Fabienne Larouche aime se colleter aux « problématiques sociales », à ces sujets qui nourrissent quotidiennement les journaux, font grésiller les tribunes à la radio, offrent aux chroniqueurs, éditorialistes et blogueurs de ce monde leur pain quotidien. La preuve : lors de la seule saison 2009-2010, les téléspectateurs de Radio-Canada ont eu droit à deux œuvres de Madame Larouche dont les scénarii plongent au cœur de la réalité québécoise actuelle : dans Virginie, une quotidienne qui en est à sa 14e saison, l’auteur s’intéresse au monde de l’éducation, alors que dans Trauma (série en 10 épisodes qu’on peut qualifier de « lourde[1] » selon les paramètres actuels), elle aborde le monde de la santé, en braquant les projecteurs sur l’unité de traumatologie d’un grand hôpital montréalais. Quiconque a le moindrement suivi l’actualité québécoise des dernières années pourra témoigner de la place qu’y occupent ces deux sujets – probablement les plus chauds de l’heure. Il s’agit là d’une stratégie bien connue de l’ancienne journaliste, dont l’écriture est constamment nourrie par la « rumeur » ambiante et la une des quotidiens. Ainsi, le fidèle public de Virginie aura-t-il eu droit ces dernières années à quelques intrigues évoquant la question des accommodements raisonnables ; une autre, l’implication de l’armée canadienne en Afghanistan ; et, depuis quelques mois, le téléroman met en scène le problème de la corruption au sein des administrations publiques. La liste complète des sujets d’actualité abordés dans cette série serait beaucoup plus longue, il va sans dire.
Selon la formule consacrée, ne dit-on pas que le téléroman est « le miroir de la société québécoise » ? Un miroir bien particulier, si l’on s’en tient à celui que tendait cet hiver la série Trauma, et sur lequel nous voudrions nous pencher dans cet article. Que l’on comprenne bien notre intention ici : il ne s’agit pas de juger de la qualité d’une production télévisuelle sur la base de sa fidélité au réel, ce qui serait parfaitement absurde. Mais dès lors qu’un auteur choisit d’arrimer son propos au dossier le plus âprement débattu dans l’espace public – avec l’opportunisme qu’un tel choix suggère – et à ancrer ses intrigues dans un lieu – les services d’urgence d’un hôpital – devenu emblématique, au fil des ans, des tensions entre l’État et la population, il est pertinent, croyons-nous, d’interroger la manière dont Fabienne Larouche s’efforce de rendre compte de cet espace particulièrement riche socialement.
UNE « HYPERESTHÉTISATION » DE LA MÉDECINE
S’il y a un point sur lequel une grande majorité de critiques étaient d’accord concernant la série Trauma, c’était bien la grande qualité de sa réalisation, attribuée tout spécialement à la beauté des images que le réalisateur François Gingras et le directeur photo Jérôme Sabourin ont fabriquées. De fait, tout est beau dans Trauma : non seulement les images, léchées à l’extrême, mais aussi les lieux – on se croirait la plupart du temps dans les bureaux de quelque pdg de multinationale – les chirurgiens et chirurgiennes, les internes, des garçons et des filles qui pourraient pour la plupart rêver à une carrière parallèle de mannequin. Il y a ici quelque chose comme une obsession de l’esthétisme, qui se décline par ailleurs sur d’autres plans : à quelques reprises dans la série, le thème de la beauté est en effet évoqué lorsque médecins et patientes se heurtent aux conséquences « désastreuses » d’une chirurgie, et au moins deux personnages féminins importants de la série souffrent d’une névrose directement attribuable au rapport problématique qu’elles entretiennent avec la beauté.
