Michel Foucault, dans un entretien avec Gilles Deleuze et Félix Guattari, constatait que « la différence des utopies socialistes d’avec les utopies capitalistes, c’est que les utopies capitalistes, elles, se sont réalisées1 ». Ce terme d’utopie appliqué au capitalisme peut sembler déplacé, tant ce dernier apparaît comme l’inverse d’un rêve éveillé ou d’un système infiniment désiré.
Le capitalisme a plutôt les traits d’un tout complexe à facettes multiples. Il est un processus socioéconomique caractérisé par de nombreux aspects historiquement empilés : l’industrialisation, la croissance scientifique et technologique, l’hégémonie du marché, la propriété privée des moyens de production, la reproduction élargie du capital, la division du travail intensifiée, le travail « libre », le souci de rentabilité et de rationalité, l’idéal de compétition et de concurrence, l’expansion continue, etc.
Ce complexe a pu faire l’objet d’une forte critique sociale, notamment dans le cadre du marxisme, où on y a vu un mécanisme d’exploitation des détenteurs de la seule force du travail (les « prolétaires » ou les salariés) par les propriétaires des moyens de production (les capitalistes). Mais on a pu y déceler aussi, dans une optique hégélienne et suite à la théorisation de « l’économie politique », un des niveaux de réalisation de la liberté : le capitalisme serait le règne moral du travail, de l’épargne, de l’investissement contre le gaspillage, ou encore l’institution du sacrifice de soi pour ses enfants et l’assurance des conditions matérielles de leur sécurité.
Le capitalisme pourrait être dès lors porteur de deux utopies « fatales » : l’une contribuant à l’accroissement de la misère chez les travailleurs et étant la principale source des inégalités et des dominations existantes. Il faudrait ici entendre l’adjectif fatal dans son sens pessimiste, comme signe de mort, comme ce qui entraîne invariablement des conséquences fâcheuses ou ruineuses. Cette fatalité s’appliquerait également à l’ensemble des relations sociales, de même qu’à la constitution intérieure de l’homme et de son lien avec la nature : le monde serait dominé par la marchandise, l’argent et l’individu serait aliéné dans le seul désir d’acquisition ainsi que de consommation et de destruction des biens et de l’environnement naturel.
Inversement, le capitalisme pourrait apparaître comme le processus permettant de lutter contre la misère matérielle, mère de la misère morale, et comme le moyen d’améliorer ses conditions de vie et celles de sa progéniture. Ici la qualification de fatal conduirait à un univers séducteur, sous les aspects de la « femme fatale », l’homme ne pourrait que vouloir un processus socioéconomique accroissant ses affects de puissance, de joie et de beauté dans le monde, quitte à y sacrifier du temps et des forces.
Double utopie fatale qui nécessite d’interroger le capitalisme sous un autre angle que celui de l’économie. Le capitalisme est un vaste processus, qui a pris au cours de son développement différentes figures et qui se compose de tendances variées. Son endurance mérite que l’on s’interroge sur sa motivation profonde, non pas seulement dans sa configuration externe (les lois de son développement) mais dans ses composantes endogènes, au plus près des désirs et émotions humaines. Il faut alors se demander ce qui consent, en nous, au capitalisme et simultanément analyser ce qui y résiste. Il s’agit de creuser l’infrastructure psycho-existentielle des individus à l’époque du capitalisme afin d’analyser ce qui les motive à participer ou à refuser ce complexe.
Le capitalisme est synonyme de la modernité, étant la forme que prend notre devenir économique depuis le xive siècle. Il postule une définition de la condition humaine, il vise des normes censées perfectionner celle-ci, comporte des fins repérables et met en œuvre des forces pour les réaliser. Le capitalisme comporte une vraie logique d’ensemble le plus souvent implicitement ou explicitement consentie. L’économie se confirme comme une dimension irréductible de toute existence humaine à laquelle même ceux qui prétendent s’en abstraire ne cessent de se référer.
Une anthropologie ni pessimiste (l’homme intéressé et avide au gain) et ni optimiste (générosité, don et civilité) permettrait d’approcher des traits soit naturels, soit socialement construits de nos existences capitalistes en vue d’approfondir leur authenticité. Il y a loin d’un ensemble entièrement repoussant avec lequel entretenir un seul rapport critique ; le capitalisme exerce un attrait irrésistible qui peuple les imaginaires dont les hiéroglyphes méritent d’être déchiffrés et recomposés à la recherche d’un sens perdu.
