Ceux qui ont participé à la Révolution tranquille en sont généralement plutôt fiers (même les désenchantés). Je connais plusieurs ex-soixante-huitards, tous ont le port altier, quelques-uns transpirent même la satisfaction à l’égard d’eux-mêmes et de leurs exploits. Quant aux ex-hippies et autres participants actifs à la contre-culture, la plupart de ceux que j’ai rencontrés ne regrettent rien, au pire ils s’amusent de leurs frasques de jadis. Les ex-maoïstes font exception dans ce tableau : j’en ai connu pas mal, je n’en ai connu aucun qui était fier de son passé ; plusieurs ont purement et simplement honte, certains se demandent encore ce qui leur est arrivé. Le maoïsme est une sorte de trou noir dans l’histoire de la pensée et de la politique québécoises des quarante dernières années. Jusqu’au livre de Jean-Philippe Warren, on aurait pu croire que l’impitoyable diagnostic de Cornelius Castoriadis à propos du communisme soviétique vaudrait tout aussi bien pour le maoïsme québécois : il n’en restera rien, pas même des ruines.
Jean-Philippe Warren le relève : les maoïstes, qui n’en méritaient certes pas tant, auront suscité au moins un texte remarquable, au moment même où le mouvement était à son apogée, à la fin des années 1970. Gordon Lefebvre avait lu patiemment la délirante « autocritique » du groupe Mobilisation, consacrant son auto-dissolution et son ralliement à la Ligue communiste[1]. Dans le fatras indigeste commis par les membres de ce groupe, il avait discerné à mon sens l’essentiel : l’acharnement inouï avec lequel ces militants s’en prenaient à eux-mêmes témoignait de ce que leur entreprise relevait, plutôt que du « bilan critique », d’un désir nihiliste de détruire, que dis-je ? d’éradiquer un passé (le leur, en l’occurrence) dont on sentait à les lire qu’ils souhaitaient que jamais il n’ait été. La volonté de rompre avec le vieux monde, au coeur du dispositif symbolique et politique de la Révolution tranquille, était dans ce mouvement reprise, amplifiée, poussée jusqu’à un degré tel qu’elle paraissait revêtir une dimension quasiment pathologique. Comme si on avait affaire à une sorte de refus global caricatural, qui aurait ignoré toute mesure et toute limite, ayant trouvé dans le rêve du Président Mao de faire de son pays une « page blanche » ce qu’il avait manqué jusque-là pour que la rupture s’accomplisse sans reste.
Ce qui précède pourrait paraître contredire la thèse de Jean-Philippe Warren : le militantisme maoïste est un relent dans un Québec en train de se laïciser à vitesse accélérée d’un vieux fond catholique, fait de dogmatisme, de manichéisme et de dévouement sacrificiel[2]. Le maoïsme québécois ne serait pas à penser sous l’angle de la rupture, mais plutôt sous celui de la continuité. La thèse est forte, tant les comportements des militants rappelaient celles de certains ecclésiastiques excités à l’idée d’envoyer une partie de leurs ouailles en enfer. La fameuse « autocritique » que je mentionne plus haut, n’était-ce pas le sacrement de la confession revu et laïcisé par un athéisme agressif ? On pourrait aisément donner d’autres exemples, proposer d’autres analogies. Le livre de Jean-Marc Piotte de 1987, La communauté perdue, a donné hier ses lettres de noblesse à l’hypothèse que reprend aujourd’hui Warren[3].
Mais les deux interprétations ne se contredisent peut-être qu’en apparence seulement. J’ai été frappé par cette phrase de Charles Gagnon, réfléchissant à la dissolution d’En Lutte !, que cite Jean-Philippe Warren : « La cause est le dieu des militants » (p. 147). Je crois possible d’en livrer une interprétation qui fasse leur part aux deux dimensions, de rupture et de continuité, qui ont donné son sens au maoïsme québécois. Pour ce faire, je m’inspirerai librement d’un penseur dont j’admire le travail, Marcel Gauchet, en particulier d’hypothèses qu’il a formulées à propos des régimes totalitaires.
