une crise sans précédent. Ce n’est certainement pas sans raison que le journaliste Antoine Robitaille aura reconnu dans ces nombreuses propositions « la tentation d’une dictature verte[21] ».

Mais c’est non seulement la démocratie qui fait problème pour les écologistes, mais aussi, les frontières nationales, dont on souhaite au moins la partielle révocation pour qu’advienne enfin « l’idéal d’une politique pour toute l’humanité[22] ». C’est là la vieille lune de toutes les gauches qui ont toujours vu dans les fractures entre les nations autant d’obstacles à une politique faite pour accoucher d’une humanité communiant ensemble à une définition universelle de la justice sociale. Mais cette fois, la critique est encore plus « fondamentale ». L’État-nation fait problème, puisqu’il situe le pouvoir au niveau d’une communauté nationale, d’une société délimitée à partir de critères historiques, alors que les enjeux se « mondialiseraient », l’écologisme contribuant d’ailleurs à la mise en scène d’enjeux politiques mondialisés qui ne pourraient désormais être résolus qu’à l’échelle d’une technostructure transnationale. L’idéalisme onusien est alors de rigueur, sans qu’on se demande si les différentes agences transnationales n’ont pas justement un intérêt à amplifier idéologiquement la crise écologique mondiale pour justifier leur pertinence et la croissance de leurs pouvoirs. Ce dont rêvent les verts les plus militants, c’est d’un cadre mondialisé où résoudre le problème de l’écologie planétaire, qui devrait désormais surpasser tous les autres, en dissolvant les vieux problèmes de l’humanité historique. Un cadre qui permettrait aussi, par ailleurs, de terminer son procès idéologique à l’Occident, coupable de crimes environnementaux envers le Tiers-Monde, et devant pour cela acquitter une dette écologique se chiffrant en milliards de dollars. Comme chaque fois, avec le progressisme et ses variantes, se profile la thèse de l’Occident coupable qui doit se repentir, de force, s’il le faut. Ainsi, certains poussent même à son terme la logique verte : le sauvetage de la planète et de la race humaine exigerait désormais une « dictature environnementale mondiale[23] », ce que laissait déjà entendre le philosophe écologiste Hans Jonas en souhaitant, au temps de la rda, la récupération de ses structures politiques pour les investir d’une dictature écologiste nécessaire selon lui à la préservation du genre humain. Certainement, la chose n’est pas pour demain ni après-demain. Mais ce type d’aspiration nous donne une bonne idée de l’horizon naturel de l’écologisme avec son désir d’une reprogrammation intégrale des comportements humains, où la dissolution de toutes les médiations mises en scène par l’humanité historique serait un passage obligé pour qu’advienne un nouvel âge des hommes, celui de leur réinsertion selon des modalités inédites dans l’écosystème planétaire.

 

POUR UNE DÉMOCRATIE SCEPTIQUE



Je le réécris pour éviter les mauvaises accusations : je ne conteste aucunement la nécessité d’acclimater davantage nos sociétés à la conscience nouvelle de leur fragilité. C’est désormais une question de bon sens que d’affiner nos politiques publiques pour les investir d’une préoccupation environnementale. Il va de soi que les soucis environnementaux prennent désormais leur place dans la conscience collective, dans le discours politique. Faut-il pour autant trouver dans chacun d’entre eux autant de raisons de refaire le procès de la civilisation occidentale ? Il ne s’agit pas de voir en chaque recycleur tatillon un futur commando des brigades vertes, non plus que d’annoncer pour demain la suspension en bloc des libertés, mais de constater leur potentielle érosion par un nouveau courant politique qui ne s’est pas encore acclimaté à la culture politique des sociétés libérales. Il s’agit tout simplement, mais fondamentalement, de prendre conscience que l’idéologisation d’une préoccupation légitime peut la faire dégénérer et la placer en contradiction avec la culture politique et les institutions de la démocratie libérale. Les phénomènes sociaux et idéologiques que j’ai rassemblés participent tous, à différents degrés, à cette idéologisation de la préoccupation environnementale. Le radicalisme politique qui n’aura pas longtemps sommeillé après la chute de l’urss trouve actuellement dans l’écologisme un lieu privilégié pour se canaliser, avec tout à la fois une philosophie totalisante et un catéchisme au quotidien procurant à ceux qui ont le besoin de croire une liste de comportements qui donnent l’apparence d’une existence spirituellement supérieure. Un discours qui n’en finit plus de criminaliser les uns et les autres en les présentant comme des ennemis de la mère Gaïa suscitera un engagement fanatisé susceptible de certains dérapages contraires aux prescriptions élémentaires d’une démocratie libérale. Il ne faut jamais sous-estimer le fantasme persécuteur des hommes persuadés d’être au service d’une cause sacrée. Société idéale, société policière : les deux notions finissent toujours par se croiser. Du rouge au vert et d’un drapeau à l’autre, de vieilles passions renaissent contre un monde honni.