C’est peut-être dans les rêves engendrés les yeux ouverts d’une société (littérature, cinéma, musique, presse, publicité…) que peuvent se lire les réalités d’oppression mais aussi d’illusions, que s’expriment les désirs de bonheur, voire de rédemption ou d’appels à la délivrance. Si la théorie formule des concepts, des lois, des analyses ; l’œuvre littéraire, l’opéra, le film, la chanson peuvent également donner accès à des connaissances sociales, même spécifiques car ils font exister des personnages et des situations.
Essayons de l’illustrer en prenant appui sur un opéra-ballet de Kurt Weill et Bertolt Brecht, Les sept péchés capitaux de 1933[1]. Ce qui sera leur dernière collaboration nous semble une clé essentielle pour pénétrer « de l’intérieur » les raisons de nos consentements et de nos résistances au capitalisme. C’est une œuvre qui permet d’apprécier comment nos affects s’interpénètrent en permanence avec les comportements économiques et donnent de réelles orientations ou certaines tonalités à nos existences.
Il est nécessaire de rappeler la trame générale de ce poème dramatique et musical composé de 213 vers libres, nommé un peu plus tard « Les sept péchés capitaux des petits-bourgeois ». L’action se passe aux États-Unis et a pour thème le voyage de deux jeunes sœurs originaires d’un état du sud, le Mississippi, qui s’en vont chercher fortune afin de bâtir une maison pour elles et leur famille. Elles se prénomment toutes les deux Anna, l’une est l’imprésario, l’autre l’artiste, l’une celle qui vend (Anna i), l’autre la marchandise (Anna ii). Elles traversent durant sept années, sept villes qui représentent chacune sept marchés (jusqu’à San Francisco-Hollywood). On a une sorte de personnage dédoublé qui chante ou danse, des jumelles complémentaires mais qui mettent en scène dans leur dialogue l’écartèlement douloureux des êtres dans l’univers aliénant des contradictions. En effet, elles vont devoir consentir à « prostituer » la qualité de leur art mais aussi celle de leurs vertus pour réussir. Brecht et Weill, par un subtil dispositif, vont montrer que les qualités exigées par le capitalisme sont en réalité des vices existentiels. Ils soulignent l’hypocrisie de la morale du capitalisme qui s’appuie sur la définition chrétienne des péchés capitaux afin de faire triompher une éthique frelatée supposée vertueuse.
Il s’agit d’une vaste complainte comme on avait déjà pu l’apprécier dans les œuvres antérieures de Brecht et Weill[2]. On entend aussi un quatuor familial, les parents et les deux frères restés sur les rives idylliques du Mississippi qui attendent leur argent en vue de devenir propriétaires.
Au final, nous sommes confrontés à une sorte de traversée initiatique pour réussir dans la vie, dans la jungle des villes et des activités économiques. Les deux sœurs reviendront enrichies construire leur pavillon, mais à quel prix ?
« PENSE À LA PETITE MAISON »
L’ensemble est fondé sur un désir primordial : le motif de s’enrichir en vue de bâtir une propriété au bord du Mississippi. On pourrait dans une première approche fustiger ce désir de « petit-bourgeois » si en lui-même il ne recélait pas une des motivations les plus profondes de l’individu moderne. Le désir d’être propriétaire, comme nous l’a bien montré Macpherson[3], constitue le noyau dur de l’anthropologie libérale sur laquelle va se fonder l’économie capitaliste. Il n’y va pas seulement du désir de posséder une belle maison mais plus profondément de se protéger des risques naturels, de se mettre à l’abri, bref d’éviter ce que les philosophes anglais du xviie siècle appelaient l’uneasiness, le mal-être, l’inconfort. On peut aussi voir dans ce postulat pessimiste sur la nature humaine une ruse des puissants pour proposer leur garantie assurantielle (État, contrat social) ; toutefois elle met l’accent sur l’intérêt qu’a chaque monade à persévérer dans son être. En amont des désirs de pouvoir ou de posséder, il y a bien la crainte de la mort brutale, de la souffrance, de la misère et la volonté de se protéger. Et selon un angle davantage positif, il y a un intérêt pour chacun à rendre effective sa puissance, à accomplir ses potentialités. On aura beau critiquer cette anthropologie de la persévérance dans l’être, le processus immanent du désir se compose de ce pouvoir d’affecter et d’être affecté par le monde alentour. L’abolition de la propriété privée peut se donner comme projet utopique (communisme, kibboutz, communautarisme intégral…), elle ne semble pas avoir les faveurs des individus modernes (sauf dans les scénarios de science-fiction), ce qu’avait entrevu Tocqueville quand il montrait que les classes moyennes étaient trop intéressées à la passion propriétaire, qu’entre deux extrémités sociales « se trouve une multitude innombrable d’hommes presque pareils, qui, sans être précisément ni riches, ni pauvres, possèdent assez de biens pour désirer l’ordre, et n’en ont pas assez pour exciter l’envie[4] ».
