argument[1] : Permettez-moi d’abord de vous remercier d’avoir accepté notre invitation, surtout que votre tâche n’est pas simple puisqu’elle consiste en quelque sorte à répondre au nom des écologistes à certaines questions que soulève le mouvement écologiste lui-même.
lw : J’aimerais préciser, avant de commencer, qu’il faut reconnaître que l’écologisme est un mouvement pluriel. Dire « les écologistes disent ceci, ou les écologistes disent cela » est aussi réducteur que de dire « les politiciens disent ceci ou les politiciens disent cela ». Il y a un éventail de perspectives presque aussi large en environnement qu’en politique. Même si j’accepte pour cette entrevue de jouer le jeu et de parler au nom des « écologistes », tous ne se reconnaîtront pas dans mes propos. Il faut reconnaître qu’il existe une diversité d’approches et de points de vue.
argument : Entendu. Reste qu’au-delà de ces indéniables clivages qu’il est bon de rappeler, il semble y avoir au moins quelques dénominateurs communs. Dans le discours écologiste, dans le vôtre notamment – dans votre livre Acheter c’est voter —, revient souvent le fameux « si ». On entend très souvent des phrases comme « si chaque individu substituait un repas de viande par semaine pour un plat de lentilles », ou « si chaque automobiliste diminuait sa vitesse d’un pourcentage X », on pourrait diminuer les gaz à effet de serre de X pourcentages. On s’imagine évidemment que c’est une bonne façon de sensibiliser les gens, mais en même temps, la question du « si » renvoie à une question plus profonde, qui est celle de la nature humaine et de ses insuffisances. En disant « si », les écologistes disent au fond « si tous les êtres humains étaient parfaitement vertueux et se comportaient de manière écologique », la planète irait mieux. La question que cela pose, évidemment, est la suivante : Est-ce une stratégie réaliste, voire, est-ce même souhaitable de miser sur la vertu citoyenne pour régler les problèmes environnementaux ?
lw : Les « si » sont avant tout des outils de sensibilisation afin d’illustrer qu’en posant des gestes, on a un impact. Il est clair que le fardeau des problèmes ne repose pas seulement sur des individus, mais sur l’ensemble de l’humanité. En même temps, il faut reconnaître que certains individus et certaines sociétés ont une empreinte écologique beaucoup plus importante que d’autres. Généralement ceux-ci se trouvent dans les pays les plus riches. Un enfant qui naît en Amérique du Nord a la même empreinte écologique que douze enfants qui naissent en Afrique subsaharienne. Nous vivons dans un monde où les comportements humains sont complètement disproportionnés en termes d’impacts environnementaux. Par exemple, lorsque l’on prend un avion Montréal-Paris aller-retour, on produit la même quantité de gaz à effet de serre qu’un Éthiopien pendant 20 ans. Évidemment, il s’agit là d’images : on ne dit pas qu’à compter de demain matin on doit tous vivre comme les Éthiopiens… L’important est de prendre conscience qu’il faut revoir notre mode de vie et cesser de répandre une culture de surconsommation qui hypothèque notre avenir à tous. Il faut se mettre au mode solution à petite et grande échelle. Les études scientifiques sont claires quant à l’importance des problèmes environnementaux auxquels nous faisons face, que ce soit les changements climatiques, la perte de biodiversité, la contamination chimique ou génétique, la déforestation, l’érosion des terres, la désertification et les problèmes d’eau. Ce n’est pas simple de vulgariser ces enjeux afin de s’y sentir relié, d’où la nécessité d’utiliser des exemples pour illustrer ces problèmes et surtout susciter l’action. Si on ne commence pas par « si », on commence où ? Il faut prendre conscience qu’il y a des solutions.
