Empruntant leurs méthodes aux historiens, notamment le travail sur archives, J.-P. Warren, titulaire de la chaire d’études sur le Québec de l’Université Concordia (Montréal), ambitionne de comprendre plutôt que de dénigrer le mouvement maoïste québécois. Le projet est clair : sans adopter une quelconque position apologétique, il s’agit de mettre au jour les attentes et valeurs de quelques milliers de jeunes qui, au cours des années 1970, consacrèrent plusieurs années de leur vie à l’avènement d’une utopie mobilisatrice, la société sans classes. L’auteur cherche à « faire sens de l’insensé » concernant un mouvement « pur » et « sans tache[1] » dans lequel on parlait de Lénine et parfois de Staline, « comme de contemporains » et dont les militants s’enthousiasmaient pour les victoires démocratiques en Chine et en Albanie (p. 26). Tirée de Tocqueville, l’épigraphe de l’ouvrage cadre un des enjeux de telles investigations scientifiques : comprendre cette période de « parti pris pour la justice » où tout paraissait possible, afin d’éclairer les raisons du défaitisme le plus contemporain qui conduit les peuples, du moins ceux des pays du Nord « à croire que la lutte et l’effort sont désormais inutiles ». « Maladie de notre temps », ajoutait justement l’auteur de La démocratie en Amérique, à propos de ce fatalisme démobilisateur qui – déjà – frappait son époque.
À la différence de certains ex-activistes qui considèrent que tous ces « sacrifices » ont été vains (p. 15), Warren refuse de voir dans les « marxistes-léninistes » (dans la terminologie des années 1960, les ml étaient « les pro-chinois »), des hurluberlus ou des excentriques se bornant à clamer des slogans. De manière bien plus heuristique, en considérant ses racines, son apogée et son déclin, il considère le mouvement ml comme un analyseur des années 1960-70. Et il ne manque pas d’arguments. En France, on sait généralement peu de choses du gauchisme pro-chinois qui se répandit entre les Grands Lacs et les rives du Saint-Laurent. À lire Warren, il avait mobilisé pas mal de bonnes volontés, au point que durant sa décennie d’existence strictement maoïste (approximativement 1972-83), le mlisme (i.e. le mouvement ml) québécois semble avoir eu une audience réelle que la gauche institutionnelle n’a pu ignorer (p. 182 et185). Cette « force politique » est parvenue à susciter un intérêt non négligeable qu’attestent notamment les chiffres de diffusion de sa presse (voir p. 46, 90 et104). Un mouvement comme En Lutte ! n’est-il pas allé jusqu’à posséder une imprimerie, quatre librairies et à rémunérer 20 permanents ? (p. 85). Son rival, la Ligue communiste (ml) du Canada a employé jusqu’à cinquante permanents à temps plein ou partiel et aurait fonctionné avec un budget annuel variant de 300 000 à 500 000 dollars canadiens (p. 102).
En guise de recension d’un ouvrage qui porte presque exclusivement sur le Québec, procédons à une comparaison multi-variée de ce qu’ont été les mouvements pro-chinois de part et d’autre de l’Atlantique.
COMPARAISONS QUÉBEC / FRANCE.