C’est que le désir d’être propriétaire révèle à son tour un autre désir plus inaugurateur qu’Adam Smith, à la suite de Hobbes, avait mis en lumière : celui d’améliorer sa propre condition. Seulement on ne sait rien du contenu de cette amélioration. Adam Smith apporte une réponse : nous avons tous une représentation, une image d’une vie meilleure. D’où l’importance de l’imagination qui comporte soit des images négatives (misère, souffrances à éviter), soit positives (formes de vie jugées plus conformes à un épanouissement des potentialités humaines).
Cet imaginaire qui se partage entre une vie dégradée et une autre plus épanouissante est au cœur des désirs existentiels de l’époque capitaliste. Nul mieux que Guy de Maupassant dans une courte nouvelle intitulée Aux champs ne l’a mis en valeur[5] : un couple riche propose à deux familles paysannes pauvres d’adopter leur cadet en bas âge : l’une refuse et l’autre accepte. Vingt ans plus tard, l’enfant élevé à la ville est un fringant jeune homme à qui tout sourit, qui a développé ses puissances corporelles et intellectuelles ; l’autre devant ce spectacle se met à mépriser ses parents trop orgueilleux de n’avoir pas « vendu » leur enfant. Maupassant ne fait que présenter les faits, quasi objectivement, et montre qu’une éducation attentive, que des soins protecteurs, qu’une vie dans une relative aisance permettent d’échapper à la misère matérielle et par voie de conséquence à une misère morale. Le conte est d’un réalisme pessimiste, éclairant une certaine fatalité des trajectoires individuelles selon le milieu où l’on grandit. Est-il souhaitable de faire le choix d’une vie mutilée, nous interroge Maupassant ?
L’idéal de perfectionnisme semble composer la motivation profonde de nos sociétés, il passe en l’état des choses par la possibilité de développer les puissances que l’enfant a en propre. Pour l’esprit capitaliste, une certaine aisance matérielle semble synonyme d’un approfondissement des affects de joie ou de création contre des milieux réprimants ou déprimants. Ici le désir de propriété et d’aisance matérielle ne se rattache pas seulement à celui de sauver sa vie mais à celui de vivre sa vie et, si possible, la meilleure et la plus agréable qui soit.
Cet imaginaire qui commande les comportements du capitalisme s’est davantage approfondi à mesure que celui-ci assurait la réalité d’une société d’abondance. L’idée même d’une vie agréable a acquis de nouvelles proportions à mesure de l’enrichissement des sociétés les plus laborieuses. Les besoins premiers étant assurés, les individus ont davantage aiguisé leurs désirs.
On peut toujours penser que ces désirs perfectionnistes sont instrumentés ou déterminés par une industrie du marketing, de la publicité propre à une société de production et de consommation de masse, qu’il est fabriqué avec des stéréotypes sociaux ; ce serait s’interdire de comprendre les motivations profondes qui font agir les individus.
Certes, on ne saurait réduire la « perfectionnite » aigue à de simples aspects de la vanité humaine. Adam Smith avait inauguré cette veine explicative en expliquant le passage du féodalisme à la modernité économique du fait de la vanité des Grands : leur richesse avait été affectée à des dépenses de luxe, à l’achat de babioles. On retrouve d’ailleurs cette thématique déclinée jusqu’à Marx : l’attrait des colifichets, puis des objets « chétifs » (Robespierre) et finalement du fétichisme. La recherche d’une vie meilleure masquerait une recherche infatigable de plaisirs nouveaux, une quête sans fin à la manière érotisante du donjuanisme. Les individus s’identifieraient aux objets qui les entourent, leurs possessions définiraient leur statut, leur rang et même leur estime de soi. On retrouverait également la réalité étudiée par Veblen de la consommation ostentatoire des classes oisives du début du xxe siècle où le luxe tapageur d’une minorité de « people » serait devenu le rêve même de tous ceux qui ne peuvent accéder à cette élite rapace. L’acquisition du superflu ne servirait qu’à la montre, la consommation improductive de biens et de services serait la preuve de la capacité pécuniaire à s’offrir une vie d’oisiveté et il s’agirait par un étalage permanent du luxe inutile d’afficher sa richesse et « d’imprimer la signature de sa puissance monétaire en grosses lettres[6] ».