Mais votre question sous-entend que les écologistes mettent le fardeau des problèmes sur les individus ce qui n’est pourtant pas le cas. Cela dit, je pense qu’il faut bien commencer la sensibilisation quelque part. Il n’y a aucun changement social qui n’a pas d’abord commencé par des individus. La société est formée d’individus. Ce sont eux qui peuvent faire bouger les gouvernements, les entreprises et par la suite l’ensemble de la société. Comme le dit si bien Diane Dufresne : « Il faut changer le monde et le monde, c’est nous. »
Prenons l’exemple des villes au Moyen Âge. À l’époque on vidait les pots de chambre et les déchets n’importe où, ce qui contribuait à créer les problèmes de santé publique que l’on imagine. Les premiers à avoir dénoncé cette pratique et à avoir établi un lien entre ce geste et la santé publique se sont fait traiter d’hurluberlus. Personne n’oserait contester aujourd’hui qu’il existe un lien entre la gestion des déchets et la santé publique, mais les premiers qui l’ont fait ont été traités de moralistes parce qu’ils empêchaient les gens de faire comme ils en avaient l’habitude. Les choses ont changé quand les gens ont pris conscience de ces liens. Tout est dans cette prise de conscience d’abord individuelle puis collective. C’est ce qui a poussé les villes à mettre en place des systèmes de gestion des déchets, à imposer des amendes, et ainsi de suite. Aujourd’hui, nous sommes dans la même dynamique, mais à l’échelle de la planète. À bien des égard, nous, dans les pays riches, vidons nos pots de chambres sur la tête des plus démunis de la planète. Les effets des changements climatiques anticipés en Afrique en sont un exemple, alors que ce continent a peu contribué à ce phénomène.
Le « si », c’est pour faire tache d’huile en sensibilisant une partie de la population. Évidemment que ce n’est pas réaliste de penser que dès demain tout le monde aille se mettre à changer ses comportements en achetant des produits équitables pour prendre cet exemple. Ce n’est pas comme ça que ça marche. Mais la partie de la population qui le fait a un impact. Parce que de toute évidence on arrive à un point où il faut trouver des solutions plus globales dans les mécanismes de commerce international. Il faut des mécanismes de gouvernance mondiale qui nous assurent du respect des écosystèmes et des travailleurs. On doit développer des mécanismes permettant d’arrêter d’externaliser les coûts sociaux et environnementaux d’un système économique qui carbure à l’exploitation. Sans une solution globale, les entreprises quittent tout simplement les endroits où les règles sont plus contraignantes. Il faut en arriver à un point où l’on paye les vrais coûts environnementaux et sociaux des produits et ce, à l’échelle de la planète. Le geste individuel n’est qu’un élément de solution, mais c’est un élément déclencheur pour en venir à des changements politiques plus larges.
argument : Je comprends tout à fait cette réponse, la sensibilisation est certainement le point de départ. Mais je pense qu’on pourrait dire sans peur de se tromper que la sensibilisation est la plus grande victoire des écologistes des 30 dernières années. Force est de constater qu’aujourd’hui on ne parle à peu près que d’environnement …
lw : (…) À mon avis, on n’en parle pas encore assez compte tenu de l’importance des problèmes et l’urgence de développer de vraies solutions…
argument : …d’accord. Mais on publiait tout récemment des statistiques sur les principaux sujets médiatiques, et l’environnement se classe largement en tête, bien avant les problèmes sociaux comme la pauvreté, la politique, ou tous les autres sujets dignes d’intéresser le public. On pourrait même soutenir qu’on approche d’un trop-plein en matière de sensibilisation. Or, malgré cette sensibilisation totale, tous les indices ou à peu près montrent que les Occidentaux pris dans leur ensemble polluent davantage, que le parc automobile augmente, et ainsi de suite. Bref, le message des écologistes est entendu, mais les comportements ne changent à peu près pas. Est-ce que cet état de fait ne provient pas, au moins en partie, d’une tension dans la stratégie écologiste elle-même ? Le discours écologiste émerge au même moment, et souvent chez les mêmes gens de gauche qui ont cherché à transformer profondément nos sociétés à partir des années 1960. D’une certaine manière on pourrait dire que les écologistes sont pris avec l’idéologie de mai 1968 qui critique la technique et la société de consommation, mais qui proclame aussi qu’il est « interdit d’interdire ». La stratégie écologiste, en misant sur des choix de consommation « conscientisés », dit au fond : Au lieu de chercher à interdire la fabrication de Hummer, on va essayer de convaincre les gens de ne pas en acheter. Bref, au lieu de réglementer, on cherche plutôt la voie d’un ascétisme individuel qui, des millions de fois multipliés, va amorcer les changements nécessaires. Or, ça pose au moins deux problèmes : de un, il est très difficile pour un individu de faire constamment des choix écologistes (vérifier les provenances, les ingrédients, et ainsi de suite, à chaque achat), et de l’autre, cette stratégie-là n’a tout simplement pas fonctionné.
