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Et le monde les a changés…

Un texte de Jean-Philippe Warren
Dossier : Autour d'un livre: Ils voulaient changer le monde. Le militantisme marxiste-léniniste au Québec, de Jean-Philippe Warren
Thèmes : Histoire, Mouvements sociaux, Philosophie, Politique, Québec
Numéro : vol. 11 no. 1 Automne 2008 - Hiver 2009

J’écris cette réponse aux critiques de mon ouvrage sur le marxisme-léninisme québécois des confins du Malawi, un pays africain où la misère pousse obstinément comme une fleur du désert. Dans cette région du monde torturée par l’Histoire, l’Occident entier, pris de culpabilité après cent ans d’exploitation coloniale, semble s’être donné le mot pour soulager un peu la souffrance humaine. C’est ainsi que le pays est quadrillé, sillonné par une armée de volontaires qui s’activent à régler les problèmes les plus divers : des dames patronnesses enseignent à des veuves les vertus du micro-crédit, de jeunes diplômés veillent à la distribution d’engrais chimiques dans les zones rurales, des employés des groupes forestiers affiliés à l’Union européenne planifient des campagnes de développement durable, des stagiaires universitaires s’affairent à élever le niveau d’éducation dans les écoles, des missionnaires presbytériens s’emploient à diffuser les lumières du protestantisme, des médecins distribuent des médicaments contre la malaria, la tuberculose ou le sida, des consultants de la Banque mondiale donnent des leçons aux bureaucrates de Lilongwe sur la saine gestion étatique, des féministes critiquent les manifestations les plus visibles du patriarcat, des écologistes supervisent la gestion des parcs nationaux, des bénévoles d’ONG distribuent des vêtements de seconde main, et une quantité impressionnante d’autres salariés ou âmes charitables, venus d’ici et de là, se partagent l’hygiène, l’eau potable, la sécurité routière, l’exploitation laitière, le tourisme, les sports, les orphelins, le braconnage, la spiritualité, les arts traditionnels, les loisirs pour la jeunesse et tutti quanti.

Ce qu’un marxiste-léniniste reprocherait à chacun de ces entrepreneurs de la générosité, c’est de s’attaquer aux conséquences de l’inégalité entre les pays pauvres et les pays riches, plutôt qu’aux causes de ce déséquilibre. Son radicalisme politique l’amènerait à refuser d’inutiles cataplasmes et à contester l’ordre social mondial qui empêche les exclus de vaincre leur marginalité et les opprimés de sortir de leur misère. Sans forcément croire qu’il constitue le fin mot de l’histoire, nous savons aujourd’hui que le libéralisme économique (le libre marché) et politique (la démocratie parlementaire) n’empêche pas – bien au contraire – l’expansion de la prospérité et de la justice ; mais dans les années 1970, l’esprit de plusieurs intellectuels s’attachait à une conviction qui nous paraît curieuse, sinon absurde, à savoir que le totalitarisme ne régnait pas dans les pays communistes (et, nous le savons maintenant, dans les pays communistes parmi les plus sanguinaires de tous : Cambodge, Albanie, Chine), mais dans les pays occidentaux où pourtant persistait une tradition de liberté de presse et où le niveau de vie n’avait cessé de croître en flèche depuis la Seconde Guerre mondiale. Aux yeux de ces militants, le Canada représentait une nation fasciste et les formidables améliorations apportées par le gouvernement à la vie des citoyens, que ce soit l’assurance-maladie, les subventions au transport en commun ou la gratuité scolaire, visaient seulement à sauvegarder un système fondé sur l’exploitation et l’aliénation des travailleurs, système qui, sans cette parade in extremis, n’aurait jamais pu résister à la vague croissante de la colère populaire.