Il ne s’agit pas de nier la vérité de ces aspects, l’établissement d’un dispositif de la comparaison provocante, la rivalité pécuniaire qui agite la vanité des individus à l’époque du capitalisme. Mais celle-ci prend sa source dans un terreau émotionnel encore plus profond. Cette vanité généralisée repose elle aussi sur un imaginaire. Adam Smith l’avait entrevu sans le développer. Les désirs de richesse, de pouvoir, de gloire renvoient en leur fond à une idée de la « vie plus belle » ou de la « vraie vie » : celle des moyens permettant l’accès à un certain repos mais aussi au souhait d’embellir sa vie, de la rendre esthétique donc chatoyante et agréable à vivre. Ce rêve éveillé qui est au centre de beaucoup d’idéologies (qui ne souhaite pas le bonheur ?), se conçoit de deux manières : soit comme un désir de vivre une vie à soi, créative, artistique et authentique (accroissement de la puissance d’exister, recul des affects d’ennui, de tristesse), soit comme un désir d’évoluer au cœur de la beauté, non pas seulement dans un sens esthétique mais aussi sur le plan des sentiments (amour, amitié).
Le premier de ces désirs que par commodité nous appellerons « la vie belle » est celui que le jeune Marx énonçait ainsi : il y aurait une vie authentique, un idéal de l’humanité où pourraient se déployer « chacun de ses rapports humains avec le monde, voir, entendre, sentir, goûter, toucher, penser, contempler, vouloir, agir, aimer, bref tous les actes de son individualité[7] ». Une vie sensualiste et poétique en somme dont l’idée ferait levier pour distinguer une vie authentique d’une vie aliénée comme l’est celle du travailleur. Norme imaginaire mais qui constituerait une motivation incontournable de nos sociétés. On pourrait alors distinguer l’idée même d’un travail libre et un travail opprimant. Pour Marx, la création artistique était conçue comme le modèle de la liberté où l’homme exprimerait les forces qui font l’essence de son humanité. Cette vie belle où l’homme ne se transforme pas en moyen pour autre chose (le gain) lui permettrait de mieux se connaître, de prendre possession de soi, d’accéder à l’autonomie. Cette conception de l’autoréalisation implique ce que l’on nomme la « critique artiste » du capitalisme si celui-ci empêche la réalisation de cette créativité et Marx aurait fait le vœu d’une époque post-capitaliste qui permettrait de dépasser la seule dynamique de l’individualisme marchand pour une individualisation plus poussée, plus expressive et artistique. Il se peut que cette utopie artiste soit un leurre, œuvrant au profit d’un capitalisme new age transformant à son profit chaque travailleur en un professionnel inventif, malléable, intrinsèquement motivé, sujet consentant d’une concurrence féroce[8]. La figure de l’entrepreneur de soi, du créatif serait alors le ferment idéal du système économique capitaliste.
Il resterait alors l’autre souhait éveillé, que l’on peut nommer la « belle vie » : elle se traduit par un désir d’esthétiser sa vie, d’évoluer dans un environnement de beauté mais également de se définir comme une « belle personne ». Une société qui fonctionnerait bien ne serait plus seulement celle qui permettrait aux individus de développer une identité autonome ou une relation positive à soi-même mais de permettre dans les relations intersubjectives d’évoluer dans un univers plus riche d’affects de puissance et de réciprocité.
Dans l’espace spirituellement vide du monde moderne, se constitue tout un univers d’objets, de figures, de symboles et de métaphores qui résiste à la laideur de la société rationalisée et qui annonce l’attente active d’un monde meilleur. Ces micro-résistances offrent sujets et formes capables de défaire sans cesse l’univers réifié. Tout comme la sociologie de la réception ou celle du travail nous ont montré les marges d’appropriation personnalisées ou collectives des individus face aux stratégies médiatiques ou dans le cadre d’un labeur administré, il existe des images et des comportements oniriques, des îlots de vérités ou des « instants privilégiés » qui défient la structure fatale de l’univers du capitalisme. Il y a dans les manifestations de surface de la société un absolu à l’œuvre. Depuis Simmel jusqu’à Kracauer, en passant par Benjamin ou Bloch, on a appris à lire dans le petit et le détail, le désir de perfection, ou de perfectibilité des individus et à saisir dans les images d’évasion, de changement social, des potentialités d’émancipation sociale. Il y a dans ce qui apparaît comme les purs produits du capitalisme (les industries culturelles, la publicité, la culture, la production et la consommation de masse) des noyaux, non pas de fuite (geste romantique) mais de critique des formes et des rapports sociaux. Ici se joue le mécanisme de ce qui consent et simultanément de ce qui résiste aux éthiques capitalistes. S’expriment dans un certain nombre de ces images oniriques des sentiments de déception, de frustration mais aussi d’attente et de rachat, bref des flux contradictoires activant des émotions variées, autant passives qu’actives. On pourrait réduire ces insatisfactions à une misère de plus en plus mal vécue, à l’avènement de l’homme du ressentiment (dénigrement incessant d’autrui) ; elles font signe vers une autre perfectibilité, non plus instrumentale mais humaniste.
