Quand les habitants de Königsberg passaient sous les fenêtres de Kant, ils baissaient la voix. Ils prenaient soin de ne pas le déranger. Comprenaient-ils les écrits du maître ? Absolument pas. Ils respectaient le travail d’un de leurs semblables qui appartenait à leur élite. Mieux, ils considéraient comme leur devoir de le protéger. Ils savaient, intuitivement, qu’il était leur philosophe, que ce qu’il construisait les concernait aussi. Ils étaient le peuple, il était l’élite. Kant recevait leur silence respectueux comme un signe d’encouragement à poursuivre le plus loin possible sa quête philosophique, solitaire et quasi insaisissable au commun des mortels.
Le défi qui se dresse en permanence devant les artistes et les philosophes appartenant à un peuple vivant, à une société normale – le contraire absolu des agglomérats actuels d’individus fermés qui s’entrechoquent –, n’est pas de faire « différent » (difficile, impénétrable, solipsiste) mais de faire mieux. Dans ce sens, l’art et la philosophie ne peuvent être qu’aristocratiques : ceux qui les pratiquent tentent toujours de donner forme à ce que leur communauté a de meilleur dans son tréfonds.
L’œuvre d’art résulte du travail d’êtres humains exceptionnels, talentueux. L’art considéré comme une activité au service du meilleur et du jamais vu auparavant, du nouveau, est toujours affaire d’individus. Il n’y a jamais œuvre d’art collective. Ce sont des individus qui ont conçu les cathédrales des xiiie et xive siècles en France et ailleurs. Simplement, nous ne connaissons pas leurs noms. Tous cependant, ceux qui signent leurs œuvres et ceux dont nous ignorons le nom, sont collectivement motivés. Le talent est individuel, la motivation créatrice est collective.
Cependant, l’homme qui ne serait que collectif, absolument voué à un groupe, est par nature conservateur, sa tendance ontologique est à la répétition à l’infini de son identité. Mais cet homme n’a jamais existé et, probablement, n’existera jamais. Car l’homme, jusqu’à preuve du contraire, est un être composite, à la fois collectif et individuel, à la fois pareil à ses semblables et exceptionnel. Sinon, il n’y aurait ni civilisations, ni régimes politiques, ni États, ni empires, ni ethnies, ni langues nombreuses, ni œuvres d’art. La création est impensable sans la présence, au sein de la communauté, d’individus qui, à un moment, se sont aventurés, ne fût-ce que sur une minuscule portion, à franchir le cadre collectif, ô combien stable et inflexible. Ce ne sont pas les Athéniens du ve siècle qui ont ajouté le deuxième acteur sur la scène tragique, c’est Sophocle. Ce ne sont pas les citoyens de l’éblouissante Florence du xiiie siècle qui se sont mis à composer les strophes de La Divine Comédie, c’est Dante. Ce ne sont pas les aventuriers espagnols des xve et xvie siècles qui ont imaginé Don Quichotte, c’est Cervantès. Seul l’individu crée, la société assimile. Mais elle n’assimile que si elle est vivante, que si c’est elle qui motive ses artistes exceptionnels.
Aussi longtemps qu’à l’intérieur d’un groupe humain les liens sociaux sont solides, le fameux fossé entre le peuple et les élites dont on parle tant aujourd’hui n’existe pas. Les meilleurs sont censés produire le meilleur d’eux-mêmes, qui sera forcément étranger aux habitudes et aux goûts du jour. La prétendue difficulté de quelques œuvres est le prix à payer afin que ledit groupe humain ait conscience de sa valeur créatrice, autrement dit de sa condition et de son destin historiques.
« L’histoire, écrivait Jan Patočka dans ses Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire[1], n’est pas autre chose que l’ébranlement de la certitude que représente le sens donné. Elle n’a pas d’autre sens, pas d’autre but. Pour le mauvais infini de l’existence précaire des hommes au monde, existence compliquée aujourd’hui par l’affirmation planétaire de masses habituées à la flatterie et à des revendications croissantes au point de devenir la proie facile de manœuvres démagogiques, ce sens et ce but sont cependant largement suffisants. » [C’est moi qui souligne.] Notons que ces Essais ont été écrits en Tchécoslovaquie communiste au début des années 1970. Bien avant la chute du communisme, qu’il n’a d’ailleurs pas connue, Patočka s’intéressait à autre chose que la simple opposition au régime oppresseur dont était victime son pays. Il s’inquiétait du « mauvais infini », à savoir la possibilité de voir bientôt surgir des sociétés humaines à qui l’histoire, la création humaine, ne diraient plus rien. Ce qui est précisé quelques lignes plus loin : « Il se peut aussi qu’on ait mal posé la question sur le déclin de la civilisation. La civilisation en soi n’existe pas. La question serait plutôt de savoir si l’homme historique veut encore avouer l’histoire. »
Le « mauvais infini » est la répétition à l’infini du même. Ce que Patočka appelle « sens donné » correspond exactement à l’homme considéré sous son seul aspect collectif. Le « sens donné » est, pour ainsi dire, la part sociale de l’homme. Il « représente », dit Patočka, « la certitude ». C’est la force centrifuge, la force qui pousse toute société humaine vers la stabilité, vers le connu, vers l’esthétique dominante. Et c’est très bien ainsi. Sinon, l’« ébranlement » n’aurait aucun sens. L’histoire n’est pas l’ébranlement pour l’ébranlement, la subversion pour la subversion, elle est « l’ébranlement de la certitude que représente le sens donné ». L’histoire est un duel perpétuel entre deux adversaires, osons l’oxymoron, amicaux : l’ébranlement et le même. L’ébranlement nous arrache au même. Le même nous procure la certitude qu’il y aura toujours du sens à partager avec les autres.