lw : Mais on ne peut pas faire abstraction du fait que nous vivons dans des sociétés individualistes ! Et il est totalement faux d’affirmer que les écologistes se refusent de réclamer des interdictions, des réglementations et autres changements collectifs, au contraire. En général, c’est ce que l’on demande en premier. Rappelons-nous le cas des ogm. Au départ, les écologistes demandaient leur interdiction en faisant valoir le principe de précaution. Mis devant le fait accompli en Amérique du Nord, nous n’avons eu d’autre choix que de nous rabattre sur la demande d’étiquetage et la promotion du bio.…
argument : C’est vrai.
lw : Les choses ne se sont pas passées comme les écologistes l’auraient voulu en Amérique du Nord. En Europe, les ogm ont été carrément interdits au début, jusqu’à ce que les lobbies obligent les gouvernements à en autoriser certains. C’est la même chose pour bon nombre de produits chimiques, que l’on souhaiterait voir interdits ou mieux encadrés à cause de leurs effets sur la santé et l’environnement. Le hic est que les écologistes sont rarement mis au courant de leur existence et de leurs effets avant qu’ils ne soient déjà sur les tablettes et que l’on ne commence à constater les problèmes. On va avoir le même problème avec les nanotechnologies qui ont été mises sur le marché avant que des études indépendantes ne soient conduites. Ce n’est quand même pas la faute des écologistes si les gouvernements n’appliquent pas le principe de précaution ! C’est un peu mieux en Europe, où a été adopté l’Accord reach relatif à l’enregistrement, l’évaluation et l’autorisation des produits chimiques et qui prohibe plus de 1000 produits. Aux États-Unis, par comparaison, seuls six produits chimiques sont prohibés. À mon avis, la différence est en partie culturelle, les Nord-Américains étant généralement moins politisés que les Européens.
Si les écologistes proposent souvent des solutions « individuelles », c’est en grande partie parce qu’on est au cœur de l’American Dream, et c’est un système fondé sur le principe de la liberté individuelle. Les écologistes n’ont pas créé ce système. Ils sont contraints de proposer comme première étape des voies écologistes compatibles avec cette culture dominante de l’individualisme. Si l’on regarde ce qui est proposé par la plupart des écologistes dans bon nombre de dossiers, c’est clair que ce sont des solutions collectives que l’on souhaite voir mises de l’avant. Mais pour en venir à ça, il faut qu’une partie grandissante de la population l’exige. C’est le jeu de la démocratie.
Cela dit, il ne faut pas oublier, non plus, que le lobby industriel est extrêmement puissant. Si on combine la culture dominante de l’individualisme à la force des lobbies, la tâche des écologistes en Amérique du Nord est forcément difficile. C’est pourquoi ils tentent d’adapter leurs stratégies en fonction de ce qui est possible. Mais c’est clair que sur le long terme, pour répondre aux défis écologiques, il va falloir un changement de culture profond qui va toucher directement notre mode de vie et je ne sais pas jusqu’à quel point la population est prête à cela. Al Gore a bien résumé l’ampleur du défi lorsqu’il était vice-président sous Clinton : « Le minimum [d’actions, de dépenses, d’investissements] scientifiquement nécessaire pour combattre le réchauffement de la planète dépasse largement le maximum politiquement faisable pour ne pas perdre les prochaines élections. » Si on allait aussi loin que nécessaire pour éviter les catastrophes, il n’y aurait évidemment plus de vus, mais il y aurait aussi beaucoup moins de voyages en avion, de produits importés et de gaspillage en général. On mangerait peut-être moins de bananes et d’oranges, et davantage de produits locaux. À l’heure actuelle, on continue d’importer des fruits et des légumes provenant de l’autre bout de la planète même pendant la saison des récoltes ici. C’est aberrant. On vit dans un système économique complètement déconnecté des limites des écosystèmes, et des besoins fondamentaux des êtres humains. Notre système crée non seulement des problèmes environnementaux, mais accroît aussi les inégalités économiques entre les riches et les pauvres.