Cela se voit également dans l’admiration de la « belle personne » au sens du « beau geste ». Dans leur effort pour promouvoir une autre anthropologie que celle de l’individu égoïste, les théoriciens de la pensée du don ont eu raison, entre autres aspects, d’insister sur l’admiration commune provoquée par le geste du don[9]. Une sorte d’intuition nous permet d’apprécier universellement les manières bienveillantes d’être et de se comporter. On peut bien sûr voir dans l’homo donator une posture rusée et calculatrice en vue de la reconnaissance, reste que perdure dans nos sociétés le modèle d’une décence qui alimente l’imaginaire d’un monde plus civil, donnant de la valeur à certains agissements, du geste d’amitié sans contrepartie, de l’altruisme sacrificiel, ou tout simplement de l’amour. Ces gestes ont une valeur esthétique, en ce sens qu’au fond de nous, ils sont susceptibles de provoquer une réelle émotion. Le désir d’être aimé correspond en son fond au désir de devenir meilleur au contact et grâce à autrui (que serait de vivre avec des personnes qui ne nous rendent pas meilleurs ?)
La question se pose dès lors de savoir si ces motivations profondes, génératrices d’émotions qui sont au cœur de la compréhension économique de nos existences et qui semblent accompagner le devenir du complexe capitaliste, sont en mesure de s’affirmer dans le jeu même du capitalisme ou si au contraire elles se confrontent à des difficultés et des contraintes telles qu’elles en ressortent dépréciées, dévaluées au terme d’un parcours qui les subvertit en profondeur. C’est toute la problématique présentée par l’œuvre de Weill et Brecht que de nous introduire à ce travail de désenchantement, susceptible cependant de promouvoir une théorie critique pour une réalisation plus authentique de nos existences.
« QU’ELLES NE PÈCHENT POINT CONTRE LES LOIS QUI RENDENT RICHES ET HEUREUX »
Les deux sœurs qui débutent leur voyage en vue de s’enrichir pour faire bâtir un pavillon, se présentent donc dans une homonymie (Anna i et Anna ii). Ce choix du double sororal comme condition de la réussite élimine d’emblée toute idée d’un collectif et montre combien l’institution de l’individualisme a été nécessaire à la mise en place du capitalisme. La trajectoire, faite à la fois d’unité et de duplicité, de solitude et de dédoublement internes, indique que la personnalité de l’individu est perpétuellement en état de tension entre deux entités, entre multiples valeurs.
Ici les qualités requises pour réussir dans le monde capitaliste sont de suite annoncées : « Ma sœur a du charme, moi j’ai le sens pratique[10]. » Beauté et pragmatisme, ruse et sex-appeal deviennent des nécessités pour œuvrer dans un monde de l’adversité. Ce ne sont plus les anciennes oppositions à la Jane Austen (raison/sentiment, sagesse/passion) mais des qualités stratégiques qui sont mises en avant pour la réalisation du rêve américain.
Cet opéra-ballet, nouveauté au moment de sa création, met en valeur le nouveau rôle acquis des femmes qui, après avoir été les possessions des hommes, domestiques et objets d’assouvissement, après avoir été consommatrices et ostentations honorifiques, doivent dorénavant par elles-mêmes devenir autonomes et s’auto-réaliser dans la sphère professionnelle et marchande. La femme est devenue entrepreneuse d’elle-même.
L’ensemble du parcours des deux protagonistes, sorte de personnage unique à double compétence, ne doit se faire que de manière verticale (on ne fait que monter ou descendre, on n’évolue pas dans un horizon d’approfondissement, tout comme la maison elle-même qui empile au fur et à mesure ses briques), sous le signe de l’ascension rageuse, de l’acceptation des hiérarchies existantes, on se situe dans l’idéologie managériale de la performance économique. Ce principe moderne de la performance ou de la prestation, fortement soutenu par le féminisme, se prouve ici dans le refus d’une assignation des protagonistes à la sphère familiale et domestique, dans l’espoir d’un succès dû à leurs seuls efforts. D’autant plus qu’elles vont très vite s’adapter à l’habitus, au savoir-être générés par leur milieu professionnel. Seul le succès sur le marché, devenu le principe évaluateur de la performance, sera le critère de leur valeur. Pour le spectateur, comme sans doute pour le personnage, il est devenu impossible de connaître les réels critères de valeurs quant à leur travail et à leur contribution (ici à la danse, au cinéma…). Seul le succès devient la marque de la valeur sans référence à aucun contenu évaluable.