Ce duel est à l’œuvre depuis la nuit des temps. Or Patočka se demande si c’est encore le cas, « si l’homme historique veut encore avouer l’histoire ». Son inquiétude, et les faits sont là pour en prouver le bien-fondé, a de quoi nous surprendre : formulés il y a presque quatre décennies, dans un pays plutôt isolé du reste du monde, les propos de Patočka acquièrent aujourd’hui l’allure d’une prophétie. Nous sommes au début des années 1970 dans la Prague communiste et Patočka parle déjà d’une situation « planétaire » de masses « habituées à la flatterie et à des revendications croissantes ». Et « habituées », précise-t-il, à un tel degré de dépendance que le premier démagogue saura faire d’elles ce qu’il veut.
Depuis, les choses se sont clarifiées. Les démagogues n’ont pas tardé à monter sur scène. Ce sont nos élites économiques, médiatiques, publicitaires et artistico-médiatiques. Élites autoproclamées, s’entend. Car d’une élite, elles n’ont que le nom, la marque. Pour le reste, elles ne diffèrent en rien de Monsieur-tout-le-monde. Elles font un avec la masse. Comme les masses évoquées par Patočka, elles aussi sont habituées à la « flatterie » et aux « revendications croissantes ». Ou alors, en effet, elles diffèrent, se distinguent de la foule en ce qu’elles s’adonnent avec acharnement à une activité qui leur assure incontestablement une place à part : elles se sont mises à discréditer systématiquement et sans répit les véritables élites des lettres, des arts et de l’esprit, à savoir, tout ce qui rappellerait à l’homme son aspiration au dépassement de soi. À juste titre, d’ailleurs. Leur rôle consiste à instaurer une fois pour toutes le « mauvais infini », à colmater la moindre fissure par où se glisserait la lueur d’un quelconque ébranlement.
Un peuple digne de ce nom est attentif à son élite. Peu lui importe de comprendre immédiatement ou pas ce qu’elle fait. Il embrasse ses œuvres avec enthousiasme. Il les comprendra plus tard. Ce qui compte, c’est son sentiment de faire partie d’une société créatrice, d’une société qui « veut encore avouer l’histoire ». L’art est forcément réservé à une élite en ce qu’il est l’œuvre de rares individus. J’ajouterai, une élite à l’intérieur de l’élite. Mais cette élite si haut placée, si hermétique parfois, si bizarre et capricieuse d’autres fois, est forcément populaire. Sinon elle n’est pas une élite, mais un déchet parmi les déchets.
Cependant, si les choses sont si nettes, si c’est le propre du peuple de se reconnaître dans son élite, on peut se demander comment il se fait que nos élites continuent à jouir de privilèges apparemment intouchables. Si elles ont usurpé le pouvoir et l’aura des vraies élites de jadis, ne devrait-on pas s’attendre à ce que leur médiocrité soit tôt ou tard démasquée ? Détrompons-nous : nos pseudo-élites, en particulier artistiques, règnent grâce à l’instauration d’une pseudo-esthétique que personne ne peut remettre en cause sans risquer d’être rejeté dans les limbes du passé. Il s’agit justement de l’esthétique qui rattache l’homme à son temps.
Deux adjectifs semblent avoir été spécialement inventés afin de rendre invisible, tout en le consolidant, le fossé entre les élites des sociétés pré-postmodernes et celles qui tiennent le haut du pavé aujourd’hui : contemporain et subversif. Commençons par le premier mot. De nos jours, qualifier telle ou telle œuvre de contemporaine la valorise automatiquement aux yeux des… contemporains. Notre monde devient, si je peux me permettre le néologisme, tautochronique. Tout se passe comme si l’homme n’avait plus qu’un seul désir, par ailleurs inexplicable, mystérieux : s’enfermer dans son temps, dans ses œuvres à lui, dans ses images à lui, afin de s’adorer, voire s’idolâtrer, se contenter jour et nuit de son narcissisme mortuaire, bref, selon les termes de Patočka, ne plus avouer l’histoire.
