L’homme libre n’a besoin de rien exclure, de rien condamner.
H. de Keyserling, Journal de voyage d’un philosophe
J’avais rêvé de critiques cinglantes, de l’inconscience qui aurait poussé un auteur à être méchant avec moi…
Mais non.
Je sors donc des lectures critiques de mon ouvrage un peu déçu – pas de cadavres démembrés en perspective, pas de ruines fumantes ni d’odeur de sang dans l’air…
Je me retrouve en fait globalement stimulé, et ragaillardi. Le texte qui suit, pour retourner la stimulation…
On me permettra une petite page de réflexions libres avant d’attaquer le vif du sujet.
Mon livre est né d’une absence. D’un éloignement. Puis d’un entre-deux.
Le navire hésite à poursuivre sa route, stoppé en pleine mer, sous le plein ciel, avec panne définitive et mer des Sargasses à bâbord et triangle des Bermudes à tribord. Il y a pire que l’exil : il y a l’entre-deux-pays où l’on sait que l’on risque de mourir. Même pas de cimetière, alors, juste une fosse commune. Entre-deux c’est nulle part. Fini le chez-soi, bienvenue monsieur Personne !
Québec est le navire et le petit point qu’il est devenu à l’horizon, bientôt aboli. On a compris que rester à bord donne envie de partir, mais qu’une fois dans l’eau, on n’a pas nécessairement envie de se taper l’Atlantique pour être « ailleurs ». Mais voilà : on a plongé, et le navire s’éloigne… Seule consolation qui n’enlève rien à la précarité de la situation : on a exclu définitivement la nostalgie et sa pente naturelle : rentrer pour se faire citoyen de Saint-Alexandre-de-Kamouraska ou de Brossard, s’y enclaver, tirer les volets, se promener entre forêt, salle de billard et centre commercial, et attendre la fin de l’hiver. À Saint-Alexandre-de-Kamouraska, à Saint-Charles-de-Bellechasse et à Brossard, on est sûr de ne jamais rêver d’Europe…[1]
Bien. On a atteint l’autre rive. On ouvre les yeux. Brisé mais content. Petit pincement : c’est un 24 décembre, sans Nat King Cole ou Frank Sinatra (« I’ll be home for Christmas »), sans musique de Noël, sans rien. Et jamais Johnny Hallyday, qui fait baver la France « rock », éternellement moderne à l’ancienne, ne sera de mon monde…
Je suis d’Amérique et de Thoreau, Kerouac, J.-C. Harvey, Miller et Morrison. Ma musique, c’est Delius, Ives, Mahler, Satie, Gershwin et Samuel Barber. Mes imprécateurs, ce sont Karl Kraus, Vadeboncœur et Larose, Pound, Hamsun et Carlyle. Je ne vois pas là de « pays ».
Un progrès : je n’efface plus le passé. J’assume. Mais j’avoue avoir besoin de crampons pour me stabiliser dans mon vieux « nouveau monde » (le paternel disait, parlant de l’Europe, « les vieux pays », où il y avait tout le respect, toute l’admiration du monde…).
Finie la nostalgie. Au moment d’écrire ces lignes, ma tristesse de la petitesse de mon ancien petit monde, ce fabuleux Québec qui s’estompe, me rappelle l’envie, tout aussi émue, de la France et de l’Europe chez les Québécois (« on te trouve chanceux ! ») : au fond, mes Québécois aussi sentent que leur Québec est petit, et je me dis que oui, le lendemain du 24 décembre au soir, je serai « quelque part » ce « chanceux » dont ils parlent. Québec devient lentement un mot. Une idée. C’est terrifiant à dire, mais pendant des années, à distance, j’ai tenté de m’y mouler, de m’y réchauffer, mais quelque chose, comme une main dans le dos, me propulsait au dehors.
On ne me propulsera plus nulle part… Et je plante mes crampons dans ma nouvelle terre.
Et maintenant, le plat de résistance (littéralement)…
PREMIÈRE RÉPLIQUE : À MESSIEURS TANGUAY ET BERTRAND
Une « contradiction » fut mise au jour par monsieur Tanguay : je serais à la fois pour et contre le métissage. Eh bien, oui, puisque amour et détestation de la chose se jouent à des niveau différents – fin de la contradiction.
