Quiconque a passé une radiographie pour le haut du corps a entendu la technicienne en radiologie prononcer ces mots : respirez... cessez de respirer... respirez. À quoi pense une personne à qui on demande de cesser de respirer pour se faire radiographier ? Également, à quoi pense celle qui demande l’équivalent de : vivez, cessez de vivre, vivez. Le temps de quelques secondes, le drame de l’existence se joue devant l’invention du physicien allemand Wilhelm Röntgen. Devant cette scène, personne ne s’intéresse à ce qui se déroule là, sauf, sans doute, l’assistante de la technicienne. Il y a là le drame de la vie et de la mort et personne pour y prêter attention. Imaginons maintenant que cette technicienne doive prendre la radiographie de mille personnes simultanément. Respirez... Cessez de respirer... Respirez. À quoi pensent mille personnes, nues sous une blouse bleue, ouverte à l’arrière, à qui l’on demande de cesser de respirer, de mourir pendant quelques secondes, le temps que les rayons x traversent le corps humain ? Enfin, représentons-nous mille techniciennes en radiologie devant prendre la radiographie d’une seule personne. Respirez... Cessez de respirer... Respirez. Quelle masse sonore incroyable sortira de ces milles poumons en prononçant cinq mots, juste eux, dans une salle de radiologie.
En analysant ces radiographies, un ou mille radiologistes liront sensiblement la même chose sauf si la direction de l’Institut de radiologie leur demande de noter clairement ce que chaque personne pensait au moment de cesser de respirer.
Tout cela est étrange.
J’ai réfléchi quelques fois à la question qui nous est posée ici. Au moins une fois, j’ai eu l’impression d’être cette question. Très souvent, j’ai eu l’impression d’être ce lecteur qui n’est pas du nombre. Cela est fugitif, insaisissable, bref. Une respiration. Cela m’a déjà entraîné dans des discussions sans fin, des emportements passionnés avec amis et collègues. Puis cela passait. Cela se transformait en une brise philosophique, une constatation, rien de très important. Alors, prenait place en moi un calme, une méditation nourrie de liberté. Ces étapes suivent toute prise de conscience.
Je pourrais parler d’éducation, de développement de publics, de sensibilisation. Tout cela est important dans une société pour créer des ponts entre la création et l’individu qui recevra celle-ci. Je ne le ferai pas ici. Je connais des sociologues, des éducateurs, des pédagogues merveilleux qui le feront beaucoup mieux que moi. Parce qu’au-delà de cela, la question qui nous est posée ici doit être posée aussi aux musées, galeries, centres d’art, établissements d’enseignement, médias. Un de leurs rôles n’est-il pas de diffuser notre création, d’amener le public à la découvrir ? J’écrirai plutôt comment cela se passe lorsque je crée une nouvelle œuvre.
Quand je commence une nouvelle création, c’est d’abord à elle que je m’adresse. Il n’y a ni lecteur, ni spectateur, ni auditeur. Il n’y a personne. Il y a ce que je fais, ce que j’explore, ce que j’essaie, ce que je poursuis. Le public est l’œuvre en cours et moi-même. C’est beaucoup. La solitude est toujours là qui veille, tel un œil extérieur essentiel. Si une amie me demande : « À quoi travailles-tu en ce moment ? », je suis souvent incapable de répondre. Ou alors, je dis des généralités : « J’écris. Je dessine. Je compose. » Parfois, je me surprends à dire : « En ce moment, je ne fais rien. Je lis. J’étudie. Je prends des notes. » Ce que je fais tous les jours depuis plus de 35 ans maintenant. À la limite, je deviens ce « toi, lecteur, qui n’est pas du nombre ». Cette personne existe en moi. Peut-être vit-elle en chacun de nous. Face à ma création, elle lève souvent la main et dit : « Présent. »
Je ne pense pas au public parce que je suis dans un inconnu qui a besoin de solitude pour naître. Il n’y a pas de place en moi pour cette question. Elle ne me vient jamais à l’esprit. Parce que cela a peu d’importance à ce moment-là. J’écris pour moi, je publie pour les autres. Il s’agit d’une offrande. Je n’ai pas à créer un best-seller formaté tous les six mois. C’est peut-être une chance. C’est d’abord un choix.