On trouve dans ce bref résumé de cette posture militante ce qui, personnellement, m’attire et me révulse chez les marxistes-léninistes des années 1970. Parti du préjugé qu’il s’agissait d’abord d’une bande de fanatiques surgie d’un débordement assez compréhensible de la Révolution tranquille au moment où les espoirs débridés de celle-ci affrontaient les dures contingences de la réalité, je me suis surpris à lire dans leurs écrits une sorte d’altermondialisme avant la lettre. Ils étaient à ce moment à peu près seuls à situer leur combat sur un horizon global (alors que nombre d’intellectuels québécois militaient pour une indépendance qui incitait trop souvent les peuples à contribuer à l’humanité en s’isolant du reste du monde) et ils portaient le débat politique à une grande hauteur théorique. Voyageant à travers les villages du Malawi, je réalise encore davantage que lors de l’écriture de mon livre l’importance de prolonger cet effort, quoique, à l’évidence, sur des bases nouvelles, plus souples et plus averties de l’incroyable complexité de l’Histoire. Ma position demeure néanmoins empreinte de doutes. Je concède à Marnix Dressen tout ce qu’il suppose de l’ambivalence de mes sentiments. S’il y a pour moi encore quelque chose d’instructif dans la dérive marxiste-léniniste, si les croyances maoïstes m’apparaissent plus accessibles que celles des pyrites orthodoxes ou des vestales grecques, c’est que le monde dont parlent les ml existe toujours. Le capitalisme n’est pas pour moi une création fantaisiste. En revanche, les solutions proposées pour l’abolir l’étaient tout à fait, et leur application a conduit à des abus détestables, quand elle ne menait pas à des crimes odieux. Il ne s’agit point, par conséquent, de rescaper le marxisme-léninisme de lui-même, de le dédouaner de son histoire, de le laver de ses tares en invoquant son programme ou ses méthodes, mais de comprendre pourquoi, dans une société qui se libérait en même temps qu’elle se libéralisait, la critique radicale du capitalisme a pu sembler, pour un groupe fortement mobilisé de jeunes Québécois, une clef d’analyse pertinente et utile.

J’irais plus loin. Je crois que l’extrémisme du passé est parfois la banalité du présent, comme lorsque, au plus grand effroi des bourgeois de son temps, Karl Marx plaidait entre autres, dans le Manifeste du Parti communiste, pour l’impôt progressif, une banque centrale, le transport en commun, l’éducation gratuite et l’abolition du travail des enfants dans les manufactures. Une des raisons qui rendent le discours maoïste si inaudible à nos oreilles contemporaines, c’est que nous ne nous rappelons plus à quel point le Québec des années 1970 était en retard sur les idéaux de la génération montante. Le grand ajustement d’une société en plein bouleversement institutionnel et culturel ne s’était pas encore opéré. Le passage définitif du Canada français clérical au Québec étatique s’est effectué de manière assez tardive, longtemps après l’élection du gouvernement de Jean Lesage. Pendant la période de flottement des années 1968, on sent partout des conflits sourds et des oppositions violentes entre les enfants de la guerre et leurs parents. La place accordée aux femmes dans la sphère publique, par exemple, avait de quoi choquer, tout comme le silence fait autour du sort des autochtones parqués dans leurs réserves, ou l’existence pénible des ouvriers du textile, mais aussi des pratiques autoritaires plus subtiles dans les familles ou les écoles. Encouragés par un monde qui se transformait à vive allure (et au Québec sans doute plus rapidement qu’ailleurs), les marxistes-léninistes entretenaient l’illusion de pouvoir réclamer l’impossible. Ils refusaient les demi-mesures. Le meilleur des mondes ne serait pas celui où l’humanité souffrirait peu, mais celui où elle ne souffrirait plus ; il ne serait pas un monde où la misère serait moindre, mais celui où la misère serait nulle. Cette aspiration au bonheur total peut bien nous paraître folle, elle relève d’une démesure propre aux époques révolutionnaires. Quand l’étudiant d’aujourd’hui relit Rousseau, il peut bien s’amuser de certains passages idéalistes, il reconnaît la gravité d’une prose qui, annonçant dans une certaine mesure la Terreur, proclamait aussi l’indispensable amour des hommes.

Cette dernière réflexion m’amène aux propos de Gilles Labelle. Pour lui, l’aporie fondamentale du marxisme-léninisme fut d’avoir cherché à fonder l’histoire humaine sur une transcendance extérieure implacable, et d’avoir ainsi mobilisé les militants dans une aventure dont ils n’étaient pas les maîtres. Le titre d’une rubrique de la revue Chroniques n’était-il pas – que personne ne s’esclaffe ! – « Sans espoir mais avec conviction » ? Labelle juge sévèrement des maoïstes qui ont tiré l’histoire humaine hors de la Providence chrétienne et l’ont rapatriée dans le domaine politique, pour ensuite la condamner à n’être que l’expression de l’inexorable dialectique de la lutte des classes. Je ferais pour ma part un reproche inverse. Il me semble que la véritable faiblesse du maoïsme, d’un point de vue strictement théorique, fut de n’avoir pas été assez marxiste et d’avoir dévoyé la pensée de l’auteur du Capital sur un point essentiel : au fond, les maoïstes se méfiaient des vastes lois historiques et investissaient plutôt leurs énergies dans des campagnes de conscientisation populaire. Les masses avaient besoin d’assimiler la ligne juste. Les grands éducateurs du prolétariat (Lénine, Staline, Mao) et leurs disciples devaient donc entreprendre un travail d’exégèse et d’interprétation considérable. La lutte se ramenait, exactement comme dans la tradition chrétienne, à un combat entre les idées vraies et les idées fausses. Pour le militant, cela voulait dire adopter un mode de vie aussi éloigné que possible des valeurs et des attributs dits bourgeois (consommation de vin rouge, voyages en Floride, lecture de La Presse, etc.). Chacun était invité à une conversion personnelle. Il fallait marcher vers la lumière, entrer dans la vérité. Le mouvement se transformait en chapelle et la théorie en vulgate, les membres préférant les citations du Petit Livre rouge aux analyses complexes.