Je suis, oui, en faveur d’un métissage agissant, mais en art (relire l’Annexe iii), puissant moteur interne d’innovation. À un autre niveau, oui, je suis pour la diversité culturelle sous toutes ses formes, et non, je n’applaudis pas à priori « l’autre », l’immigrant ou l’étranger : il n’a, ni par nature, ni dans les faits, toutes les qualités décrétées automatiquement enrichissantes dans ou par certains milieux de la rectitude politique – et même si c’était le cas, j’aurais horreur des « vertueux » hypocrites qui s’insurgent du même élan contre l’« autochtone » osant lever le petit doigt pour pointer sa « différence » à lui… Horreur des hypocrites, et du deux poids deux mesures.
Question à monsieur Tanguay : Qu’est-ce que c’est que cette peur de la « contradiction » chez des universitaires que l’on espère être un tout petit peu des intellectuels ? La contradiction doit être montrée du doigt dans une argumentation, puisqu’elle détruit l’argumentation même, mais ailleurs, qu’est-elle d’autre qu’un signe de la complexité du réel ? Viendrait-il à l’idée de n’importe quel philosophe, patenté ou non, de reprocher à Nietzsche ses « contradictions » ? Ferait-on d’aussi longues études pour ignorer le rapport entre la « contradiction » et ce qui, à un autre niveau, s’appelle « antithèse », celle, oui, de la célèbre formule marxienne ouvrant sur une possible et salutaire synthèse ? Monsieur Bertrand l’a peut-être compris, qui nuance, parlant de la France : « […] le pays hégélien par excellence… [où] c’est toujours par le conflit que l’on passe à un niveau supérieur de vivre-ensemble ».
Je réaffirme donc – pardon pour la répétition : il n’y a pas « contradiction » quand les niveaux de considération changent.
Cela dit, je suis gré à monsieur Tanguay de m’avoir éclairé sur le mode d’intégration des étrangers en France, où le cas de monsieur Semprun discuté par moi devient plus compréhensible, et ma situation d’« exilé » plus conceptuellement exigeante que je ne l’avais d’abord cru.
Je passe vite sur ma « défense consternante de l’antisémite Roger Garaudy », copier-coller hyper-simpliste des attaques qu’on entend ici chaque semaine dans le journal Le Monde. Tapez donc dans Google, cher monsieur, question d’éclairer minimalement votre lanterne : « Pascal Boniface », et « l’antisémitisme : qui veut la peau de Pascal Boniface ? ». Le problème, c’est qu’en France, on a pénalisé l’antisémitisme, et que les organismes soi-disant représentatifs de la communauté juive, le crif en tête, qualifient tout et n’importe quoi d’antisémite, y compris l’excellent ouvrage de l’auteur mentionné Est-il permis de critiquer Israël ?[2]. Rappel édifiant : ces gens-là ont tout fait pour faire congédier monsieur Boniface, partout respecté… Mes propos sur « les juifs du Canada et de France » sont, n’ayez crainte, monsieur Tanguay, passablement « éclairés »[3]…
Petits détails terminaux
Mes interlocuteurs cherchent fréquemment des explications de type « psychologique », quitte à ce que l’objet de l’analyse, moi en l’occurrence, se sente alors dans la problématique du « cas », par définition « inquiétant ». Je voudrais ici encore rassurer tout le monde. Oui, le livre verse à l’occasion dans « l’auto-analyse » (Bertrand), mais non, le « dilemme » qui effectivement m’habite (sans être totalement schizophrénique…) ne fait pas de moi un être « aliéné au sens où il ne s’éprouve vraiment ni comme Américain ni comme Français » (Tanguay). Je dirais beaucoup plus précisément : je me sens, dans toutes mes fibres, nord-américain francophone, et pas du tout français (presque une insulte…). Et la littérature française, demanderez-vous ? Oui, quelque part elle m’a formé, mais réfléchissons. Quel rapport entre ma France vermoulue, mes lectures balzaciennes, proustiennes, et flaubertiennes, et la télé française des quizz, des « soaps » et des Loft Story d’aujourd’hui ? J’ai peur que cette France littéraire à laquelle on se réfère trop souvent ne soit de fait une vieille potiche reléguée, même en France, dans les salles « antiques » d’un Louvre puissamment imaginaire[4]…
Je n’aime, en France, que les esprits ouverts, ou mystérieux. Donc Le Clézio, et sa belle tête d’Américain. Donc Julien Gracq… Ajoutez-en deux ou trois autres, et vous aurez le total de ce qui m’attache encore à la « littérature française »…
Je voudrais terminer cette première réponse sur un ton positif, en soulignant la très belle définition de la culture que Tanguay me donne. Je cite : « L’effort constant sur soi-même pour préférer le beau au laid, le raffiné au vulgaire, et l’esprit à la bêtise. » La culture comme effort, comme montée ou remontée de Sisyphe, sale et suant, désespéré, avec, sur les épaules, l’énorme rocher de la bêtise humaine, béate, je trouve cela éclairant, stimulant, engageant.
