On étouffe dans la vie littéraire de ce qu’on ne peut ni dire ni écrire.
Edmond et Jules de Goncourt
La médiocrité n’est pas une simple absence de qualités, mais la présence d’un talent effronté à étouffer le talent authentique.
Alexandre Zinoviev
J’enseigne au collégial depuis plus de 20 ans. Naïf comme je le suis, je croyais acquérir avec les années un minimum d’expérience. Juste assez pour maintenir intacte une relative confiance en soi, sans laquelle une profession, toute profession, tourne au cauchemar. Or, au fil des nombreuses directives ministérielles, des multiples corrections de devis, des tonitruantes révolutions pédagogiques, le professeur en moi blêmit de fatigue. Comme si l’homo sapiens acceptait mal son évolution, son nouveau destin d’homo reformis.
Dans cette fièvre réformatrice, j’ironise à peine, la lecture de David Solway est une injection de bon sens. Qui n’a rien à voir avec un remède de charlatan. Mais le corps professoral entrera bientôt en agonie si à son chevet ne se retrouvent que les médecins de Molière. Quand il me reste un peu du courage de Toinette, une femme du peuple, j’apostrophe mes collègues victimes des Diafoirus : « [I]ls ont en vous une bonne vache à lait ; et je voudrais bien leur demander quel mal vous avez, pour vous faire tant de remèdes. »
L’expert en sciences de l’éducation ne semble avoir qu’un but : vous enseigner que vous enseignez mal. Un tel constat fait avaler de travers une pilule. Même dorée. Aucun prof n’est sain, tous sont souffrants. Le reconnaître fait partie du traitement choc. C’est d’ailleurs la première étape. Après quoi le professeur accepte d’être patient. De supporter sans le moindre commentaire les niaiseries du jour. Comme celle-ci : le professeur doit animer sa classe. Et moi qui pensais qu’il devait plutôt la réanimer. Puis la tenir en éveil. Au lieu de la bercer comme une enfant que l’on souhaite endormir à tout jamais.
Avant de lire Le bon prof, je ne connaissais pas David Solway, poète, essayiste, mais aussi longtemps professeur de littérature au Dawson College et au John Abbott College. Un compagnon d’infortune à deux heures de route de Trois-Rivières. À deux heures de route du collège où je me sens parfois comme Robinson sur son île. David Solway, un anglophone de Montréal. Toujours ces deux solitudes ; mais aussi ce même combat. J’ai dévoré son essai. J’avais faim de savoir. D’intelligence. De probité.
Lorsqu’il veut définir ce qu’est un bon prof, Solway évoque d’abord les professeurs qui l’ont marqué, qui l’ont invité au dépassement. Les faits avant les principes. Une méthode qui en vaut bien d’autres. Il y a le vieux professeur dont le « murmure monotone » nous manquera, parce qu’on y trouvait une sorte de réconfort. Surtout à présent que le sage n’est pas un homme du dernier cri. Pourtant, un bon prof n’a pas à être au goût du jour, il a à être. Le grand éducateur Alain n’avait pas tort : « J’enseigne moins ce que je sais que ce que je suis. » Un professeur, c’est une vie consacrée au savoir. À l’étude. Aux livres. Une vie – progrès oblige – comme peut-être on n’en vivra plus. Une vie qui est une voix.