Une certaine pression contraint les individus à se penser comme des produits et à se vendre en permanence. Le principe fondamental de la pièce est la réification dans le sens donné à cette notion par Lukàcs et plus récemment par Axel Honneth[11] : le vocabulaire de la valeur pécuniaire irradie sur toutes choses et sur les relations intersubjectives : les deux sœurs se présentent ainsi : « Nous n’avons […] qu’un seul cœur, un livret de caisse d’épargne[12]. » La présentation de soi passe par l’annonce de la valeur en caisse, qui vaut un poids fixe (le corps se jauge suivant un prix attendu, avec toute l’idéologie du poids contrôlé, propre aux secteurs de la mode, du sport…) et qui par conséquent se trouve sous le régime d’un contrat révisable (on a la relation employeur/employé qui oblige l’individu à échanger des compétences ou du capital). « À Boston, on trouvait un homme qui payait bien, car il l’aimait[13] », les sentiments essentiels se voient en leur fond pervertis, l’amitié, la sororité même, puisqu’elles se déchireront dans l’avant-dernière station, l’amour est commercialisé par des pratiques de consommation et de biens de luxe. Les individus n’entretiennent plus des relations les uns avec les autres mais procèdent à des transactions, ce qui les oblige à être hypocritement vertueux au moment où la logique est poussée à l’extrême de son essence : « Pourvu qu’elle n’ait pas les dents trop longues sinon bientôt elle fera le vide autour d’elle[14] », s’inquiète la famille.
Contrairement aux écrits de Scott Fitzgerald, la trajectoire n’est pas celle de nouveaux riches, on ne voit pas à l’œuvre un monde du gaspillage ou de l’excès mais de peur de la régression sociale, de l’effacement des petites distinctions tout juste acquises, de la perte des protections et des protecteurs. C’est ce qui se passe au moment d’un déchirement passionnel : « Elle montre son blanc petit derrière, plus précieux qu’une fabrique, le montre gratis aux badauds, aux militaires, au regard profane des places publiques[15]. » Impossible de s’oublier, l’auto-contrôle doit être permanent, la réputation repose sur des aspects si fragiles et on pressent toute la déchéance des individus dont le soi est confisqué par les exigences intramondaines et les puissances aliénantes du « on ».
C’est que les individus ont compris que ce complexe général valorisait les seuls gagnants : eux seuls remportent le gros lot et il n’y a que peu ou prou de lots de consolation. Pas d’éthique du capitalisme possible tant qu’un nombre suffisant de personnes peuvent espérer rester « gagnantes », tant que celles-ci pèseront sur les politiques sociales et la répartition des moyens d’existence. Les plus nantis entretiennent l’illusion de pouvoir faire porter aux autres les conditions de la finitude (besoin, fatigue, stress, accidents du travail…) et rechignent à tout sacrifice.
Brecht et Weill ne proposent aucune piste (sauf la prise de conscience par la théâtralisation des contradictions) pour sortir de cette fatale perversité des motivations existentielles. Le système se nourrit des angoisses des uns et des autres. Il n’est pas sûr d’ailleurs qu’une réforme des mœurs[16], que le simple accent mis sur les paradoxes motivationnels et émotionnels des individus, suffirait à modifier la donne. L’art serait-il la solution ?
Le choix par Brecht et Weill de la figure de l’artiste est en accord avec leur propre vie, il se révèle pertinent du fait même que l’artiste incarne l’idéal d’une vie plus authentique, en quête d’originalité. L’artiste doit apparaître comme un être d’exception au regard du jeu économique. Or la pièce va s’affirmer comme un démenti d’une définition de l’art rebelle à toute domestication par le marché et le pouvoir des institutions. Cela commence dans le deuxième tableau : Anna danse dans un cabaret une chorégraphie rare et originale. N’ayant aucun succès, elle est obligée par sa sœur de se déshabiller, de se faire plus lascive. « Ce n’est pas ça que ces gens-là veulent[17]. » Elle sera, dans le tableau suivant, obligée de ravaler sa colère devant un acteur de cinéma violent avec un animal et invitée à s’humilier devant lui. Enfin, elle devra se conformer aux canons de la profession, en éradiquant toute gourmandise et maigrir (« elle vaut cinquante-deux kilos, nous l’avons achetée à cinquante-deux kilos[18] »). Cette pièce montre toutes les compromissions nécessaires de la figure moderne se voulant la plus originale : une soumission aux critères de la demande, une adéquation aux désirs présumés du public, une impudique concurrence généralisée, la conversion du talent en valeur financière, le free lancing de soi-même et l’acceptation de la tutelle bienveillante des plus nantis du système.