Bref retour à monsieur Bertrand, dont la prose très empathique me touche, mais qui, citant en tout et partout 24 mots du livre, glose, plus qu’il ne le critique, sur un seul chapitre de mon livre, celui portant sur le nationalisme québécois. J’ai toutefois beaucoup aimé qu’il parle de la France, « ma patrie d’exil » ou lorsqu’il rappelle – je l’ai peut-être oublié en cours de route – que « la France piétine, certes (on dit volontiers qu’elle est “bloquée”), mais elle cogite, elle se cherche. Son défaut congénital est peut-être de trop réfléchir et de ne pas se chercher aussi dans l’action », ce qui, en quatre lignes, résume parfaitement l’une de mes plus profondes convictions.
SECONDE RÉPLIQUE : À MONSIEUR SOCQUÉ
Et maintenant, la pièce de résistance : monsieur Socqué, de la digne Sorbonne, et dont le style, quand il oublie son prestigieux port d’attache intellectuel, m’a secrètement ravi !
Je ne vais pas répondre dans tous les détails à son long article, fouillé, documenté, et dans l’ensemble « joyeux » mais développer les points suivants :
1. Sa critique
2. Les remarques, suggestions ou aperçus intéressants
3. Quelques désaccords
La critique
Je ne puis que me réjouir, venant d’un philosophe de la Sorbonne, de l’évidente déstabilisation provoquée par mon livre Un Québec si lointain : histoire d’un désamour. Comme en témoigne la liste qui suit des qualificatifs appliquées à l’ouvrage, la vingtaine de pages de monsieur Socqué constitue un véritable florilège de compliments – déstabilisants… – et sans que les pots accompagnant généralement les fleurs ne sifflent trop souvent à mes oreilles…
Oui, je me réjouis d’avoir « contrarié », « stupéfait », « effaré », « consterné », « pétrifié » un penseur ; c’est un signe de santé, et il m’en saura gré un jour. Je remarque par ailleurs que les nombreuses nuances, reprises, précisions et corrections apportées à ses propres propos montrent qu’il a tout compris – ou presque.
Mon livre est donc « déroutant… », « ovni livresque », « d’une hybridité et d’une liberté formelles assez inouïes », un « édifice baroque » (pour moi, le compliment !), marqué par une « quantité foisonnante des thèmes et des débats », une « luxuriante profusion d’orientations thématiques et stylistiques », une « radicale prolixité […] décuplée par […] un principe de prolifération stylistique débridant et démultipliant », où des « liaisons inusitées s’avèrent parfois intéressantes et se révèlent précieuses » et où certaines « prouesses digressives […] frôlent les sommets atteints dans l’impérissable Tristam Shandy » (je suis là, j’en remercie l’auteur de la critique, en gênante et prestigieuse compagnie…)[5].
Que souhaiter de mieux (ou de pire ?). Mais une critique, bon dieu ! Heureusement, ma position sur la commission Bouchard-Taylor est jugée « au mieux banale, au pire candide », et il arrive, paraît-il, que nous frôlions par moments le « capharnaüm indescriptible dans lequel il [l’auteur] installe parfois son lecteur » ; il y aurait aussi de ma part une « aliénation douloureuse et jubilatoire » – exact – où paraît-il je me complairais – faux. Mais l’essentiel n’est pas là : un vague malaise m’envahissait au fur et à mesure de ma lecture, malaise dont je cernais mal les contours. Le terme « aliénation » m’a subitement éclairé.