argument : Ce qui m’amène à cette autre question. Une des critiques que l’on pourrait aussi formuler contre l’écologisme, c’est le conflit entre les objectifs sociaux et environnementaux portés à la fois par les écologistes. Certains soutiennent par exemple que pour nourrir l’ensemble des habitants de la planète, les ogm sont nécessaires parce qu’ils sont plus productifs. L’utilisation de l’énergie nucléaire est un autre exemple. C’est une source d’énergie le plus souvent condamnée par les groupes environnementaux, mais qui a un potentiel énergétique beaucoup plus vert que d’autres sources d’énergie. On pourrait multiplier les exemples.
lw : Dans la recherche de solutions, il faudrait peut-être commencer par identifier les causes des problèmes. Le problème de la malnutrition et de la faim dans le monde n’est pas dû à un manque de nourriture, mais à un manque de justice. Les ogm ne vont pas favoriser une meilleure distribution de la production mondiale d’aliments, bien au contraire, puisque leur accès est limité et contrôlé par les grandes corporations qui les mettent sur le marché. D’ailleurs, jusqu’à présent, on n’a pas observé d’augmentation des rendements grâce aux ogm puisque à long terme il y a une perte de productivité due à l’érosion des sols et à leur contamination. Comme le démontrent de plus en plus d’études, il incombe de regarder la productivité à long terme et de briser certains mythes. En mai 2007, la fao (Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture) tenait une conférence internationale sur l’agriculture biologique et la sécurité alimentaire. La compilation d’études de terrain révélait qu’en moyenne, le rendement des cultures biologiques est comparable à celui des cultures conventionnelles. Si l’on tient compte des autres bénéfices de ce mode de production (maintien de la biodiversité, conservation des sols, protection des ressources hydriques, etc.) comparativement aux coûts environnementaux générés par l’agriculture industrielle, le choix est clair.
La malnutrition est d’abord un problème politique. En redonnant du pouvoir aux paysans, on leur redonne les moyens de combattre la malnutrition, en leur redonnant notamment le contrôle sur les semences et l’accès aux terres. Bref, il faut favoriser des politiques de souveraineté alimentaire et cesser de favoriser les marchés d’exportation qui, pour la plupart des pays du Sud, sont synonymes de pauvreté. En Afrique de l’Ouest par exemple, plusieurs pays auraient les moyens de nourrir leur population s’ils n’étaient pas soumis aux règles du commerce mondial. Forcés de cultiver des produits d’exportation, comme le coton, et forcés d’accepter l’importation de produits alimentaires venant de pays où l’agriculture est subventionnée, ils ont hypothéqué leur agriculture vivrière au point ou ils ne parviennent plus à nourrir leur population.
Pour ce qui est du nucléaire, certes cette technologie produit moins de gaz à effet de serre que d’autres types d’énergies, mais il n’y a pas que les gaz à effet de serre à considérer lorsque l’on souhaite faire des choix écologiques. Les déchets nucléaires et les risques associés à cette technologie peuvent être aussi menaçants que les changements climatiques.
On propose souvent des solutions technologiques à des problèmes qui sont d’abord politiques et sociaux. Dans le secteur énergétique par exemple, on devrait d’abord réduire notre consommation, ce qui est le plus payant d’un point de vue environnemental, écologique et même économique. L’efficacité énergique est au cœur de la solution.