Solway nous parle aussi du professeur dont la réprimande inattendue débouche sur de nouveaux horizons, insoupçonnés car négligés. Celui dont la grille de correction se limite à un seul mot : « Insuffisant. » Qui claque comme un coup de fouet. Je me souviens de mon défunt maître, Alexis Klimov. À l’université, et des années durant après que l’on m’eut remis un diplôme, chaque fois que je lui montrais un texte, il me regardait d’un œil torve et me jetait à la figure un laconique : « Peut faire mieux. » Une formule très européenne. Parfois lassante. Mais combien tonique lorsqu’on éprouve de l’admiration pour le professeur qui nous la sert. Plus d’une fois, cet homme m’aura découragé ; mais plus d’une fois, il m’aura poussé à faire mieux. Jamais condescendant, il était l’exigence même. La culture incarnée. Le français en personne. Il ne corrigeait pas ; il sanctionnait, ou refusait. Comment ne pas entretenir de la haine pour un tel homme ? Et Dieu sait que certains l’auront haï. Klimov avait lu Spinoza : « Les pires tyrans sont ceux qui savent se faire aimer. »
Je crois aux vertus de l’imitation. Avant d’être quelqu’un, il faut être quelqu’un d’autre. L’admiration mène à soi. On m’a souvent reproché d’être le disciple de Klimov, et je ne connais pas de meilleur compliment. J’ai retenu de Klimov plus d’une leçon. Qui aujourd’hui encore me sont utiles, une épithète qu’il abhorrrrrrait en faisant rouler les r comme s’il broyait avec ses dents l’utile que d’aucuns prétendent indispensable. Toutefois, je ne remets jamais une copie à l’un de mes étudiants avec cet air dédaigneux qu’affichait mon maître lorsqu’un travail lui paraissait bâclé. Un bon prof, ce peut être aussi un exemple à ne pas suivre. Je voulais ressembler à Klimov ; avec l’âge, sur certains points, je m’éloigne de lui. À ma décharge, cet aveu de Malebranche, qui reconnaissait en Descartes un maître : « Je dois à M. Descartes ou à sa manière de philosopher les sentiments que j’oppose aux siens et la hardiesse de le reprendre… »
De nos jours, soutient Solway, les bons profs sont menacés d’extinction : « La forme a été privilégiée, au détriment du fond[1]. » On pense que « la technique est garante de la substance » (p. 36). Alors qu’il n’en est rien. Le savoir n’est pas un outil parmi tant d’autres. La lecture n’est pas un loisir parmi tant d’autres. La recherche n’est pas une activité parmi tant d’autres. Pour un professeur, mémoriser, élargir, résoudre, sont des verbes d’action. Des compétences aussi nécessaires que transversales. Le bon prof ne satisfait jamais sa libido sciendi. Parce que chez un être humain normalement constitué le désir de connaissances grandit toujours. À moins d’être, sur le plan intellectuel, un eunuque.
Hélas, la stérilisation de l’esprit se pratique de plus en plus. Dès lors, on assiste à la naissance, écrit Solway, « d’une nouvelle race d’instructeurs […] passés maîtres dans la communication de connaissances qu’ils ne maîtrisent pas » (p. 37). Au diable le savoir ! Seules comptent les techniques d’enseignement. La pédagogie occupe le devant de la scène. Les disciplines, avec leurs exigences propres – puisqu’une discipline reste une discipline –, se tiennent en coulisses. Comme si le conseiller pédagogique devenait le seul acteur de l’école. Lequel, trop souvent, s’accommodera d’un rôle de composition. Du genre : benêt de service.
Dans les officines du pédagogisme, on parle d’éducation comme un robot fait des phrases. Ce n’est plus de la science, c’est de la science-fiction. On vit dans le meilleur des mondes. Les slogans remplacent les idées. Aldous Huxley nous avait prévenus : « Soixante-deux mille quatre cents répétitions font une vérité. » Un exemple : le cours magistral. Combien de formateurs répètent dans les collèges que le cours magistral est dépassé ? Fini ? Révolu ? Statistiques à l’appui. Or, chaque fois que j’ai demandé à un formateur où il prenait ses statistiques, je me suis heurté à un silence. Comme si j’étais un bon sauvage qui essaie de parler le volapuk. Pour désigner ce langage pédagogo bon chic bon genre, Solway utilise une belle expression, un néologisme à retenir, le « cryptolecte » (p. 251).