« Aliénation », liée à une panoplie de termes du genre très sérieux, m’a rappelé qu’il était un peu normal qu’un philosophe m’applique sa grille de lecture professionnelle. Mais voilà : habille-t-on un pingouin avec des paillettes, ou une marquise dans une peau de grizzly ? Or, j’ai écrit un « essai » – on n’est pas loin d’essaim… – un essai, je répète, et pour enfoncer le clou, je dirais, pour paraphraser un certain Magritte parlant de sa pipe : « Ceci [mon livre] n’est pas un essai. » Ca va, là ?
Donc je m’essaye. Je me suis essayé.
Je n’ai écrit ni un traité, ni une étude savante, encore moins un texte philosophique avec obsession maniaque du détail, caché ou non. Tout en étant heureux que l’on m’indique de possibles dédales et labyrinthes philosophiques infinis où n’importe quelle pensée finit par s’enferrer, je répète : je ne suis pas philosophe. Cachez-moi ce sein, que j’ai un peu trop vu !
Or monsieur Socqué a tout fait pour me mettre le nez là contre…
Il y a, dit-il, ici une absence de « cadre bien défini », là, un manque de « lien d’ordre théorique ou conceptuel » ; plus loin, je n’ai pas « toujours su apprécier la géologie du stéréotype », ailleurs, il y a un défaut de « pertinence » – et j’avoue avoir franchement bougonné quand j’ai entendu qu’il aurait souhaité une « réduction phénoménologique de l’expatriation »… Excusez-moi, mais en quelle langue me parle-t-on, là ? Surtout : que vient faire cette panoplie de termes très dignes dans un « essai » que l’on vient de qualifier de « baroque » ? J’avais salué bien bas, en la personne de mon interlocuteur, l’artiste capable d’émotions vives, je retrouvais le philosophe, chape de plomb déposé sur mon « Ca », réduit à couiner sous la couverture !
Confidence ? Je crois à l’avant Big Bang, d’où est né « l’ordre dans l’Univers ». L’avant. Et je tolère mal, je l’avoue, que l’on pense imposer un « cadre », si prestigieux soit-il, à un volcan.
Je comprends, bien sûr. C’est moi le premier, qui ai invoqué Heidegger, et l’immense et plus que salutaire Sloterdijk. Mais en passant, comme fusées éclairantes dans la nuit de notre grande époque (K. Kraus). Ma « position philosophique » ? J’aime Heidegger parlant de Heine ou Hölderlin, et Nietzsche félicitant Descartes d’avoir décrit l’homme comme machina[6].
Me lisant, monsieur Socqué sent qu’il a affaire à une pensée, ça fait plaisir à entendre, et il voudrait qu’elle soit claire, cohérente, et qu’elle donne au moins l’impression qu’elle va quelque part. C’est normal. Il interroge le sens des anecdotes rapportées par moi – travail proprement philosophique que je respecte[7]. Il redoute, parlant des Français ou de n’importe qui d’autre, les généralités, les clichés, les stéréotypes. Bravo ! Moi aussi[8].
Un petit mot là-dessus que j’avais prévu placer dans la partie 3, « Quelques désaccords ». Il y a moins ici « désaccord » qu’invitation à réfléchir. Je crois en effet qu’au moins deux de mes trois interlocuteurs, sur une question au moins, partagent la même légèreté de penser, et j’ai nommé les fameux « clichés » sur les Français (d’ailleurs rassemblés par moi dans un paquet pour mieux les évacuer, dès la page 4 du livre !).
1) Les « clichés » ont mauvaise réputation, je l’ai dit. Je le sais. On oublie, les dénonçant, qu’ils ne sont pas nés de rien.
