L’une des plus grandes différences entre l’époque que nous vivons depuis, disons, 1990 environ, et la précédente, est que certains mots paraissent être devenus indicibles. On pouvait, par exemple, dire « socialisme », il y a vingt-cinq ans ; cela risquait de soulever un débat, s’agissait-il d’une utopie, d’un rêve ? Ou encore, on pouvait demander : le socialisme dont vous parlez, est-il compatible avec la démocratie, historiquement une certaine forme de socialisme n’a-t-elle pas eu partie liée avec le « totalitarisme » ? Les débats pouvaient être vifs, violents même, mais ils avaient lieu, parce que « socialisme », tout comme « communisme », « marxisme » étaient dicibles, on pouvait légitimement les faire intervenir dans une conversation.
Jusqu’à il y a très peu de temps (quelques mois à peine), on pouvait penser sérieusement que nous étions entrés dans un autre régime de discours. Sans aller jusqu’à proclamer la « fin de l’histoire » et à penser que le capitalisme et la démocratie libérale définissaient désormais le seul horizon des sociétés après le mur de Berlin, il fallait bien constater que même la « gauche de la gauche » française, par exemple, préférait parler de fonder un parti « anti-capitaliste » plutôt que d’avoir recours au vocabulaire classique de la gauche. On évitera à nos lecteurs de leur rappeler que l’histoire est imprévisible et que, parfois, elle donne l’impression de s’accélérer... n’empêche que, pour parler comme Raymond Aron, il semble bien que « History is on the move again ». À la fois un certain nombre de décisions prises par des gouvernements après le déclenchement de la crise financière récente et les discours que certains politiciens tiennent (jusqu’à « refonder le capitalisme ») indiquent que la chape de plomb qui a fait que des choses paraissaient aller de soi et que d’autres étaient devenues indicibles voire impensables ne pesait pas autant que l’on pouvait le croire sur les esprits.
Le « capitalisme » paraît ainsi soudainement être redevenu un objet légitime d’interrogation. On se demande non seulement ce que sont les effets qu’il induit – mais s’il est inévitable, fatal, s’il peut éventuellement être remplacé par autre chose. Pour répondre, il faut d’abord comprendre ce qu’il est et peut-être, surtout, les sources de la séduction qu’il opère (opérait ?) sur les esprits : à quels affects correspond-il, quelles passions, quels désirs mobilise-t-il ? C’est en cherchant à répondre à la question : « Le capitalisme est-il une fatalité ? » que nos contributeurs ont été amenés à poser ces questions, qu’ils discutent, on le constatera, à partir de perspectives très différentes voire opposées.
Gilles Labelle