Nul doute que la finalité que poursuivaient les maoïstes au Québec n’ait rien eu à voir avec la religion catholique. C’en était même le très exact opposé. Et pas seulement parce qu’ils étaient des athées. Les maoïstes étaient des modernes et ils voulaient indiscutablement pousser la modernité jusqu’au bout. Utilisant le vocabulaire de Gauchet, on pourrait dire que les maoïstes voulaient accomplir toutes les promesses de l’autonomie – ils voulaient que l’humanité sorte définitivement de l’âge mineur, c’est-à-dire qu’elle se donne à elle-même sa loi, plutôt que la recevoir de l’extérieur. L’humanité, avaient-ils cru retenir de Marx, fait son histoire, même si c’est dans l’ignorance jusqu’à maintenant. Cette opacité de l’humanité pour elle-même tient essentiellement à la division en classes : une classe, la bourgeoisie, exerce sa domination, exploite la majorité et puisqu’elle dispose des ressources essentielles, elle s’est donné les moyens de le masquer et par là même de perpétuer une situation qui l’avantage. Ces moyens sont principalement l’idéologie, réduite à un grossier mensonge destiné à berner les masses, et l’État, un appareil au service exclusif de la bourgeoisie malgré ses apparences de neutralité. Une phrase d’un militant anonyme dit l’essentiel de cette vision du monde : si les élections permettaient de réaliser le socialisme, elles seraient illégales. La bourgeoisie est pour l’heure maîtresse du monde, elle impose partout sa loi, qui ne sert que ses intérêts égoïstes.
Les conclusions à tirer d’un tel état de choses étaient tout à fait simples. Il n’y avait qu’à abattre la bourgeoisie, ce qui devait entraîner simultanément la destruction des appareils idéologiques et répressifs qu’elle s’était donnés et l’émancipation de leur tutelle des grandes masses opprimées de manière à faire émerger un « homme nouveau ». Celui-ci sera maître du monde comme la bourgeoisie l’était avant lui ; seulement ce ne sera pas pour établir une nouvelle domination mais, à terme, pour dépasser la division en classes, réconcilier l’humanité avec elle-même et ainsi réaliser pour la première fois une société harmonieuse et transparente. Les masses feront désormais l’histoire en toute connaissance de cause.
Si les choses étaient cristallines du point de vue de la finalité à atteindre, les moyens pour y arriver ne l’étaient pas du tout, c’est le moins qu’on puisse dire. Jean-Philippe Warren le remarque avec beaucoup de justesse : les maoïstes ont distribué en dix ans des centaines de tracts et publié des milliers d’articles de journaux, de revues, etc., non pour discuter des finalités, mais uniquement de la stratégie et de la tactique à adopter. Comment s’y prendre pour fonder un parti communiste révolutionnaire qui soit prêt à prendre les armes, qui soit capable de gagner une guerre civile et qui puisse finalement établir la dictature du prolétariat (pas une mince tâche, on en conviendra) ? La grande affaire, c’était de rallier un nombre significatif d’ouvriers. Cela revenait comme un mantra dans tout ce qu’écrivaient les maoïstes, qui après tout ne se rendaient pas pour rien aux portes des usines à six ou sept heures du matin (quand ils ne s’y « implantaient » pas).
Je me rappelle avoir soudain pris conscience, alors que j’étais étudiant en science politique à l’uqàm et que je m’interrogeais sur le mystère de la nature révolutionnaire du prolétariat, de ce que j’avais un authentique prolétaire sous les yeux à la maison : mon père. Très bien informé de l’actualité politique (mieux que moi en fait), aussi bien éduqué qu’on puisse l’être quand on quitte l’école après la onzième année pour travailler à l’usine, syndiqué et tout à fait conscient de son appartenance à la classe ouvrière, non seulement mon père n’avait aucun goût pour l’action révolutionnaire, mais il accordait son suffrage en toute connaissance de cause et avec de solides arguments à la social-démocratie (il votait pour le Parti Québécois et le npd). Je peux imaginer que pour un maoïste, un homme comme mon père – et il n’était certainement pas le seul de son espèce dans le Québec des années 1970 – représentait une sorte de cauchemar : impossible à traiter d’« élément arriéré » (on distinguait chez les maoïstes entre les « éléments arriérés » et « avancés » de la classe ouvrière), il n’y avait pourtant absolument rien à faire pour le gagner à la « cause », à laquelle il demeurerait obstinément fermé.