2) S’ils se répandent et durent, on peut avoir affaire non à un « cliché », mais tout bêtement, à une bonne grosse évidence, comme le gros caillou dans les petits souliers des philosophes… Je sais bien que « l’évidence » est beaucoup trop « vulgaire » pour faire partie des considérations philosophiques ; que dans d’autres domaines, elle est malheureusement revendiquée par beaucoup de leaders populistes, mais de grâce, ne sautons pas sur l’instrumentalisation de l’évidence par de grandes gueules éphémères et parfois dangereuses comme prétexte pour écarter des évidences criantes ! Je donne un exemple : ce n’est pas un « cliché » ou une généralisation excessive de dire que les Français ont une propension à l’arrogance (je suis poli…) – c’est une vérité que tentent de combattre les Français éclairés eux-mêmes, comme ce vice-président d’un énorme conglomérat français, parti en 2006 faire une tournée asiatique pour expliquer que « les Français ne sont pas seulement arrogants, prétentieux ou suffisants, mais [… etc.] » Quand une multinationale reconnaît la prégnance d’un stéréotype dans ses affaires, elle reconnaît, sinon une vérité philosophique, à tout le moins et tout bêtement, une vérité concrète que moi j’appelle « évidence » (et je refuse que l’on se dédouane en disant que c’est une pure affaire de « perception », ou alors j’insisterai pour demander : d’où vient cette perception ?) ou pour employer l’heureuse expression de monsieur Socqué, un fort « coefficient de réalité » : le Français désagréable et partant détesté n’est donc pas, quoi qu’il en dise, une « invention québécoise ». Voyageons un petit peu, écoutons les gens parler… Quand ils réagissent aux attitudes françaises, ils ne sont pas tous des racistes ou des ploucs, quand même…
3) J’accorde que le « cliché » doit être interrogé dans la durée, où il devient inquiétant, car il a toutes les chances de devenir une forme fixe, vide, et avec le temps, un pur réflexe, bref un empêchement de penser. Le cliché, par nature – mais existe-t-il une « nature » du cliché ? Sans doute que non – n’obéit qu’à la force de gravité. Constitué d’évidences lourdes, il tend à s’enliser, à nous engourdir, comme le batracien lentement englouti par son crotale…
4) Enfin, je ne saurais trop souligner la concision et la justesse du verdict de mon interlocuteur quand il écrit : « Toute la validité et l’intérêt de la démarche de Dubois découlent de la conviction inverse que la distance, l’écart, suscitant la perte de cette intimité, aménagent un point de vue important sur une culture et procurent l’occasion d’une connaissance concurrente de cette culture, en raison de possibilités inédites d’objectivation et grâce à l’éclairage comparatiste ainsi assurés. » Le cliché ou le stéréotype menacent donc déjà moins, s’il y a « des possibilités inédites d’objectivation »…
Vues et remarques pertinentes
Merci à monsieur Socqué de quelques fines remarques et suggestions :
1) Oui, je le reconnais, je suis « plus fâché avec la forme classique de l’essai qu’avec [mon] Québec natal ».
2) Oui, « beaucoup de ce qui dans ce livre serait à ranger dans la rubrique très générale de la critique culturelle m’a semblé indépendant dans sa substance du fait que celui qui produit cette critique se trouve à être un expatrié (ou un exilé de l’ennui), un Québécois en France ».
3) Oui, ma déception du Québec se rapproche de l’inquiétude d’un Fernand Dumont sur un certain « vide spirituel québécois ». « Spirituel » me fait un peu peur : j’opterais pour un « manque de transcendance », l’appel d’air suscité par un monde matérialiste mondialisé qui ne trouve plus son « air » que dans la performance financière, technique ou économique, « fenêtre » obligée des peuples mineurs. Sans religion ni spiritualité rassembleuses, sans secte compensatoire, sans rien pour unir, solidariser le corps social, que reste-t-il des possibilités de transcendance ?