Il faut que l’on tienne compte des vrais coûts de l’énergie que l’on consomme. Une étude de l’International Center for Technology Assessment a fait l’exercice de calculer le vrai prix d’un gallon d’essence en tenant compte de tous ses coûts environnementaux et sociaux, mais aussi en calculant les subventions et crédits d’impôt accordés à l’industrie et une partie des dépenses militaires consacrées à garantir l’accès au pétrole des États-Unis. Hé bien si l’on tient compte de l’ensemble de ces coûts, assumés par la collectivité, le prix à la pompe devrait être de cinq à quinze fois plus élevé. Imaginez un instant comment nos sociétés seraient organisées différemment si on payait le vrai coût de l’essence. Ce ne serait plus rentable d’habiter en banlieue pour venir travailler tout seul dans son auto chaque matin, ni d’importer des produits que nous pouvons fabriquer ici. Ce serait aussi plus rentable de réparer plutôt que d’acheter du neuf, et ainsi de suite.
argument : Mais dans votre exemple on ne remplace pas le système capitaliste, on ajoute simplement les coûts environnementaux et on suppose que la main invisible se chargera du reste. Or, les écologistes utilisent parfois ce genre d’exemples, tout à fait justes, mais on ne peut pas souhaiter à la fois la décroissance et penser que le système capitaliste puisse fonctionner. C’est vouloir le beurre et l’argent du beurre. Ce que les écologistes cherchent, c’est une révolution, entendue comme un changement de système, même si on ne prononce pas ce mot.
lw : Notre système économique est fondamentalement inefficace si l’on tient compte des limites des écosystèmes et des besoins de l’humanité, c’est un fait. Le cœur du problème environnemental est dans la structure de notre économie. La plupart des écologistes en viennent à cette conclusion parce que la cause commune à tous ces problèmes, c’est notre rapport délétère aux écosystèmes et à l’humanité à laquelle nous appartenons tous pourtant. Mais la solution reste en grande partie politique, en effet.
argument : Étant donné l’extrême sensibilisation de la population à la question environnementale, comment vous expliquez-vous le peu d’intérêt pour les partis politiques écologiques ? D’ailleurs, on perçoit parfois dans les discours des écologistes radicaux une désaffection pour le politique.
lw : En partant, contrairement à vous, je ne pense pas que la population soit aussi sensibilisée que vous le dites, si elle l’était, elle passerait plus facilement de la parole aux actes. Il y a encore beaucoup de travail à faire. Il faut aussi cesser de voir l’écologie comme l’affaire des écologistes… On doit se rappeler que l’environnement c’est nous. Nous sommes l’air que nous respirons, l’eau que nous buvons, la nourriture que nous mangeons. Nous sommes tous concernés qu’on le veuille ou non.
Ceci dit, sur le plan politique, il y a un problème dû à l’absence d’un système proportionnel. Il y aurait plusieurs députés du Parti vert et de Québec solidaire à Québec et à Ottawa si notre système était proportionnel. Beaucoup de gens choisissent d’ailleurs de ne pas appuyer ces partis par vote « stratégique », parce que le système permet difficilement d’élire des députés progressistes. Les seuls qui réussissent à se faire élire sont au centre. En Europe, les partis radicaux ont une meilleure chance de succès à cause de la proportionnelle. C’est clair qu’il faut redonner le goût de la politique aux gens, et en particulier aux jeunes. Le fait que plusieurs ne croient plus à la politique est très dangereux et inquiétant, j’en conviens. Mais, là encore, les écologistes ont tout fait sauf se croiser les bras ! Il faut savoir que dans les dernières élections, Équiterre, Greenpeace et bien d’autres organisations écologistes ont fait pression sur les candidats pour qu’ils parlent d’environnement. On a envoyé des questionnaires aux candidats sur les questions environnementales, on a encouragé les gens à aller voter. Mais le combat reste difficile, parce que l’enjeu, c’est de changer le système.
argument : En terminant, la principale erreur des écologistes dans les 20 dernières années n’a-t-elle pas été d’avoir adopté une approche trop moralisatrice ?
lw : Est-ce que présenter des faits scientifiques, parce qu’ils dérangent, et proposer des éléments de solution, c’est moralisateur ? Si quelqu’un vous voit courir tout droit vers un précipice les yeux bandés et qu’il vous dit de vous arrêter, le traiterez-vous de moralisateur ?