L’examen du maoïsme québécois montre d’indéniables proximités avec celui qu’a connu la France, mais aussi pas mal de différences. Sans prétendre être exhaustif dans une aussi courte note critique, commençons par ces dernières. 1/ Différence de temporalité d’abord. L’épanouissement du mouvement marxiste-léniniste québécois semble légèrement postérieur à l’émergence de son homologue français. Sa crise finale (désertions individuelles et psychodrames) est aussi plus tardive, puisqu’elle se manifeste au début des années 1980. 2/ Différence des origines également et cela de plusieurs autres points de vue. Le mouvement MListe (i.e. marxiste-léniniste) québécois est en partie né en référence aux mouvements de contestation des campus étasuniens (jusqu’en 1970), puis des universités françaises (p. 32 et 222), alors que ce qui s’est passé aux États-Unis et notamment le free speech movement n’a eu que peu d’échos explicites en France (peut-être du fait d’une plus grande méfiance des courants marxistes pour tout ce qui venait des États-Unis ?). En outre, dans les années 1968-70, les futurs maoïstes se démarquent totalement de la perspective terroriste portée par le flq. « Les paroles de feu » se sont substituées aux « gestes de feu » (p. 185). En France, on a frôlé l’inverse : la tentation de la violence sur des individus (violence au demeurant jamais aveugle) est un des surgeons très mineur du maoïsme (Nouvelle Résistance populaire, Action directe, etc.), mais le mlisme hexagonal n’en résultait pas. Risquons l’hypothèse que c’est un des mérites à l’actif des ml d’avoir de facto, canalisés les franges les plus radicales de l’opposition les recentrant dans la lutte politique, certes antiparlementaire, mais néanmoins démocratique (quitte au Québec notamment à franchir ici ou là la ligne blanche en agitant des gourdins ou prenant d’assaut les micros dans les meetings dont ils n’étaient pas les organisateurs) (p. 137 et 139). Enfin, au bord du Saint-Laurent, le mouvement marxiste-léniniste naît au moins partiellement d’une réflexion sur la question nationale et sur les moyens de s’émanciper de l’hégémonie anglophone (p. 53). À l’issue de la « grande noirceur » des années 1950, la pensée de gauche était nécessairement souverainiste (p. 108-121). Ce débat se conclut cependant par un changement de perspective et, sans pour autant devenir antinationalistes (p. 115), les pro-chinois se détournent d’une lutte de libération nationale comme d’un objectif prioritaire. Au cours de « la grande rougeur » québécoise (à partir de 1972), la référence au souverainisme devient sans conséquence (p. 20, n. 17), la lutte des classes prend le dessus et ne saurait lui être subordonnée (p. 40). « (..) Il ne s’agit pas de (…) se faire dire en français ce que l’on nous aura dit en anglais pendant plus de deux cents ans (à partir de 1760) » écrit G. Duceppe en 1971. Faute, croient-ils, de pouvoir compter sur une bourgeoisie nationale en lutte contre l’hégémonie canadienne, les prosélytes décident de travailler à l’avènement coast to coast de la société communiste (p. 50 et 71). En France, la généalogie est bien différente. Le mouvement ml résulte de différentes scissions d’avec le pcf (Parti communiste français) en 1965 pour le pcmlf et d’avec l’uec (Union des étudiants communistes) en 1966 pour l’ujc (ml). C’est sans doute qu’en Europe du Sud, les partis pro-soviétiques étaient très certainement plus influents que ne l’ont été les communistes nord-américains à cette même période. Pensons qu’en France, à l’élection présidentielle de juin 1969, le candidat communiste J. Duclos rassembla sur son nom presque cinq millions de voix, soit 21,5 % des suffrages. Après le printemps insurrectionnel de 1968, un événement essentiel et qui s’inscrit dans plusieurs registres hexagonaux, printemps que Warren n’évoque qu’à peine pour le Québec, une partie des maoïstes français regroupés dans l’ujc (ml), se sont alors alliés avec des libertaires de l’Université de Nanterre pour alimenter le courant « spontanéiste ». On a une bonne idée du décalage temporel si l’on sait qu’en 1970-72, quand les maoïstes québécois rompent avec les partis institutionnels (Parti Québécois, Frap) (p. 185), le mouvement pro-chinois en France est en passe d’atteindre son zénith, c’est-à-dire qu’il est près d’entamer son déclin. 3/ De 1964 à 1968, les militants qui après 1972 deviendront les maoïstes québécois ont commencé par intensément pratiquer l’entrisme dans les associations, centres sociaux, etc. (p. 185), bien plus que les déjà maoïstes n’ont voulu ou pu le faire de Lille à Marseille et de Strasbourg à Brest. En France, ils ont plutôt privilégié la création d’associations satellites (comme le Secours rouge, les « tribunaux populaires », les comités de solidarité avec des salariés en grève, les ouvriers immigrés ou des peuples en lutte), et ce n’est qu’avec le lancement du mouvement d’établissement (en 1967), qu’ils ont entrepris l’entrisme dans les organisations syndicales. 4/ Et justement, l’importance du placement en usine semble aussi différente dans les deux formations sociales, on y reviendra.
