Toute époque est par définition bruyante, c’est entendu. Toute époque est entichée d’elle-même et de ses préoccupations, et croit avoir accompli de grandes choses lorsqu’elle découvre, disons, les lois de la perspective, l’usage de la vapeur, le vers libre ou le langage binaire. Mais de toutes les époques bruyantes qui se sont succédé, la nôtre est sans doute la plus disposée à s’enchanter du présent qu’elle croit avoir fabriqué, non pas de toutes pièces, il lui faut raison garder, mais des tâtonnements, des erreurs et des approximations de ses prédécesseurs. La religion du progrès demeure le plus tenace des systèmes de pensée. Son credo malaxe sans relâche une demi-douzaine de mots, certains, « liberté », « bonheur », « originalité », élevés au rang de dogme, d’autres, « contraintes », « élite », à celui de péché.
Le mot « élite » est particulièrement et universellement honni, et s’il est encore utilisé dans le langage courant, c’est comme une cible, même si les armes sont chargées à blanc. La vindicte populaire peut bien s’en prendre aux élites économiques, politiques ou sportives, elle ne remet jamais vraiment en cause un rôle qui donne tant à rêver. L’éducation se drape dans la vertu d’un diplôme pour tous, avec force jargon et certitudes pédagogiques, en négligeant d’instruire ses meilleurs sujets, de donner une culture générale à ses maîtres, voire de transmettre des connaissances. Cependant, c’est dans l’art que « élite », le mot et la chose, est le plus férocement combattu. Sur ce terrain, de vraies armes sont brandies par une coalition d’alliés objectifs qui s’ignorent, tels : l’industrie aux doigts d’argent, une classe politique de plus en plus ignare, des aides publiques sur la défensive, le cheval emballé des médias, la toute-puissance du paraître, les grosses ficelles du divertissement, les masses indifférenciées d’un public où se mêlent la paresse des uns, le snobisme des autres, beaucoup d’ignorance satisfaite, une foi candide dans les jugements d’une certaine critique volontairement aveugle sur ses intérêts, ses présupposés et ses oukazes, tandis que sur tout cela souffle un vent d’amnésie – l’air du temps, quoi.
Vertueux ou sincères, tous les démocrates auront beau faire, l’art, comme le désir amoureux, est la chose la moins démocratique au monde, en cela qu’il repose d’abord sur des dons singuliers. L’expression de ces dons, la formation de l’artiste, l’éducation du public, la réception et la diffusion des œuvres, l’imprévisible alchimie qui préside aux rapports de l’artiste avec son temps et sa société, dans tous ces domaines la pensée démocratique a prise et doit s’exercer sous peine de se trahir elle-même. Le fait-elle assez ?
Pendant ce temps, les combats font rage sur le terrain de la création. L’idée de ce dossier est venue en les observant. Et si on demandait à quelques créateurs et penseurs choisis, essayiste, musicien, poète, metteur en scène, artiste plasticien, de réfléchir à la composante aristocratique de leur discipline ? Ils n’allaient pas s’embarrasser de précautions oratoires, puisque nous étions en guerre ; le mot « élite » serait donc lâché. Ils allaient se donner un interlocuteur fictif – ô combien plausible –, réfractaire à leur art et tenteraient de lui en montrer la spécificité. Alors, par le jeu de la lecture, la discussion s’engagerait, faisant peut-être reculer, comme on dit volontiers en face, les ténèbres de l’ignorance.
L’exercice était périlleux, car il obligeait à radicaliser la nature foncièrement solitaire de l’acte créateur, en reléguant au second plan la fonction sociale de l’œuvre d’art, tout aussi essentielle. La perspective ne risquait-elle pas d’être faussée ? En réalité, la relation avec l’autre fut au cœur de la réflexion, comme on le lira maintenant.
S’appuyant dans un premier temps sur Jan Patočka, l’essayiste Lakis Proguidis, directeur de la revue L’Atelier du roman, analyse avec finesse la féconde tension qui doit pouvoir s’instaurer entre le connu, qui fait consensus, et le non encore connu, qui invite au décentrement. Mais que se passe-t-il quand de pseudo-élites, ayant fait leur lit de l’ignorance ambiante, prennent le pouvoir et pulvérisent l’idée même de centre, de tradition et de passé ? Les mises en scène de Koltès, Plath, Bachmann ou Müller qu’a signées Brigitte Haentjens plongent au cœur du langage théâtral. La même fait entendre ici la saine et royale colère de l’artiste devant les certitudes de ses interlocuteurs, alors qu’elle-même vit dans le doute et l’inquiétude. Avec un sourire tout pédagogique, le compositeur Michel Gonneville entraîne le lecteur, ou plus justement l’auditeur, dans les arcanes de la musique actuelle, puis lui lâche la main : entend-il, dans cette musique, ce que le compositeur y a mis ? Le poète Paul Bélanger, par ailleurs directeur des éditions du Noroît, donne à voir la résistance du poème au monde dans les répliques mêmes du dialogue imaginaire qu’il rapporte dans ces pages. Le plasticien et écrivain Rober Racine, en toute simplicité, exprime le seul point de vue qu’il puisse envisager, s’agissant des arts visuels et du public, soit le mouvement qui, dans le silence, part de soi et va vers autrui.
« Il y a, en art, des problèmes de circonstances et des problèmes essentiels », écrivait Jean Schlumberger il y a un siècle, en guise d’ouverture, dans le premier numéro de la nrf[1], revue dont on a assez dit qu’elle était née des affinités et de la curiosité de quelques esprits d’élite. « Les premiers, poursuit Schlumberger, se renouvellent tous les 15 ans, tous les 30 ans ou tous les demi-siècles, selon qu’ils sont affaire de mode, de goût ou de mœurs. Plus ils sont éphémères et plus ils absorbent l’attention. Quant aux problèmes essentiels, ils ne sont jamais à l’ordre du jour. »
À un siècle de distance, l’un de ces problèmes essentiels trouve ici une nouvelle formulation. Mais est-elle nouvelle ? qu’est-ce que l’art ? quelle est sa fonction ? sont des questions qui ne trouveront jamais de réponses définitives, et c’est tant mieux. Simplement, notre époque leur a ajouté ce qu’elle croit une évidence : l’art pour tous, compris de tous, pratiqué par tous. À ce totalitarisme, il fallait bien répondre.
Marie-Andrée Lamontagne
NOTES
[1] Celui daté du 1er février 1909, en réalité le second premier numéro, après le départ manqué du 15 novembre 1908. Les Éditions Gallimard ont souligné récemment le centième anniversaire de la revue en reprenant en fac-similé ces deux publications inaugurales.