En bref, ce qui étonne des marxistes, ce n’est pas d’avoir poussé à son paroxysme la logique marxiste, mais d’avoir au contraire travesti celle-ci dans un vêtement chrétien, pour ne pas dire catholique. Les historiens des années passées ont ouvert des champs d’étude afin de révéler l’émergence du Québec moderne (en science ou en arts) bien avant l’éclatement de la Révolution tranquille ; il me semble que les jeunes chercheurs pourraient partir d’une perspective opposée et montrer la persistance d’un certain Canada français traditionnel jusque tard après les années 1960. Après avoir assisté à la mort de Dieu, des Québécois ont voulu se trouver des religions de rechange. Le marxisme-léninisme a représenté pour eux une manière de quitter l’Église en sauvegardant leur foi. Après la Grande noirceur des années 1950, ils vécurent la « Grande rougeur » des années 1970 et devinrent la version rouge des Bérets blancs : acceptant de se soumettre à des organisations hiérarchiques et hautement autoritaires, pratiquant le culte des leaders charismatiques, professant une doctrine eschatologique, réunis dans des chapelles étanches, intériorisant une morale de l’abnégation totale, ces vicaires de Marx faisaient vœu de pauvreté et de sacrifice. Leur copie du journal La Forge ou En Lutte ! sous le bras, ils tentaient, au coin des rues, dans les salles de cours ou au sortir des usines, de convertir les foules au nouvel évangile. Entres les chrétiens et les ml, une différence majeure demeure toutefois. Les partisans d’En Lutte ! ou de la Ligue communiste refusaient de croire en un autre monde, et c’est pourquoi, ainsi que je l’ai écrit (et pour répondre ici à Harold Bérubé), les troubles économiques pouvaient leur paraître plus intolérables, même s’ils étaient en réalité plus bénins, qu’aux militants de l’acjc dans les années 1930. Dans la morale chrétienne, la souffrance a un sens, elle est voulue par Dieu et reçoit éventuellement sa récompense au ciel, tandis que, pour les ml, elle constitue une violence brute, sadique, insoutenable, inadmissible. Rien ne la justifie. Nul ne peut s’en guérir à moins de répondre à la violence par une violence adverse. Cela explique qu’il n’y ait, dans cette doctrine, que des rapports de force.