Parlons maintenant des proximités. 1/ Avant tout, les textes des groupes étudiés, les syntagmes figés auxquels ils s’identifient sont identiques des deux côtés de l’Atlantique. La fascination pour la Chine et un temps également pour l’Albanie est aussi fervente au Québec (cf. p. 33, 36, 37, 66-67, 69, 77, 79, 80-81 et 221) qu’en France et on n’est guère étonné qu’un mouvement comme la Ligue communiste (ml) - équivalent semble-t-il des pcmlf hexagonaux – aille jusqu’à déclarer sa « fidélité inconditionnelle à la Chine et au modèle chinois » (p. 99). 2/ Le tiers-mondisme, inspiré par les réelles luttes d’émancipation des peuples du Sud (en premier lieu le Vietnam, mais aussi la Palestine), est une préoccupation commune aux maoïstes des deux rives. 3/ Les catégories sociales mobilisées, identifiées par leur origine et leur position sociales semblent très comparables. 4/ Ces mouvements pratiquent un véritable culte du conflit de classe. Ils lui confèrent toutes sortes de vertus (p. 133-135). Que l’on songe seulement à l’endonyme de l’un d’entre eux - « En lutte ! ». Cette célébration des combats de classe se déroule dans un contexte de luttes sociales intenses et multidimensionnelles favorable à la radicalisation politique de la frange ml (p. 63). 5/ Dans les entreprises des deux nations, les maoïstes font de l’entrisme dans les organisations syndicales (p. 143-145). Les uns et les autres combattent le capitalisme et le capitulationnisme dans une clandestinité plus ou moins totale, dans l’espoir, notamment, de se faire mieux accepter. Cela n’a pas toujours été suffisant et des syndicalistes plus ordinaires ont exprimé leur impatience d’être en permanence « passé au marxissomètre » (p. 165). 6/ Des deux côtés de l’Atlantique, on observe une semblable prolifération de groupes s’expliquant par la faible institutionnalisation du mouvement (p. 82). Ces chapelles, toutes convaincues de détenir la « ligne juste », « s’anathémisent » réciproquement sans qu’aucune d’entre elles ne parvienne à établir clairement son hégémonie sur les autres (p. 82). 7/ Le féminisme est au Québec comme en France peu présent dans une mouvance qui reporte à l’après-révolution la question de l’émancipation des femmes. En attendant, alors qu’elles sont légèrement minoritaires parmi les adhérents, les militantes sont souvent cantonnées aux tâches d’exécution et nettement sous-représentées parmi les responsables (p. 104-108). Cette négation de la question féminine se transformera en facteur de la crise qui éclatera au tournant des années 1970 et 1980. 8/ Dans les deux cas, l’engagement dans le maoïsme – naïvetés comprises –, ne saurait s’expliquer par l’inculture des populations partisanes mobilisées. Un tiers au moins des ml de la Belle Province, à l’instar de leurs homologues français, appartenait même à une étroite élite scolaire ou universitaire (p. 190). Ce qui n’empêchait guère ni les uns ni les autres de pratiquer ce que M. Weber appelait « le sacrifice de l’intellect ». 