On comprendra donc que ce n’est pas seulement au nom de la croissance économique qu’il est possible de questionner l’écologisme mais bien au nom de la démocratie libérale en elle-même, d’un point de vue d’abord attentif à la préservation des libertés politiques qu’elle a permis d’instituer et de développer à travers son histoire. Car le génie de la démocratie libérale tient justement, d’une certaine manière, dans sa définition fondamentalement décevante du politique, auquel on ne confie jamais la mission de faire advenir dans le monde humain les fins dernières. En démocratie libérale, en démocratie sceptique, dira-t-on, il n’est jamais possible de résoudre un problème définitivement, car les solutions qui lui sont apportées sont justement politiques plutôt que techniques ou scientifiques. La démocratie libérale assume anthropologiquement l’imperfection des sociétés humaines et leur fournit un cadre pour tenir à l’écart du pouvoir ceux qui chercheraient à tout prix à fabriquer une société délivrée de la nature humaine. Parce qu’elle se réclame d’une philosophie prudente du politique, la démocratie libérale peut ainsi contenir l’idéologisation de l’existence humaine en ne fournissant pas aux doctrinaires les grands moyens qui leur permettraient de soumettre toute une société aux expérimentations suggérées par les utopies. S’il faut souhaiter que la démocratie occidentale tamise l’écologisme idéologique pour en récupérer les éléments qui sont compatibles avec la défense d’un libéralisme modéré, il faut aussi surtout rappeler que l’idéologisation de la préoccupation environnementale par les croisés de la cause verte devrait inciter les sceptiques à l’être plus qu’à demi en faisant prévaloir à la plénitude qui vient avec une foi sans failles l’amour raisonné de nos modestes libertés.

 

Mathieu Bock-Côté*

 

NOTES

* Mathieu Bock-Côté est candidat au doctorat en sociologie à l’Université du Québec à Montréal.

[1] Ce qui ne les empêche pas de différer légitimement d’approches sur ces questions, comme on peut le voir au Canada, par exemple.

[2] On n’oubliera pas, toutefois, que le véritable désastre écologique du xxe siècle n’est pas celui produit par les économies capitalistes mais bien celui produit par le bloc socialiste.

[3] Pour une excellente critique du mouvement vert et de son idéologie, on lira Alexandre Lamoureux, « Critique de l’écologisme contemporain », L’Action nationale, mars 2008, p. 34-48. À ce que j’en sais, Lamoureux fait partie des rares à avoir formulé une critique aussi incisive de l’écologisme dans la pensée politique québécoise.

[4] À la différence du multiculturalisme, ou comme on dit plus généralement, du « pluralisme identitaire », qui est l’autre grande expression idéologique du progressisme post-marxisme, l’écologisme ne s’en est pas tenu aux élites occidentales et s’est diffusé à la grandeur de la société.

[5] Cf. Louis-Gilles Francoeur, « Les négationnistes passent à l’attaque », Le Devoir, 2 février 2007. Je tire un autre exemple de cet amalgame honteux entre négateurs de l’holocauste et écosceptiques : « L'attitude de Stephen Harper dans le dossier des changements climatiques tient tout simplement de l'aveuglement idéologique. En cela, il ressemble aux négationnistes de l'Holocauste malgré toutes les preuves à cet effet ». Philippe Dorais, Le Devoir, 1er décembre 2007.

[6] Cf. L.-G. Francoeur, « Les riches au banc des accusés », Le Devoir, 6 janvier 2007.

[7] Hervé Kempf, Comment les riches détruisent la planète, Paris, Seuil, 2007, p. 9.

[8] Ibid., p. 37.

[9] Raymond Aron, L’opium des intellectuels, Paris, Calmann-Lévy, 1955, p. 167.

[10] Koïchiro Matsuura, « Peut-on encore sauver l’humanité », Le Devoir, 26-27 juillet 2008.

[11] Cf. Jean-Christophe Ruffin, Le parfum d’Adam, Paris, Flammarion, 2007.

[12] Cf. Alexandre Shields, « Les écolos pirates », Le Devoir, 30-31 décembre 2006.

[13] Cité in ibid.

[14] Cf. « Les éco-terroristes : des impatients marginaux et anti-humanistes », Le Devoir, 12-13 avril 2008.

[15] Cf. Steve Proulx, « Vert de rage », Voir, 9 octobre 2003 et Jean-Pierre Fortin, « Vert extrême », La Presse, 13 mai 2004.

[16] On ne doit pas oublier par exemple que Greenpeace reconnaît non seulement la légitimité de la désobéissance civile au nom de l’écologisme mais l’encourage même en plusieurs circonstances, manière comme une autre de dénier la légitimité des gouvernements qui ne seraient pas à la hauteur des préoccupations environnementales dont se réclament ses militants.

[17] On l’aura compris, je ne critique pas ici le recyclage en lui-même, qui me semble être une pratique tout à fait conforme aux exigences d’une société civilisée, que sa politisation maladive par ceux qui en prennent prétexte pour justifier des intrusions massives dans la vie privée des familles et des individus.

[18] Anne-Marie Roy, « Penser plus loin que sa langue », Le Devoir, 9 janvier 2008.

[19] Cf. François Cardinal, « Faites votre part : devenez végétarien ! », La Presse, 8 janvier 2008. Article disponible sur le site de Cyberpresse (<www.cyberpresse.ca/article/20080108/CPENVIRONNEMENT/80107272/6730/CPACTUALITES>)

[20] Cf. Anne Chaon, « Le prix Nobel Rajendra Pachauri prône un changement de mode de vie », afp, Paris, 15 janvier 2008. Article disponible sur le site de Cyberpresse (<www.cyberpresse.ca/article/20080115/CPENVIRONNEMENT/80115119/-1/CPENVIRONNEMENT>)

[21] Antoine Robitaille, « La tentation de la dictature verte », Le Devoir, 12-13 avril 2008.

[22] H. Kempf, op. cit. p. 11.

[23] Cyprien Barrière, « Vivement une dictature ! », La Presse, 20 janvier 2007.



 


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