« [L]e meilleur enseignement, affirme Solway, se fait toujours a capella » (p. 167). Dans une langue qui rompt avec le quotidien. Une langue soutenue. Claire. Précise. Une langue qui refuse les dissonances entre les principes et la conduite. Une langue ancienne et vivante à la fois : le chant de l’espèce humaine. Celui qui place l’apprentissage au cœur même de la vie. Un professeur qui maîtrise sa langue maternelle respecte ses étudiants. Il témoigne d’un monde où la forme et le fond restent insécables. Si l’étudiant doit apprendre à bien écrire et à bien parler, le bon prof doit savoir bien écrire et bien parler. Curieusement, à ma connaissance, rarissimes sont les perfectionnements pédagogiques qui portent sur l’art de bien parler et de bien écrire. Mais sur la science du temps perdu en compagnie d’experts, l’offre dépasse la demande.
Où sont les directeurs dans tout cela ? Que pensent-ils, notamment, de ces attaques en règle contre le cours magistral ? Écoutons Solway : « Un jour, le directeur aux allures de nounours de l’école secondaire fréquentée par ma fille, adversaire des cours magistraux et ami autoproclamé des élèves, m’informait, au cours d’une conversation, que “ l’enseignement face à face était démodé ”. Je lui ai demandé si cela signifiait que l’enseignement dos à dos était devenu la mode. » (p. 167) Ce directeur aux allures de nounours se retrouve un peu partout dans nos institutions. Comme si le clonage était déjà permis. Comme si les directeurs ne suivaient qu’une seule direction : la mauvaise. Celle qui corrompt la vie pédagogique. Or une maxime nous enseigne que « le poisson commence toujours à pourrir par la tête ». Pour que l’éducation retrouve un peu de sa fraîcheur perdue, peut-être faut-il laisser les profs un peu plus à eux-mêmes.
Dès que je commence un cours de littérature, je rappelle à mes nouveaux étudiants que l’être humain possède de 100 à 150 milliards de neurones, que chaque neurone peut échanger des informations avec 10 000 autres. Que par rapport à un jeu de dames, le jeu d’échecs est plus complexe et que, par conséquent, il a plus de possibilités, qu’il réclame une mémoire plus entraînée, une intelligence plus vive. Je rappelle aussi qu’aucun étudiant parmi eux ne souhaiterait avoir un jeu vidéo trop facile. Que le défi réside précisément dans les nombreux pièges et obstacles qu’il faudra éviter. Et que le français n’échappe pas à cette règle.
À mes étudiants, je fais également remarquer que sur le plan génétique, notre proximité avec la levure est de 50 %, qu’elle atteint 80 % avec la souris, et se chiffre à 98,7 % avec le chimpanzé. Quelle est donc alors la nature de ce 1,3 % qui fait d’un homme autre chose qu’un singe ? Réponse : la grammaire. Le langage. Et si certains grands singes ont réussi à apprendre près de 900 mots, je vois mal comment un étudiant du collégial pourrait être fier de n’en apprendre aucun. Et si pour lire Shakespeare, il faut savoir que cette œuvre compte plus de 24 000 mots, je vois mal comment un étudiant du collégial pourrait être fier d’en connaître dix fois moins. Ce n’est peut-être pas la meilleure des pédagogies, mais c’est tout de même juste assez de science, juste assez de culture, pour faire de l’homme une bien drôle de bête, capable d’être Mozart ou Einstein, Bergman ou Faulkner.
On m’accusera d’élitisme. J’en ai l’habitude. Mais j’ai grandi dans un milieu où les livres étaient aussi rares que les comptes en banque. Sur la pauvreté se greffait la misère. La culture aura signé l’heure de ma délivrance. Le refus de l’humiliation. On échappe à la servitude par des mots. Par un premier mot : non. Le « non » d’Antigone. Celui commenté par George Steiner : « Dire non avec espoir. » La révolte commence dans les livres. Dès la petite école. Aussitôt que l’enfant découvre qu’une autre réalité est toujours possible. Que l’imagination est la fille du rêve. Les puissants le savent, c’est pourquoi ils préfèrent un peuple crétinisé à un peuple instruit.