A la fin de chaque tableau, Brecht et Weill montrent combien ce processus d’acceptation des lois du jeu économique se réalise et aboutit à une situation de blasé résigné. À chaque fois que la sœur imprésario tente de consoler sa sœur meurtrie de la dureté des épreuves subies, on entend « Pas vrai Anna ? Oui Anna », ou bien : « Tout le temps je lui répétais : domine-toi, Anna, tu sais bien où ça mène quand on se laisse aller. Elle me donnait raison et disait : je sais bien Anna »[19]. Ces répliques dialogiques consacrent la distance de l’individu à lui-même, il devient l’observateur distancié de sa propre vie, il adopte une attitude purement rationnelle et exempte d’émotion. On a l’installation d’un sentiment diffus de lassitude et de cynisme, d’acceptation résignée de son propre asservissement, d’humilité constante comme nouvel éthos, comme nouvelle organisation émotionnelle. Ce qu’avait bien pressenti Adorno : « On sait à quoi s’en tenir mais on obéit quand même. »
Cela renforce également le devenir flexible, auto-responsabilisé des individus à l’ère du capitalisme. Les deux Anna sont obligées de se déplacer sans cesse d’une tâche, d’un emploi, d’un travail à l’autre, d’une ville à l’autre. Cela détruit tout sentiment durable du moi et renforce l’idée d’une autonomie octroyée ou contrôlée (et non conquise) des sujets.
Cette mobilité spatiale, émotionnelle indique également un autre rapport au temps que l’on pourrait qualifier d’impatience généralisée : au regard des conditions du succès dans un cadre capitaliste, est privilégiée la courte durée, le rendement à très court terme (on ne sait pas de quoi demain sera fait) : elles se donnent sept années pour réussir (comme les investisseurs réclament des résultats rapides) car elles savent que l’âge est un critère discriminant.
Ici, pas de happy end, même si le rêve est réalisé, le parcours qui montrait pourtant la route qui mène de la misère à la richesse a nécessité une corruption de toutes les valeurs initiales, le moi est vidé de ses croyances, de ses idéaux et s’avère creux parvenu au sommet de la consécration sociale. C’est l’éternel retour de l’identique (« nous sommes rentrées en Louisiane où les flots du Mississippi roulent sous la lune[20] »). Pas de récit de vie durable, ni de sentiment d’avoir bien fait quelque chose de précis, les deux personnages n’ont pas l’impression d’avoir vécu une expérience intégrée à leur moi de façon significative. On ne retrouve pas seulement le constat fait par Benjamin ou Adorno de la perte d’expérience, Brecht et Weill imposent leur ironie en décryptant comme mensonge la beautiful story des biographies, la fumisterie de ces récits de vie de ceux qui prétendent avoir eux-mêmes forgé leur destin et croient l’imposer comme modèle méritocratique.
Mais ce n’est pas pour autant une critique romantique du capitalisme ; le retour au bercail, au passé et à la campagne, n’apporte ni réconciliation, ni satisfaction illusoire du parcours fait.
Il n’est pas sûr que cette position « critique » ne réinjecte pas elle-même de la fatalité dans la compréhension du complexe capitalistique. Certes, elle nous montre qu’il n’y a pas de philosophie de l’histoire optimiste et optimisante, que les injustices ne procèdent d’aucune ruse de la raison et qu’il faut se concentrer sur les conflits réels entre l’ordre dominant et ceux qui subissent la violence. L’ironie, qui passe ici par la notion de distanciation chère à Brecht, pourrait avoir le défaut d’entraîner l’acceptation des contraintes du système autant chez les spectateurs que chez les acteurs. Cependant, il y a une autre lecture possible de la pièce, elle a un effet cathartique dans son souci de défétichiser l’existence petite-bourgeoise et ses motivations étriquées. Le récepteur pourrait voir ébranler ses représentations habituelles, sa conscience engluée dans des préjugés et des fantasmes. Au lieu d’une réduction du social à une division brutale entre classes sociales, on aurait la peinture plus fine des médiations et des transitions subtiles. On pourrait y déceler des possibilités d’éroder progressivement l’infrastructure psycho-existentielle des individus à l’ère du capitalisme.