Ceux qui ont vécu ces années de braise peuvent bien tenter de se dédouaner en invoquant leurs intentions louables. J’ai mal formulé ma pensée si j’ai laissé entendre que l’amour de la vérité et de la justice suffisait à excuser les pires errements politiques. Dans mon essai, je reviens à plusieurs reprises sur le caractère doctrinaire de la croyance des maoïstes et sur la nature totalitaire de leurs organisations. Aux femmes reléguées aux tâches les plus ingrates, aux homosexuels humiliés, aux simples membres pressurés et endoctrinés, comme aux militants rivaux insultés et méprisés (au premier chef les trotskistes et les politisés chrétiens), il ne suffit pas de dire que les marxistes-léninistes avaient l’âme sincère. Je suis tout à fait d’accord avec ceux qui soulignent la violence symbolique (et physique, à l’occasion) dont firent preuve ces vaticinateurs du Grand soir. Je n’entretiens – que Daniel Lapointe et Harold Bérubé soient rassurés – nulle nostalgie pour de tels comportements au nom de je ne sais quelle pureté de l’engagement. Je m’éloigne seulement de Bérubé quand il présume que tout radicalisme politique est condamné à s’engouffrer dans les mêmes impasses. Les suffragettes du début du xxe siècle étaient considérées comme de dangereuses radicales, tout comme les écologistes d’il y a 25 ans étaient perçus comme de tristes alarmistes. La majorité des Québécois considèrent maintenant ceux-ci comme des visionnaires. Il faut donc jouer de prudence avant de condamner a priori tout jusqu’au-boutisme. Bien entendu, je préfère moi aussi « le chômage au goulag1 ». Mais faut-il rajouter que je préfère le plein emploi au chômage ? L’impossibilité de construire une société idéale n’empêche pas de rêver à une société meilleure. Bérubé ne semble pas comprendre cette injonction (morale, je l’avoue). Je ne lui demande pas de l’endosser mais d’en saisir les termes. Il va sans dire que nous vivons dans une société bien plus progressiste que celle des années 1960. Mais notre sensibilité aux injustices ne s’est pas forcément aiguisée pour autant ; je crois au contraire que nous avons assisté à une sorte de compromis : le niveau de vie a été élevé mais le niveau d’intolérance aux injustices des militants les plus radicaux s’est peu à peu abaissé. En ce nouveau millénaire, un peu tout le monde accepte de vivre, par exemple, avec un taux de chômage et de prestations d’assurance-sociale qui précarise une personne sur dix. C’est la vie, que voulez-vous, on n’y peut rien, répète-t-on à qui mieux mieux. Nous avons ainsi normalisé le capitalisme, tout autant que nous l’avons domestiqué. Une victoire de la gauche ? Oui et non. La gauche, comme la mer, est toujours à recommencer.

Prenant prétexte de mon livre, Daniel Lapointe formule des reproches très acerbes à la gauche actuelle. Selon lui, cette gauche « fait pitié à voir » car les « illuminés » qui lui servent de porte-parole « conservent les éléments centraux du credo maoïste. Ils préconisent un État de plus en plus tentaculaire, des restrictions aux libertés individuelles et ils affichent un mépris manifeste pour la croissance économique et le développement de la richesse. Ce discours est d’autant plus menaçant qu’il est exprimé par des gens exaltés, investis d’une fièvre toute religieuse et totalement imperméables au doute ». À l’évidence, nous n’écoutons pas les mêmes émissions radiophoniques et télévisées. Ce que j’entends, quant à moi, de la gauche contemporaine, c’est un discours sirupeux, où le libre marché sert de truchement par lequel changer le monde (« acheter c’est voter »), où les causes se multiplient sans aucune volonté de les trier ou de les unir, où on parle des riches et des pauvres sans se soucier de définir les termes, où la défense de la classe moyenne est un article de foi parmi d’autres, où tout passe par un engagement tellement personnel que le fait d’avoir des enfants sert parfois de programme politique, où les maîtres-mots du discours sont métissage, complexité, pluralisme, hybridité, ouverture, transparence, régionalisme. Cette gibelotte de bons sentiments que l’on appelle la gauche québécoise se rassemble autour du slogan : « Penser globalement, agir localement ». Par-delà tous ses errements, ses folies et ses brutalités, le marxisme-léninisme avait ceci d’invitant qu’il rappelait sans cesse, à ceux et celles qui aspiraient à penser globalement, l’exigence, pour être conséquent, d’agir aussi globalement. Le délire assez imbuvable de la grande partie de son discours ne devrait pas cacher cet important effort de synthèse.

Marnix Dressen dresse une liste stimulante des différences et des ressemblances d’un bord et l’autre de l’Atlantique. Je crois que cette tentative de comparer les divers mouvements maoïstes doit être poursuivie. Entre la France et le Québec, on voit se dessiner des divergences notables mais aussi des lignes communes. Qu’en est-il au Pérou, au Népal, en Allemagne ou au Japon ? Dressen rappelle aussi la nécessité de creuser plus loin l’analyse, d’ouvrir des champs de recherche nouveaux, de compléter certaines interprétations trop cursives. À la bonne heure ! Pour cela nous devons continuer à lever le tabou sur cette page honteuse de l’histoire de la gauche. Il faut continuer, comme je l’ai tenté à partir des matériaux à ma disposition, à « vouloir faire sens de l’insensé ». Pourquoi des fils de ministre et des professeurs de cégeps ont-ils, à l’orée des années 1970, laissé tomber amitiés et emplois pour aller distribuer des tracts dans les usines et pratiquer l’agit-prop (agitation-propagande) de manière intensive ? Comment des milliers de jeunes ont-ils pu tourner le dos au réformisme sous toutes ses formes (syndicalisme, social-démocratie, féminisme, parlementarisme, étapisme) et revendiquer haut et fort la nécessité de la lutte armée ? J’ai offert dans mon livre des éléments de réponse : espoir de pouvoir faire table rase du passé (« C’est le début d’un temps nouveau. La terre est à l’année zéro » chantait Renée Claude) ; remous économiques provoqués par la première crise pétrolière ; tradition de sacrifice de soi issue de la culture catholique canadienne-française ; confusion idéologique et compétition autour des leviers du pouvoir (pouvoir étudiant, pouvoir ouvrier, Women’s power, Red power, imagination au pouvoir, « le Québec aux Québécois », etc.). Il ne s’agit pas, on l’aura compris, de la conclusion de l’affaire. Mais tant qu’on se contentera de saisir l’aventure de l’extrême-gauche par son bout le plus délirant et le plus funeste (célébration du régime de Pol Pot, pratiques organisationnelles sectaires, lutte fanatique contre les révisionnistes), on ne pourra pas comprendre les motifs qui ont conduit une pléiade de jeunes éduqués et politisés – occupant aujourd’hui des positions éminentes dans les médias, les universités et les partis politiques (Jean-François Lisée, Gilles Duceppe, Robert Comeau, Alain Saulnier) – à se donner corps et âme à la construction d’une société communiste from coast to coast.