Je ferai l’hypothèse – je m’inspire très librement de Gauchet ici – que c’est ce contraste entre la clarté des fins et l’opacité des moyens pour y arriver qui rend compte de la bizarre combinaison qui a fait toute la saveur du militantisme maoïste au Québec selon moi : la réalisation de l’autonomie par les moyens de l’hétéronomie. Pour saisir ce que cela signifie, il faut d’abord se demander s’il pouvait exister un meilleur moyen de se masquer la quasi-impossibilité de faire passer la révolution dans le réel que de se donner la finalité comme une certitude indiscutable, comme une « nécessité historique ». Les maoïstes n’arrêtaient pas de claironner que les masses font l’histoire ; en même temps, ils disaient exactement le contraire, l’histoire était réglée par des lois inflexibles qui s’imposaient à l’humanité qu’elle le veuille ou non (et voilà pourquoi, répétaient-ils après Pékin-information, « le chemin est sinueux mais l’avenir est radieux »). L’autonomie (l’humanité fait son histoire) était niée par son contraire au moment même où elle était proclamée (l’humanité est gouvernée par une loi extérieure à elle : c’est la définition de l’hétéronomie). Or une fois cette « vérité » admise, tout le reste relevait de la simple déduction logique : puisque la révolution est garantie par une loi qui nous échappe, que faire d’autre sinon se consacrer entièrement à elle ? On ne voit d’ailleurs pas pourquoi ce ne serait pas quasiment 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, sans pause et sans repos, dans une sorte de mobilisation totale à laquelle n’échappe même pas le temps de loisirs (Jean-Philippe Warren nous rappelle la diffusion par les maoïstes de ces stupéfiants disques de chants folkloriques et révolutionnaires comme de ces indigestes romans albanais ou chinois vantant les exploits d’ouvriers ou de paysans n’hésitant pas une seconde à mourir pour ces phares de l’humanité qu’étaient Mao Zedong ou Enver Hoxha).
La « cause », effectivement, devenait « le dieu des militants ». Ce qui, cependant, ne faisait aucunement du maoïsme un mouvement religieux ou rétrograde. Tout au contraire, c’est afin d’être absolument moderne, afin de conduire à terme la rupture avec le vieux monde, que le maoïsme a imaginé avoir recours au réservoir de traditions légué par l’ancien régime, qu’il a parié sur la continuité de comportements gouvernés par une altérité (« divine » ou « naturelle » celle-là) pour lesquels le refus de s’interroger, l’obéissance et le dévouement représentaient des vertus cardinales à atteindre. Étrange et inattendue combinaison qui non seulement n’avait aucune chance de durer, mais qui, quand le temps en vint à la miner, ne put qu’apparaître totalement insensée tant elle semblait contre nature à ceux qui en furent pourtant les plus ardents promoteurs.
Le maoïsme fut bel et bien une bizarrerie, ce qui nous le fait paraître si étrange et si étranger aujourd’hui. Mais il avait sa logique, qui était implacable. Celle-ci permet de l’insérer dans la trame intellectuelle et politique de la Révolution tranquille, afin de lui donner la place qui lui revient (c’est un des objectifs du livre de Jean-Philippe Warren) : il fut cette tentative, unique sans doute au Québec pendant ces années, de réaliser l’autonomie par l’hétéronomie, d’accomplir une finalité absolument moderne par des moyens tout ce qu’il y avait de plus archaïques.
Gilles Labelle*
NOTES
* Gilles Labelle est professeur de pensée politique à l’École d’Études politiques de l’Université d’Ottawa et directeur de la section « Démocratie et politique » du CIRCEM (Centre interdisciplinaire de recherche sur la citoyenneté et les études minoritaires).
[1] Cf. Gordon Lefebvre : « Réflexions sur l’autocritique de Mobilisation », Chroniques, 29-32, automne 1977-hiver 1978, p. 67-143.
[2] J.-P. Warren, Ils voulaient changer le monde, p. 74-75, 191-195, 203. Les prochaines références à cet ouvrage sont indiquées entre parenthèses dans le corps du texte.
[3] Jean-Marc Piotte, La communauté perdue. Petite histoire des militantismes, Montréal, VLB, 1987.