Des mots me viennent : prière, méditation, respiration, contemplation, liberté, solitude, silence, témoin. Là est la zone dans laquelle j’aime vivre et créer. J’imagine que les personnes qui s’intéressent véritablement à mon travail viennent d’une telle zone. Je ne le sais pas.
Dans l’absolu, des millions de personnes pourraient être témoins de ce que je fais. Et alors ? On se dit : Bon, des millions de gens ont entendu mon poème symphonique, lu mon livre, vu ma pièce de théâtre, mon exposition. Souhaitons qu’il y ait eu au moins un instant de magie pour eux. Mais comment le saurais-je ? Comment savoir ce qu’ils ont pensé, ressenti, vu, entendu, capté de l’œuvre véritablement ? Plus le nombre de témoins (spectateurs, visiteurs, auditeurs, lecteurs, etc.) sera élevé, moins j’aurai de chance d’entrer en contact avec l’un d’eux. Cela ne m’indiquera pas que ces gens se sont intéressés à ce que j’ai fait. Être là ne signifie pas être intéressé.
Aujourd’hui, nous sommes sept milliards d’êtres humains sur la Terre. Combien de personnes rencontrons-nous vraiment, en tête à tête, dans notre vie ? Pas beaucoup. Pourquoi faudrait-il que ce soit différent avec la création ?
L’écrivain qui écrit pour un lecteur idéal et qui a le bonheur un jour de le rencontrer et d’échanger avec lui est un écrivain comblé. Dès lors, peut-être n’écrira-t-il plus que pour lui. Ce lecteur idéal existe dans toutes les activités humaines. C’est celui ou celle qui lira tout, verra tout, entendra tout, captera tout dans une œuvre. Cet être existe. L’idée n’est pas de s’adresser uniquement à lui. Bien sûr que non. Nous souhaitons tous, peut-être, secrètement ou ouvertement, que l’œuvre soit reçue par le plus grand nombre. Chacun a ses raisons (argent, amour, pouvoir, ego, reconnaissance, besoin de plaire, etc.). Mais nous n’avons aucun contrôle.
Lorsque j’assiste à un concert, à une œuvre chorégraphique, à une pièce de théâtre, lorsque je visite une exposition ou que je bouquine, je suis toujours étonné qu’il y ait au moins une autre personne à mes côtés. Qui est-elle ? Pourquoi est-elle là ? Que vient-elle chercher ? Comment va-t-elle recevoir l’œuvre ? Je ne sais pas véritablement qui s’intéresse à ce que je fais.
En arts visuels, contrairement aux arts de la scène, on ne voit pour ainsi dire pas le public. C’est un groupe liquide qui coule, fuit un peu partout dans le musée, la galerie, les foires ou autres biennales. Le visiteur entre et sort à son gré à toute heure du jour comme dans un moulin ou une boutique de vêtements. Il semble anarchique, désorganisé. On dirait un papillon qui se pose d’une fleur à une autre. Il bouquine lui aussi. Bien souvent, il passe plus de temps à lire les cartons et informations qu’à regarder l’œuvre. C’est son droit. Dans une exposition, observez comment un visiteur circule. Il semble téléguidé, voulant embrasser du regard tout ce qui s’offre à lui. S’il s’immobilise devant une œuvre, comptez dans votre tête : une seconde, deux secondes, trois secondes… Si vous arrivez à 120 et qu’il est toujours devant la même œuvre, c’est un événement. Ce visiteur vient de se métamorphoser en spectateur. Je caricature à peine.
Pourquoi ce que je fais intéresse-t-il au moins une autre personne ? Pourquoi faut-il que cela intéresse quelqu’un ? Et si ça intéressait davantage les oiseaux que les humains ?