J’ai placé en exergue de mon livre une citation d’Alexis de Tocqueville. « Le siècle dernier avait une confiance exagérée et un peu puérile dans la puissance que l’homme exerce sur lui-même et dans celle des peuples et de leur destinée. C’était l’erreur du temps ; noble erreur, après tout, qui, si elle a fait commettre bien des sottises, a fait faire de bien grandes choses, à côté desquelles la postérité nous trouvera très petits. » Cette affirmation, qui date de 1853, nous rappelle que, dans l’histoire humaine, les époques d’agitation et de ferveur ont succédé aux époques de découragement et d’apathie, avant de renaître sous une forme nouvelle. Les révolutions ont alterné avec les restaurations. Certes, les périodes d’exaltation ont été le théâtre de déclarations burlesques et de gestes sauvages ; certes, les mouvements de libération ont souvent fait couler le sang ou la bêtise. Mais personnellement, je ne trouve guère de consolation à la passivité actuelle dans le fait que nos prédécesseurs les plus violemment utopistes aient eu tort. Je considère les défis gigantesques qui nous attendent et je me surprends à penser, comme Chamfort, que si le monde ne dure que par les moyens, il ne vaut que par les extrêmes. Comme la plupart de mes confrères et consœurs de lutte, je ne crois plus aux lendemains qui chantent. Pourtant, après un quart de siècle de néolibéralisme, je m’exaspère de nos multiples défections. Au Malawi, où le salaire moyen d’un ouvrier non qualifié tourne autour de 300 dollars par année, un régime maoïste empirerait gravement la situation, et il ne s’agit donc pas de porter la révolution en Afrique. Mais l’envoi annuel d’une horde de gentils volontaires, de vêtements de seconde main et de préservatifs ne changera pas grand-chose à la détresse commune tant que les termes généraux du système économique demeureront les mêmes. Ce n’est pas parce que nous vivons au Québec une époque douillette que nous devons avoir des idéaux dociles. Pour le meilleur et pour le pire, l’histoire du marxisme-léninisme nous donne l’occasion de méditer ce fait.



Jean-Philippe Warren*

 

NOTES

* Jean-Philippe Warren enseigne au Département de sociologie et d'anthropologie de l'Université Concordia, où il est titulaire de la Chaire de recherche en études québécoises. Parmi ses nombreux ouvrages, mentionnons, aux Éditions du Boréal, Une douce anarchie. Les années 1968 au Québec, livre publié en ce quarantième anniversaire de Mai 68, qui porte sur les divers mouvements de contestation ayant secoué le Québec à l'époque de la Révolution (pas si) tranquille.

 

1 Par ailleurs, il importe de lever un malentendu. À la page 171 citée par Harold Bérubé, je n’ai nullement établi un parallèle entre les tares du capitalisme et ceux des régimes totalitaires communistes. J’ai seulement affirmé que 1) les révélations sur les régimes communistes (Soljenitsyne, etc.) avaient refroidi l’ardeur des militants les plus intransigeants et que 2) la crise économique avait aussi aidé à faire basculer l’éthos du « The future is now » à l’éthos du « No future ». Ces raisons, et d’autres citées dans le même chapitre, permettent de mieux comprendre pourquoi le mouvement ml se dégonfle définitivement au début des années 1980.


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