4) Socqué pointe une piste intéressante : nos perceptions, dit-il en substance, (celles du Québécois par le Français et inversement) seraient tout autres si l’on s’attardait à « l’angle mort de la réflexion sur ces questions », soit la relation entre les groupes en présence, très concrètement, entre individus de France et du Québec. Précisant son idée, il en lance deux autres : pour bien comparer les deux entités nationales, il serait intéressant d’aborder la question des rapports hommes-femmes – une Française un Québécois – non dans le but de nous croire, Québécois, banalement « plus évolués » – autre cliché lourd de beaucoup de vérités… – mais justement pour mieux comprendre certaines différences… pré-existantes, parfois mises au jour par « l’interaction » elle-même. L’émotion, et non l’étude sociologique, a fait que mes rapports personnels avec des Françaises ont échappé à toute possibilité – ever ! – d’intériorisation ou d’auto-analyse… Puis, et j’avoue être vierge en la matière, Socqué propose de bien observer les rapports entre Québécois en France. J’appartiens, peut-être à tort, à la catégorie non mentionnée par lui des Québécois se méfiant à priori de l’image que renvoient leurs congénères… Que voulez-vous ? J’ai aussi enseigné la communication et les techniques publicitaires, et l’image me fascine, me terrifie. Les « intégrés » me puent au nez, surtout si la signalisation de l’intégration est l’accent français quasi impeccable comme défi lancé à « l’épais d’en face », moi ; quant à ceux qui ne bougeront jamais d’un pouce, fiers de se montrer en tout « différents » des Français en soulignant à gros traits leur québécitude, j’en ai secrètement honte… Bref, j’ai le choix entre fréquenter des « épais » et être l’épais d’un tiers solidement « intégré » – merci beaucoup, conclus-je en prenant mes jambes à mon cou, et recourons aux bienfaits de la solitude réflexive, et de la lecture du Devoir sur Internet – regrettable retour à la case départ, je le reconnais…
Quelques désaccords
J’aurais aimé que monsieur Socqué donne au moins un exemple des « légendes » que j’aurais inventées sur les Français… Je n’ai le goût ni le temps d’« inventer » quoi que ce soit en la matière. J’additionne les expériences, j’écoute beaucoup, je regarde, et quand le total va à peu près dans le même sens, je me permets, oui, je le reconnais, une généralité qui, accompagnée de son présent intemporel, a toutes les allures d’un cliché. J’y reviens plus bas.
Non, je n’ai pas distingué nationalisme et indépendantisme, pour la simple raison qu’il s’est écrit 200 livres sur le sujet, et que l’on se comprend sur l’essentiel, je crois. Un des postulats de l’essayiste est : quitte à ce que certains malentendus bloquent les « experts » en pattes de mouches, ici frustrés de n’avoir trouvé ni mouches, ni pattes desdites, évitons de farfiner. Trêve de « nuances sophistiquées et rectifications importantes » quand tout le monde comprend ! Mon chapitre sur le nationalisme voulait dire simplement, en substance : allons-nous, Québécois, un jour tourner la page sur les « formes », autrefois déclarées magiques, de l’indépendance [9] ? Surtout – mais baissons ici la voix, et pas seulement par modestie… – que les « rebelles » déjà annoncés par Jean-Charles Harvey sont, dans mille domaines, sans complexes, et secrètement admirés par un paquet de monde dans le monde…
Ma citation enthousiaste de Mahler – en substance, la boucler, si on n’est pas génial – déclaration jugée « insensée » n’est pas totalement inconsciente des conséquences qu’elle entraîne. Or Dubois parle, donc peut-être se croirait-il génial ! Mais non… Et c’est la preuve qu’il ne faut pas tout prendre au pied de la lettre – et chercher le vrai message de Mahler : on en a assez des ritournelles et du ressassement ! Que se lève enfin quelque imprécateur, dont le feu et la fougue feront un instant croire en d’autres possibles !
Rappel important, pour ne pas que l’on pense que je serais partisan d’une forme ou l’autre de débraillé intellectuel : quand je dis « tout ici est vrai et son contraire », le « ici » traite explicitement, 8 pages avant la fin, de la nostalgie incertaine de l’auteur sur le siège 14 B de son Airbus en partance pour Montréal. Ce serait faire preuve d’une extrême « élasticité intellectuelle » que d’insinuer que je vois cette formule comme pouvant s’appliquer à la vie intellectuelle en général. J’ai dit « ici », coincé sur mon banc d’Air Transat, où je ne savais plus trop, non, et je parlais alors de sentiments, si je voulais vraiment revenir. Relire Jean Larose et moi-même – qui me semblent avoir finement et définitivement senti tous les tenants et aboutissants de la question – disciples, s’abstenir… (ces deux dernières lignes écrites avec un sourire, bien sûr).