9/ Ces mouvements trouvent leur inspiration dans la contestation des institutions sociales essentielles (école, religions instituées, système productif, parlementarisme, etc.). Enfin, 10/ last but not least, ces partisans rejoignent des chapelles communistes « comme ils auraient revêtu l’habit des pères blancs ou des sœurs grises ». « Sectaire et dogmatique », même s’il n’était pas que cela (p. 14 et 20), le mouvement ml a fonctionné comme une petite Église « critique de tout, hormis du plus important, c’est-à-dire d’elle-même » (p. 181). L’inconditionnalité pour le groupe, cette absorption des individus dans le tout, est bien, selon Durkheim, une des caractéristiques essentielles du phénomène religieux. C’est aussi une des explications de l’usage du pseudonyme proposée par Warren. L’individu est littéralement absorbé par la communauté combattante (p. 23 et 156-157). Celle-ci se livrait à une quasi-adoration de Mao Zedong (p. 33). Selon un ancien activiste, catholicisme et maoïsme développaient les mêmes vertus théologales (p. 75). La volonté de changer l’homme, et pas seulement la société, dans ce qu’il a de plus profond, comme le proclamait non seulement Mao mais aussi Hô Chi Minh (p. 148 n. 125), n’est-elle pas fondamentalement religieuse à l’instar de la pratique de l’autocritique (« terrorisme contre soi-même » dit G. Lefebvre) (p. 158) qui vise à réintégrer le déviant dans la norme groupale puisqu’il est appelé à s’amender pour ses écarts à l’idéologie de sa secte d’appartenance. Et que dire de cette très significative propension au prophétisme qui, dans une veine wébérienne, mériterait de plus amples développements ? La nécessité ressentie par les activistes de se dévouer sans réserve à la révolution, de réduire l’univers au seul registre politique (p. 178), de sélectionner parmi leurs fréquentations (famille d’origine, amis antérieurs à l’engagement, etc.) (p. 146-160), de se soumettre à la dure discipline de l’organisation (douze heures d’interrogatoire d’un déviant par sa hiérarchie) (p. 160), tous ces faits et phénomènes relèvent bien de la même logique semble-t-il. Car face à des engagements aussi totaux, il faut bien proposer une théorie explicative. Et c’est à nos yeux de manière légitime que J.-P. Warren mobilise cette clé interprétative qu’est le caractère religieux du mouvement. Sans être exclusive d’autres approches (p. 203), elle se révèle bien la plus pertinente (p. 191-198, 243 n. 16 et n. 34).
REMARQUES ET CRITIQUES
D’ordre épistémologique, la première critique renvoie à la posture de l’auteur. Dans une perspective spinoziste (ni rire ni pleurer mais comprendre), Warren s’était fixé le légitime objectif d’éviter les discussions théologiques sur les lignes politiques des conventicules auxquels appartenaient la population étudiée et de se garder d’une approche normative. Il visait seulement à entrer en empathie avec elle comme le veut une sociologie wébérienne implicite dans son ouvrage. Mais une question se pose : Cette mission impossible a-t-elle été atteinte ? Poser la question, c’est y répondre, mais il y a de bonnes raisons à cela. Tout d’abord, le projet consistant à s’intéresser aux valeurs d’une population engagée contraint nécessairement à faire référence à la foi qu’elle professe, aux dogmes qu’elle construit et aux croyances qui l’unissent. Or au cours des deux décennies qui se sont déroulées depuis que les maoïstes ont arrêté les frais, l’idéologie sociale dominante s’est profondément transformée. Aussi, même pour un scientifique aguerri, est-il devenu difficile à la lecture de la littérature pro-chinoise, de ne pas buter sur des « polémiques » au « caractère abstrus », sur des « disputes doctrinales », sur une « casuistique incantatoire et excentrique » (p. 162), perçues comme irréelles et dénuées d’intérêt intellectuel. Quoique ces querelles byzantines et la doxa maoïste aient une signification dans la psychologie militante et notamment une fonction de réenracinement identitaire contribuant à l’équilibre psychique de