Je parle de désir « mystérieux » parce que l’inauthenticité actuelle de la vie artistique crève les yeux. En effet, que signifie une œuvre d’art faite pour être qualifiée de « contemporaine » sinon que dès sa conception elle est déjà destinée à la disparition, comme tout produit consommable dans ce monde ? Que représente un peuple ému exclusivement par ses propres productions sinon qu’il n’est rien qu’une clientèle infiniment recyclable ? Qui mène le bal ? Mais voyons, l’élite. D’ailleurs, il faut autant de talent et d’ingéniosité pour faire un monde et l’orienter vers le haut que pour le défaire sans être immédiatement exclu de la société humaine.
C’est ici, à ce moment crucial où le contemporain peut apparaître dans toute sa futilité qu’intervient le deuxième adjectif : subversif. Que l’art soit subversif par essence, c’est l’évidence. Créer signifie subvertir ce qui est. Alors pourquoi tant de tapage ? Pourquoi cette surenchère, cette inflation, cette avalanche d’œuvres plus subversives les unes que les autres ? C’est que, à mon avis, le subversif du contemporain, le subversif qui accompagne le contemporain comme s’il était son ombre, ne désigne aucunement l’intention de dépasser ce qui est. Le subversif à l’ère du contemporain, à l’ère du présent éternel, signifie sortir du passé, se détacher esthétiquement de tout ce qui peut rappeler de près ou de loin le passé, sa beauté et son sens inépuisable. L’opération est extrêmement subtile : on espère, en évacuant le passé de l’âme des contemporains, y instiller l’amour unique et incontournable du présent. Ce qui est joyeux dans ce tour de passe-passe, c’est qu’en gros on bâille, on va à la pêche à la ligne et on remplit les stades. Définitivement, la vraie élite artistique nous fait amèrement défaut.
Pour éviter tout malentendu, j’ajoute que de nos jours se créent de grandes œuvres artistiques, comme toujours. Des œuvres, musicales, plastiques, littéraires, chorégraphiques et cinématographiques d’une valeur exceptionnelle, unique, comme toujours. Ces œuvres tirent leur importance de leur dialogue avec le monde et avec les formes connues et assimilées, non de la date de leur naissance. Ce sont des œuvres difficiles, souvent impénétrables et, comme toujours, elles sont rares. Ces œuvres méritent, par conséquent, tous nos efforts pour être découvertes, analysées, commentées et partagées avec nos semblables. Ajoutons que, tout compte fait, le danger n’est plus désormais du côté de l’écart grandissant entre ces œuvres-là et l’aptitude du peuple à les apprécier à leur juste valeur, mais du côté du non-écart entre nos pseudo-élites et le soi-disant peuple.
Je disais plus haut que le désir qu’a notre monde de rester collé à son présent est inexplicable. Nous le vivons, nous le sentons, certes, mais le mystère reste entier. Pourquoi les choses sont-elles ainsi ? Pourquoi l’art qui fait tourner la machine, l’art institutionnalisé, semble-t-il si satisfait de notre présent ? Pourquoi se délecte-t-il de sa révolte contre le passé tandis qu’il s’enfonce chaque jour davantage dans sa condition d’insignifiance et d’éphémère ? De quoi est-il fier ? Ou de quoi a-t-il peur ? Mystère. Opacité totale. N’essayons pas de les dissiper. Il s’agit d’énigmes existentielles auxquelles seules les œuvres d’art peuvent nous initier. Les œuvres de tous les arts ? me demandera-t-on. Je ne sais pas. Mes préférences vont au roman. J’ose affirmer que ces préférences s’expliquent en grande partie par le fait que, à mes yeux, seul l’art du roman est de taille à se mesurer avec ledit mystère. Peut-être parce qu’il est le seul art qui, resté un peu en arrière, resté toujours en contact avec sa tradition, sait créer, parfois par des œuvres d’une difficulté inimaginable, sans jamais prendre le peuple en grippe. Ne nous étonnons donc pas si le peuple sait reconnaître les siens. Il sait qu’il y a des romans à première vue « incompréhensibles ». Mais il se reconnaît dans son élite romanesque qu’il n’appelle, et pour cause, ni « contemporaine » ni « subversive ». Il sait que les œuvres de cette élite sont nécessaires.
Lakis Proguidis*
NOTES
* Lakis Proguidis est essayiste et critique littéraire. Il a écrit, entre autres : Un écrivain malgré la critique – essai sur l’œuvre de Witold Gombrowicz (Gallimard, 1989) ; La Conquête du roman – de Papadiamantis à Boccace (Les Belles Lettres, 1997) ; De l’autre côté du brouillard – essai sur le roman français contemporain (Nota bene, 2001, Canada). Écrit actuellement un essai sur Rabelais. En 1993, il a fondé la revue trimestrielle L’Atelier du roman ; 58 numéros parus.
[1] Jan Patočka, Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, trad. E. Abrams, Lagrasse, Verdier, 2007.