Enfin, et ce fut à mon tour d’être estomaqué, j’entends monsieur Socqué me dire que mon livre « manque de vitriol ». Première fois, je le jure, que l’on me reproche d’être trop bon. Depuis toujours, je suis entouré de gens qui trouvent que « j’exagère », que je « polémique inutilement », que je suis « dur », « cinglant », et tutti quanti. Merci, donc, et infiniment, pour cet encouragement à un peu plus de férocité[10]. Mais je comprends peut-être. Ici encore, Socqué m’a fait replonger dans la lecture de mes imprécateurs préférés : Kraus, Carlyle, Thomas Bernhard, Pound, Hamsun… Je crois avoir saisi, quand on a décidé de jouer son va-tout, ce que peut vouloir dire « oser la haine » (surtout) de ce que l’on aime… Socqué ne parle pas de haine, il vise une « efficace », il voudrait, si l’on a décidé d’aller loin dans la rupture, mais d’abord dans l’analyse, aller au bout des choses, de son sentiment. Cesser d’être gentil quand l’on prétend assommer. Et ne pas faire prendre la massue pour une fessée rituelle de « qui aime bien châtie bien »…
Merci…
APPENDICE SUR LE CLICHÉ, QUI BIEN SÛR ME TARAUDE…
Proposition 1
Et s’il n’y avait qu’une différence de degré, un « dégradé » conceptuel, voire un simple décalage entre le « cliché » dénoncé comme fixation mentale, l’« instantané » photographique, qui relève du constat, et l’« habitus » social (E. T. Hall) comme contenu/conséquence de la forme partout reconnue du « code » (« tout est codé ») ? Avant de préciser mon propos, je rappelle que cette riche question me vient de la définition même du cliché faite par Socqué (« ce qui structure une perception, balise les registres d’une description, mais manifeste un autre type d’efficace, dans l’adhésion à un comportement précis et l’élection d’un rôle et d’un éventail de postures » (c’est moi qui souligne).
Méprise-t-on un « habitus », même s’il est plus souvent qu’à son tour une sorte de « cliché en acte », pire : une prédisposition (ou post-disposition), codée, à des comportements plus ou moins automatiques ? Et alors, pourquoi ce « deux poids deux mesures » ?
Je soumets un phénomène étrange. Dénoncer le « cliché » va de soi, c’est un préservatif intellectuel. Mais c’est aussi, comme tous les jugements moraux, une exécution en règle de celui qui le reprend/répète/véhicule.
On est étrangement plus compréhensif avec d’autres clichés, pourtant aussi répandus et jugés indiscutables, comme le fameux « code » des sciences de la communication qui, enrichi des réflexions d’un Levi-Strauss, fait maintenant dire sur le ton de l’évidence que « tout est codé »…
Et ce sera ma proposition 2 (pour finir sur une note moins « sérieuse », plus détendue, et (je le reconnais) un tantinet provocatrice) : Et si le cliché vilipendé était en bonne partie, non en lui-même, mais dans les casseroles haineuses qu’on lui attache, une affaire de lutte des classes ?
Car il y a un hic.
En haut, il y a le bobo ou bourgeois bohême, par définition bien élevé, diplômé, professionnel plutôt argenté, gauchecaviardé mais revendiquant la libre pensée – c’est un groupe identifié comme tel par les sociologues. Il a « horreur » du cliché, mais il ne se rend même pas compte qu’il a le cerveau si codé par sa classe qu’il pourrait n’être que le pur cliché de sa propre classe sociale ! L’envers de ce qui lui plaît tant, en son miroir…
Là est le hic.
En bas, il y a le cliché et ses diffuseurs. Le peuple s’en régale. Il relève plutôt du « contenu » méprisé.
L’autre appartient plutôt au monde du « contenant », disons d’un « signifiant » hyper-valorisé depuis Lévi-Strauss – et c’est tout ce que je dis : notre vision « supérieure », vaguement méprisante du cliché, est un code sociétal intériorisé, surdéterminé, lui-même codé de part en part…
Réhabiliter le cliché ? Non et oui. Non bien sûr, puisque le cliché est une pente, une facilité, un truc mur à mur pour se reposer de la pensée. Mais oui, au sens où le cliché, dans chaque cas, trop vite évacué, n’a pas toujours rendu, dégorgé sa part de vérité.