jeunes qui ont confusément le sentiment que « tout fout le camp », elles ne peuvent pas laisser le chercheur indifférent. Ou plutôt, aussi axiologiquement neutre qu’il se veuille, au fil des pages qu’il étudie, l’historien-sociologue oscille entre deux sentiments mélangés. D’un côté, une impression d’étonnement devant une stupéfiante et naïve sinophilie ou maolâtrie ; d’un autre côté, un accord au moins partiel avec certaines analyses sur l’existant social formulées par les maoïstes, accord conforté par une sensation de sympathie pour la générosité d’activistes qui donnent tout et ne retiennent rien, pour leur révolte aussi profonde qu’engagée contre le cours du monde tel qu’il allait hier et tel qu’il va aujourd’hui. C’est à se demander si l’on ne pourrait pas comparer la subjectivité du chercheur en sciences sociales à celle de La Bruyère à propos d’une autre sorte de partisans : ils « (…) nous font sentir toutes les passions l’une après l'autre : l'on commence par le mépris à cause de leur obscurité ; on les envie ensuite, on les hait, on les craint, on les estime quelquefois et on les respecte ; l'on vit assez pour finir à leur égard par la compassion[2]. »
Ce flottement du chercheur, le mixte de ses sentiments éclairent sans doute les changements de posture au fil du texte. Lorsqu’il se distancie de la population étudiée, c’est sans doute que progressiste, voire sympathisant de l’actuelle gauche radicale, tout se passe comme s’il éprouvait le besoin de se démarquer à ses propres yeux des activistes qu’il étudie. En somme, il résiste à la fascination en adoptant une altérité volontariste. Par la même occasion, il s’adresse aussi indirectement à son liseur, un peu comme si par des tournures distantes, il le prévenait : « Je suis comme toi, lecteur, ce que je cite me paraît par moments risible et aurait peut-être même été dangereux si ces militants avaient abouti dans leur entreprise »). Mais en même temps ces textes sont loin d’être toujours dénués de sens, en particulier lorsqu’ils parlent de domination des classes populaires et de leurs luttes, deux dimensions qui entraînent une valence positive de la part du chercheur. Si cette perception est conforme aux faits, elle s’expliquerait par la nature encore très chaude des utopies politiques du siècle dernier. Si le chercheur en sciences sociales « travaillait » sur l’ère Meiji au Japon, ce double effort de distanciation serait sans doute bien moins important. Le chercheur n’aurait pas les mêmes gages à fournir. Peut-être aura-t-on deviné qu’en formulant ces observations, l’auteur de cette recension pointe aussi les difficultés qu’il a lui-même rencontrées dans des travaux portant sur le même objet que ceux qui retiennent l’attention de J.-P. Warren. Concernant son ouvrage, on peut se demander si l’ambivalence qui en transpire n’est pas confortée par le demi-silence de l’auteur sur son rapport à l’objet, sur ses éventuels engagements ou non engagements militants, passés et présents. À deux ou trois reprises, on croit lire entre les lignes qu’il n’accepte pas « les différences d’avoir, de savoir et de pouvoir », comme le disait M. Verret et l’aliénation consumériste, qui caractérisent la société présente. Mais concernant les deux décennies étudiées, il omet de préciser « d’où il parle », comme diraient des lacaniens, « ses titres à parler » autres qu’académiques et cela accentue peut-être le flottement suscité par sa propre attraction mâtinée par moments de répulsion pour les doctrines qu’il étudie.