Le nombre. Pour plusieurs, le succès est relié au plus grand nombre. Un million de personnes ont vu une exposition, une chorégraphie, une pièce de théâtre, acheté un livre, un disque, et on parle de succès. Pourquoi (hormis d’un point de vue financier) ? Qui nous dit que ce million d’individus a aimé ou s’est intéressé à ce qu’il a vu ? Si sept personnes ont acheté le dernier livre d’un écrivain, pourquoi dit-on que ce livre est un échec ou, plus poliment, un succès d’estime ? Si ces sept personnes ont aimé le livre, c’est un succès. Personne n’est obligé d’être le témoin de quoi que ce soit. Nous le savons tous. Ce qui se passe entre une œuvre et un témoin – un seul ou un million de témoins – n’a aucune importance. Un million de témoins, c’est seulement un million d’une personne unique. C’est tout. Il faut espérer qu’il se soit passé quelque chose de merveilleux, de beau, d’intense, de l’ordre de la révélation, idéalement. Un ami chorégraphe m’a dit un jour : « Lorsque les lumières se ferment dans la salle et que le rideau se lève, que tu sois à Vienne ou Sept-Îles, qu’ils soient 3 000 ou 32 spectateurs, la même chose se produit : un être humain souhaite vivre une expérience unique. »
On peut appliquer cette réflexion à la création en général. Je ne connais personne qui crée pour une élite. Je ne connais personne qui fasse partie de cette élite-public. La société dit être fière de « ses élites » – l’élite sportive, l’élite intellectuelle, et d’autres encore – censées représenter les meilleurs. Si votre création est associée (par qui au fait ?) à une élite-public, cela est suspect. Ici on parle d’élite, ailleurs ce sera sectes, clans, écoles, chapelles, etc. Je ne crois pas à cela en création. Cette catégorie fantôme flotte dans l’air comme un brouillard antique. Serions-nous tous des oracles de Delphes dont les signes et énigmes ne seraient compris que d’un tout petit nombre ? Non. Tout cela est une question d’attitude et de temps dans la vie. Si vous lui en donnez l’occasion, si vous lui donnez du temps et quelques repères, chaque individu sur cette planète peut vivre une expérience unique avec n’importe quelle œuvre, la plus simple ou la plus complexe. La communication se fera comme elle se fait avec une personne dont vous ne parlez pas la langue au départ.
Je suis du côté de la méditation, du silence, de la patience, de la longue fréquentation de quelques œuvres. Le prosélytisme me fait horreur. Lorsque j’offre quelque chose, j’espère que cette chose sera reçue. C’est tout. À partir de là, je n’ai plus de contrôle et je ne tiens pas à en avoir. Lorsqu’on m’invite à parler de mon travail, peu importe le public, j’accepte toujours avec plaisir. Puis, je retourne dans mon bureau et prépare la suite sans d’autre attente. Mais il faut bien un public, me dira-t-on ? C’est vrai. Si une personne s’intéresse à ce que je fais, c’est un cadeau. Qu’il y en ait peu, ça devient presque beaucoup. Si c’est un public, je n’y peux rien. Mais à partir de quel nombre « peu » devient-il « beaucoup » ? Si une seule personne m’écoute parler et qu’au même moment, dans la maison voisine, un millier d’autres écoutent mon voisin, je ne vais pas faire un jugement de valeur sur ces auditeurs, ni sur mon voisin. Il y a un public pour chaque chose, en son temps. Beethoven disait au sujet de ses derniers quatuors à cordes : « C’est pour dans 50 ans ». Gustav Mahler : « Mon temps viendra ». Des phrases de ce type ponctuent l’histoire de l’humanité depuis la nuit des temps.
Si le lecteur de cet article n’est pas du nombre de ceux et celles qui s’intéressent à ce que je fais, peut-être est-il en train de faire une radiographie de tout cela.
Rober Racine*
NOTES
* Rober Racine est artiste et écrivain. Il a créé depuis 1973 une cinquantaine d'œuvres visuelles (dont Gustave Flaubert : Escalier Salammbô, Le terrain du dictionnaire a/z, Les 1 600 pages-miroirs, Le parc de la langue française, Les voiles de la lune, Spica) présentées dans des galeries et musées d'Amérique, d'Europe, d'Asie et d’Australie. Il a publié depuis 1992 un texte dramatique (Le cœur de Mattingly), un récit (Le dictionnaire) et trois romans, dont L’ombre de la Terre, en 2002, aux Éditions du Boréal. En 2007, le gouvernement du Québec lui remettait le prix Paul-Émile-Borduas (arts visuels) pour la qualité exceptionnelle de son œuvre. (<www.rober-racine.com>)