Richard Dubois*
NOTES
* Richard Dubois
[1] Hommage senti soit ici rendu aux bons et réels citoyens des trois municipalités mentionnées, qui font leur possible. J’ai pris trois noms au hasard comme symboles, parmi une myriade de lieux qui m’ont semblés statiques, figés dans le même, fermés. Les deux premier ont au moins le privilège de baigner en pleine nature, à deux pas de Dieu, quand Dieu se fait eau, air, forêt et champs à perte de vue – mais ils me semblent immuables. Le troisième est « moderne » : moyen, commerçant, fonctionnel, plat – minéralisé. La pierre devenue béton ou parking est l’antipode des propos d’un Francis Ponge (Le parti pris des choses, 1942) ou d’un Roger Caillois (Pierres, 1966) ; jamais elle ne laissera place à la poésie, à l’art, aux marges inspiratrices ou à la simple respiration du monde…
[2] P. Boniface, Est-il permis de critiquer Israël ?, Paris, Robert Laffont, 2003.
[3] Ma phrase sur Garaudy était pourtant très « circonstanciée » : on l’a mis à l’amende aussi pour avoir parlé de « lobby juif ». La censure me dérange infiniment plus que les frissons d’indignation calculés du crif, qui est et constitue le parfait exemple d’un… « lobby juif » (oups…). Vous voulez une preuve ? Lorsqu’il donne son dîner annuel de janvier-février, quelques dizaines de ministres et d’« importants » de la République se bousculent pour s’y montrer – devinez pourquoi… Dénoncer le mot « lobby », appliqué à tout le monde sauf aux juifs de France et de Navarre, voilà ce que je dénonce comme « consternant ».
[4] D’ailleurs, à la fin de ma carrière d’enseignant, j’enseignais beaucoup plus Melville, Wilde, Stevenson et Joyce que Flaubert, Zola ou le Père Goriot.
[5] J’ai bien sûr vérifié la possible ironie du propos, dont les « signes » n’affleuraient que rarement, et alors, elle s’auto-corrigeait dans une sorte de redoublement de l’amabilité ambiante, mieux : battait en retraite, pour enrichir et préciser la dimension appréciative du propos. J’ai donc cru au voisinage pour moi valorisant de Laurence Sterne, puisque l’auteur y ajoute aussitôt la comparaison avec les « étranges créatures architecturales viennoises de Hundertwasser ». Sterne corrigée par Hundertwasser, c’est forcément un compliment !
[6] Mis à part Gombrowicz, nous avons de toute évidence, monsieur Socqué et moi, beaucoup de lectures communes qui ne peuvent que nourrir des complicités occasionnellement orageuses mais fortes – j’ai pensé « viriles », mais j’ai eu peur de marcher sur les détonateurs aimablement disposés sous les pas des libres penseurs par les pieux humanistes de la pensée politiquement correcte…
[7] Il faut distinguer, dit-il en substance, entre « profusion », « superfétatoire », « négligeable », « significatif et pertinent », et « savoir exploiter cette différence ».
[8] Mais il reconnaît : « …quoi qu’il en soit d’un éventuel désir de contrecarrer le pouvoir d’attraction qu’exercent ces anecdotes et théories, le sentiment de certitude et d’évidence qui leur est attaché est tout aussi objectif [c’est moi qui souligne] et il faut en rendre raison. Après tout, cette évidence ne révèle nulle pathologie » (merci beaucoup…).
[9] Une horreur au passage : je ne sais plus lequel de mes interlocuteurs a cru que ma position s’apparentait à celle, « raisonnable », d’un Bourassa, qui mentait avec le sourire, incapable de se croire lui-même ! (moi… qui ai indisposé un jour mes patrons en produisant deux articles consécutifs dans Le Devoir contre l’effarante mollesse historique, les jeux de coulisse et de couleuvre de notre champion tous azimuts en matière d’indécision nationale !)
[10] J’avais quand même cru que mon passage sur la télé française, d’Ardisson à Fogiel, « l’axe du lourd et du balourd », était d’une intense et fabuleuse sauvagerie. Relire, pour voir ce que ça donne, quand je suis déchaîné…