Formulons encore quelques plus brèves remarques. Quoique fort répandue dans les milieux universitaires français, la pratique consistant à reprocher à un travail de recherche ce dont il ne parle pas ou peu est trop facile pour être légitime. Mais les travaux de recherche de qualité comme celui-ci aiguisent les appétits du lecteur… En particulier, on aimerait des prolongements plus substantiels sur quatre objets : 1/ Que peut-on dire de la réception du militantisme maoïste par les travailleurs du Québec ? J.-P. Warren évoque la question mais les éléments qu’il fournit sont surtout électoraux et ne concernent que le scrutin régional de 1981. 2/ On aimerait aussi comprendre pourquoi le maoïsme s’est finalement mieux implanté au Québec qu’au Canada anglophone, malgré les ambitions de ces militants d’étendre leur influence coast to coast, malgré aussi le rôle clé que jouent certains anglophones à la naissance du mouvement et malgré aussi des déménagements de Québécois vers ces terres de mission (p. 92-93, 222 n. 25, 225 n. 75). 3/ Qu’en est-il exactement du « placement en usine » ? Warren le mentionne à plusieurs reprises (p. 28, 164-165, 177, 181, 184 et 195), mais on aimerait connaître l’ampleur du mouvement, les profils sociographiques des personnes concernées. Dans quel type d’entreprises ou d’administration se sont-elles établies, pour quelle durée ? Quels étaient leurs objectifs personnels et politiques et que peut-on dire des effets repérables de leur plongée en milieu ouvrier ? Enfin, 4/, on serait friand d’éléments de compréhension sur les effets psychologiques du post-militantisme après l’estompement du « paradigme rouge » (P. Milot). Certes, des deux côtés de l’Atlantique, des militants ont éprouvé un véritable sentiment de libération à l’issue d’une période d’intense ascèse janséniste qui consistait à tout donner pour la cause du peuple. Mais, il est aussi significatif qu’après la faillite de ces groupes, nombres d’activistes démobilisés aient sombré dans la dépression, comme J.-P. Warren le mentionne au passage (p. 180). En France, on parle souvent à ce sujet de profonde mélancolie qui a peut-être bien plus fréquemment qu’on l’imagine, pris les couleurs du suicide. Quoique les sources soient difficiles à construire et la question de l’homicide de soi-même complexe, on aimerait en savoir plus à ce sujet.
CONCLUSIONS : UN OUVRAGE A LIRE !
L’ouvrage de J.-P. Warren est à lire par les historiens du contemporain et par les spécialistes de sociologie politique des deux rives de l’Atlantique. Certes, l’auteur n’a pas retenu une perspective comparative, mais qui entretient une familiarité avec la réalité maoïste d’un pays quelconque peut esquisser cette démarche dont nous espérons avoir mis en lumière la fécondité en ce qui concerne la France. Construit sur des sources solides, précisément référencées, rédigé clairement, l’ouvrage intéressera aussi les « anciens » qui ne renient pas l’essentiel et les « ex-militants » maoïstes (qui regrettent leur « aveuglement antérieur »), pour reprendre le distinguo de D. Bensaïd. En somme, l’ouvrage s’adresse à tous ceux qui souhaitent prendre de la hauteur par rapport à leur « expérience » au sens de F. Dubet, c.-à-d. la manière dont les individus ne se contentent pas d’apprendre des rôles mais donnent sens à leur engagement particulier en interaction avec les différents acteurs concernés.
Warren mérite aussi d’être lu car il aborde de manière assez approfondie, la question des traces, autrement dit de ce qui est resté après que le mlisme s’est retiré. L’auteur cite à ce propos l’analyse de M. Lagueux qui relevait en 1982 : « L’affutage d’une pensée du soupçon, la critique de l’inégale répartition des richesses (interindividuelle et internationale), l’interdisciplinarité et l’interrogation sur l’exercice du pouvoir. » (p. 245, n. 63). Bilan plutôt honorable en somme. Mais voilà que nous sombrons à notre tour dans le jugement de valeur…
Marnix Dressen*
NOTES
* Marnix Dressen est professeur de sociologie du travail et des relations professionnelles à l'Université de Lille et membre du Clersé (Unité Mixte de recherche Lille 1/CNRS). Ancien établi dans la métallurgie alsacienne de 1973 à 1977, il est l'auteur de plusieurs articles et de deux livres sur le mouvement d'établissement maoïste en France (De l'amphi à l'établi, Paris, Belin, 2000 et Les Établis, la chaîne et le syndicat, Paris, L'Harmattan, 2000).
[1] J.-P. Warren, Ils voulaient changer le monde, p. 13-14. Les prochaines références à cet ouvrage sont indiquées entre parenthèses dans le corps du texte.
[2] Cf. Jean de La Bruyère, Caractères, Paris, Librairie Firmin-Didot, 1851, chap. 6, « Des biens de fortune ».