Au nom de la démocratisation de l’enseignement, mais au mépris du peuple, une certaine gauche universitaire, lénifiante, avilissante, sociologisante, fonctionnariste, aura adopté comme mot d’ordre une insulte : « Abrutissez-vous ! » N’apprenez plus à écrire ni à lire, ne respectez plus les règles de grammaire, ne vous cultivez plus, changez le monde en restant ce que vous êtes. Du « savoir rend libre » de Condorcet, on est passé au « savoir nous emmerde » des soixante-huitards. On renverse une poubelle sur la tête du philosophe Paul Ricoeur, puis on met le savoir à la poubelle. Résultat : une jeunesse voulue marxiste incapable de lire une seule ligne de Marx. Des mesures débilitantes travesties en doctrines pédagogiques. Des étudiants dépourvus de tout sens critique assujettis aux lois du marché. En bout de ligne, une démocratisation de l’enseignement qui assure le triomphe des valeurs spéculatives. De tout, le fric fait foi. L’étudiant est un client ; l’enseignement est un produit ; le diplôme est à vendre.
Ouvrons L’enseignement de l’ignorance, de Jean-Claude Michéa, un homme de gauche pour qui le peuple est autre chose qu’un fonds de commerce, lisons cette note en bas de page qui se termine par quelques lignes de Liliane Lurçat : « À partir de 1972, [en France] la culture littéraire – dénoncée comme bourgeoise – cesse d’être le pivot de l’enseignement du français. Pour les psychopédagogues de l’époque – très marqués par le scientisme de Bourdieu – il s’agissait d’opposer à “ l’usage culturel de la lecture, au rôle formateur des œuvres, à l’importance du patrimoine littéraire dans la formation de l’esprit l’idée que la lecture sert à s’informer et à se documenter ”[2]. » S’informer, peu importe de quoi. Se documenter, peu importe comment. Le Québec allait bientôt suivre. Et l’on a vu débarquer dans les collèges des thuriféraires de la sacro-sainte compétence. Grâce à eux, les étudiants allaient faire des miracles tout comme les usines soviétiques devaient produire plus de biens. Ou les champs plus de blé.
Mais tôt ou tard l’idéologie se craquelle. On se rend compte que la sécheresse ne produit aucun fruit. Alors on jette l’opprobre sur les profs. On déplore leur manque de collaboration. Leur refus du changement. Leur combat stérile contre le progrès. On leur demande de serrer les rangs. De mieux garnir leur coffre à outils. De se perfectionner davantage. Ah ! cet incontournable perfectionnement qui masque les imperfections du système. Cet argent que l’on dépense sans compter. Cette fameuse rétention des élèves dont Solway précise qu’elle « n’a rien à voir avec la capacité des élèves à retenir ce qu’ils apprennent et tout avec l’impératif de les retenir dans les cours sans égard à leurs mérites » (p. 110). L’école moderne, l’école rassembleuse, l’école récréo-touristique. Celle que le grammairien Richard Mitchell, cité par Solway, réduit à un but : « Consolider le terre-à-terre à travers l’accumulation de l’insignifiant. » Faire plus avec moins, c’est ne rien comprendre à l’éducation ; l’objectif des chantres de la cause pédagogique, rappelle Solway, c’est plutôt de « faire moins avec plus » (p. 111). Et on y arrive très bien. Avec le temps, et avec la complicité de chaque professeur, on finira par trahir chaque étudiant.
Alors, comme dirait l’autre, que faire ? Ne pas baisser les bras. Lire et relire Solway. Conclure avec lui que « si la vérité ne nous libère pas nécessairement, elle peut au moins nous rendre plus forts » (p. 268).
Christian Bouchard*
NOTES
* Christian Bouchard est professeur au Collège Laflèche de Trois-Rivières.
[1] David Solway, Le bon prof. Essais sur l’éducation, trad. de l’anglais par Y. Amzallag, C. Ayoub et E. Bos, Montréal, Fides, 2008, p. 35. Les prochaines références à cet ouvrage sont indiquées entre parenthèses dans le corps du texte.
[2] Liliane Lurçat, Les Destructeurs de l’enseignement élémentaire et ses penseurs, Paris, François-Xavier de Guibert, 1998, p. 53-54.