Le constat des problèmes est scientifique. Quand on propose des changements tant individuels que collectifs, c’est sur la base d’analyses de problèmes bien réels. Même la Banque mondiale commence à dire qu’il faut revoir nos pratiques et notre rapport aux écosystèmes. On commence à comprendre, même dans les sphères les plus conservatrices qu’il n’y a pas d’économie sans écologie. Il est de l’intérêt de tous d’adopter des comportements écologiques que l’on soit de gauche comme de droite. Et d’ailleurs, il y a autant de gens de gauche que de gens de droite qui se disent écologistes.
argument : Mais quand même, l’image des écologistes, celle qu’ils entretiennent souvent eux-mêmes, est celle de gens qui choisissent un style de vie certes écologique, mais qui n’est pas universalisable. Je pense à Steven Guilbault qui expliquait dans une entrevue comment il va reconduire ses enfants à la garderie en vélo en plein hiver. C’est un geste admirable, mais vous conviendrez que c’est tout simplement impensable pour le plus grand nombre. Cette image d’ascètes ne nuit-elle pas au message écologiste, en donnant l’impression qu’une vie écologiste est inatteignable pour le plus grand nombre ?
lw : Il faut se méfier des images. Les médias sont les principaux responsables de la construction de ces images. Les gens médiatisés savent à quel point il y a un décalage entre ce que l’on est, et la représentation de ce que l’on fait de nous dans les médias. Pour bien connaître Steven Guilbault, je peux dire que les gestes qu’il pose comme celui que vous décrivez ne sont pas moralisateurs. Il le fait par conviction, pas par sentiment de supériorité morale, et il serait le dernier à suggérer que l’ensemble de la population soit obligé d’adopter de telles pratiques. Le monde des médias fait beaucoup de raccourcis et certains polémistes aussi. L’information ne circule pas librement. La commercialisation de tout et de rien dans notre société fait que les écologistes aussi doivent avoir un message vendeur. Ça mène malheureusement à certaines distorsions.
Il faut réaliser que la sensibilisation aux problèmes environnementaux est relativement nouvelle. La révolution industrielle nous a fait perdre le sentiment de vulnérabilité par rapport à la nature. Les autochtones, par exemple, se savaient vulnérables et respectaient donc la nature afin de vivre en symbiose avec elle. Dans nos sociétés, on ne se sent pas vulnérables et pourtant, on l’est. Les problèmes de cancer, d’asthme, et tous les autres problèmes liés à la pollution affectent directement notre qualité de vie. Il va bien falloir y remédier à un moment donné. Plus on attend, plus ce sera difficile.
Cela dit, il y a un paradoxe dans le fait que ce sont souvent les individus les plus sensibilisés qui se sentent les plus coupables et qui agissent le plus. C’est peut-être la raison pour laquelle il faut continuer la sensibilisation et surtout mettre en place des solutions collectives qui, elles, auront encore plus d’impact que les gestes individuels qui ne représentent que la minorité pour l’instant.
argument : Laure Waridel, merci.
lw : C’est moi qui vous remercie.
* Laure Waridel est sociologue, spécialisée en développement international et en environnement. Elle est co-fondatrice d'Équiterre, un organisme voué à la promotion de choix écologiques et socialement équitables. Elle est aussi l'auteure des livres Acheter c'est voter et L'envers de l'assiette publiés chez Écosociété.
[1] L’entrevue a été réalisée par François Charbonneau le mardi 27 mai 2008.