Le processus esthétique doit également s’accompagner d’une action d’ordre politique qui met l’accent sur différentes contradictions, dont celle étudiée ici mais également dans d’autres dimensions : la question écologique (puisque sont mises en danger nos bases naturelles et humaines d’existence), la question démocratique (rééquilibrage des mécanismes de la représentation par des formes directes et participatives) ou encore, une autre perspective en ce qui concerne nos rapports à la propriété (pluraliser les formes de celle-ci en évitant la concentration des moyens, en retrouvant des propositions solidaires, coopératives, associatives, en réinjectant un sens à la notion de service public). Est en jeu un travail renouvelé sur nos affects organisant nos rapports aux autres, à la nature et à nous-mêmes et quant à la qualité de ce commerce émotionnel que nous entretenons avec ce qui constitue le sel de nos existences.
Dans un texte sur la notion de valeur, Durkheim, distinguant les valeurs morales, religieuses, esthétiques et spéculatives de la valeur économique, démontrait que la vie échappait à l’idée d’un intérêt bien compris et d’un consentement aux vices du capitalisme. Il soutenait qu’il y avait « des vertus qui sont des folies et c’est leur folie qui fait leur grandeur[21] », ce sont précisément ces vertus que Brecht et Weill définissaient comme contraires au capitalisme et ils auraient sans doute été en accord avec ce constat durkheimien : « Vivre, c’est avant tout, agir, agir sans compter, pour le plaisir d’agir[22]. »
Tanguy Wuillème*
NOTES
* Tanguy Wuillème, maître de conférences à l’Université Nancy 2 et à l’École des Mines, chercheur au crem, enseigne la philosophie politique et morale. Il est membre du comité de rédaction de la revue Contretemps (<www.contretemps.eu>) et anime l’Université Populaire de Lyon (cours en ligne <http://uplyon.free.fr>).
1 Michel Foucault, « Arrachés par d’énergiques interventions à notre euphorique séjour dans l’histoire, nous mettons laborieusement en chantier des “ catégories logiques ” (1973), in Dits et écrits I, 1954-1975, Paris, Quarto Gallimard, 2001, p. 1324.
[1] Cf. Bertolt Brecht et Kurt Weill, Les sept péchés capitaux, Lyon, Opéra National de Lyon, 2006, 153 pages. Pour l’enregistrement musical, Kurt Weill, Die sieben Tosünden, Arles, Harmonia Mundi, dir. Garben, 1993.
[2] Cf. L’opéra de quat’sous (1928), Le vol de Lindbergh (1929), Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny et Celui qui dit oui (1930).
[3] C. B. Macpherson, La théorie politique de l’individualisme possessif, Paris, Folio essais, 2004 [1962].
[4] Alexis de Tocqueville, « Pourquoi les grandes révolutions deviendront rares », in De la démocratie en Amérique, tome ii, chap. xxi, GF Flammarion, p. 312.
[5] Cf. Guy de Maupassant, Contes et nouvelles, tome i, Classiques Larousse, 1974, pp. 105-111.
[6] Thorstein Veblen, Théorie de la classe de loisir, Paris, Tel Gallimard, 1970, p. 59.
[7] Karl Marx, Manuscrits de 1844, in Œuvres ii, édition établie par Maximilien Rubel, Paris, Gallimard, 1962, p. 82-83
[8] Cf. Pierre-Michel Menger, Portrait de l’artiste en travailleur, Paris, Seuil, 2002.
[9] Pour une récente mise au point, cf. Jacques T. Godbout, Ce qui circule entre nous, Paris, Seuil, 2007.
[10] Bertolt Brecht et Kurt Weill, op. cit., p. 63.
[11] Cf. Axel Honneth, La réification, Paris, Gallimard, 2007.
[12] B. Brecht et K. Weill, op. cit., p. 63.
[13] Ibid., p. 77.
[14] Ibid., p. 81.
[15] Ibid., p. 77.
[16] Ce à quoi finissent par aboutir les propositions de Christian Ansperger (Critique de l’existence capitaliste, Paris, Cerf, 2005) ou de Jean-Claude Michéa (Impasse Adam Smith, Paris, Champs Flammarion, 2002).
[17] B. Brecht et K. Weill, op. cit., p. 69.
[18] Ibid., p. 75.
[19] Ibid., p. 85 et 73.
[20] Ibid., p. 83.
[21] Émile Durkheim, Sociologie et philosophie, Paris, puf Quadrige, 1996 [1911], p. 125.
[22] Ibid., p. 126.