Une telle importance accordée à la question ne saurait être innocente, surtout lorsque l’on pense à la réalité du monde hospitalier. Existe-t-il un lien, aussi ténu soit-il, entre cet univers glamour et aseptisé, brillant comme une pub de parfum, où un psychiatre-philosophe enseigne à une poignée d’éphèbes au physique d’Apollon « l’éthique de la mort » dans une vaste salle vitrée et lumineuse ? Bien sûr que non : il s’agit d’un pur fantasme, tout comme le bloc opératoire utilisé dans la série et qu’on a fait venir à grands frais de Baltimore, modèle du genre qu’aucun hôpital au Québec n’aurait les moyens de s’offrir. À vrai dire, l’univers de Trauma est construit sur une idée de la médecine, que l’on pourrait résumer ainsi : parce qu’elle concerne notre rapport à la maladie et à la mort, et puisque ce domaine est celui que l’on associe immédiatement à la toute-puissance divine, les hommes et les femmes en sarraus blancs sont en quelque sorte des demi-dieux christianisés, en ce qu’ils sont uniquement préoccupés de l’essence des choses – d’où les titres pour le moins tchékhoviens des différents épisodes, tels Doutes et certitudes (épisode 2), Beauté et laideur (épisode 6), Foi et néant (épisodes 9 et 10) – et l’hôpital, un Olympe où ces demi-dieux peuvent exercer leurs dons surhumains. A-t-on déjà vu l’Olympe jonché de civières sur lesquelles achèvent de s’éteindre quelque vieillard atteint de la « C-difficile » ? L’« hyperesthétisation » est le corolaire tout indiqué d’une telle conception, celle d’une médecine hors du monde réel, pratiquée par un corps d’élite dont la régularité des traits est la preuve la plus évidente de l’eugénisme qui a présidé à leur existence.
UN AIR DE FAMILLE
Mais cette vision singulière du milieu médical est aussi une façon de faire de ce dernier le théâtre de drames humains. Après tout, si le journal télévisé est le lieu par excellence du social, le téléroman, lui, concerne bien davantage les rapports humains – ce qu’il est convenu d’appeler la sphère privée par opposition à l’espace public. Ici aussi, Fabienne Larouche use d’un procédé abondamment employé dans Virginie, qu’on appellera, faute de mieux, l’esprit de famille. Il est en effet extraordinaire de constater à quel point les personnages de la série (les principaux comme les secondaires) forment un réseau informel de par leurs très nombreux liens extra-professionnels. On évoquera pêle-mêle et sans souci d’exhaustivité – il serait beaucoup trop fastidieux de tous les énumérer – trois des cas les plus patents : 1) la directrice de l’hôpital est en réalité la mère d’une des jeunes internes, dont l’ombre du père suicidé – lui-même éminent chirurgien – continue de planer sur l’hôpital ; 2) deux des principaux urgentologues de l’unité forment un couple, et chacun est impliqué de son côté dans une intrigue parallèle ayant pour sujet sa mère décédée ; 3) dans l’un des derniers épisodes de la série, l’un des deux médecins du couple refuse d’opérer un patient parce que celui-ci se trouve à être le prêtre qui veillait auparavant sur sa mère, mieux qu’il n’arrivait lui-même à le faire. Ajoutons, histoire de bien montrer combien ces liens sont loin d’être exceptionnels dans la série hebdomadaire, que de toutes les intrigues concernant des patients admis à l’urgence, une proportion non négligeable implique des histoires familiales (mère-fille, père-fille, etc.) dont il reviendra au psychiatre de service (le prof des éphèbes…) de dénouer les complexes ramifications.
Il y aurait beaucoup à dire sur cette autre obsession – filiale, celle-là – de Fabienne Larouche. En présentant un univers « public » (l’hôpital est un endroit où vont et viennent un ensemble hétéroclite de personnes issues d’horizons divers) comme un cercle restreint dans lequel se développent surtout des relations interpersonnelles et familiales, non seulement y injecte-t-elle artificiellement une importante dose d’émotion, mais elle tend par le fait même à clore ce monde sur lui-même, à nier la continuité qui existe entre ce monde et l’espace social où il trouve sens et fonction. La salle d’urgence – tout comme la salle des professeurs dans Virginie[2] – est un lieu sans épaisseur politique ni pertinence sociale, un endroit où s’additionnent les destins privés sans pourtant former un espace public, c’est-à-dire un espace signifiant du point de vue du vivre-ensemble. L’alcoolisme de l’un, les idées suicidaires de l’autre, les intrigues qui se nouent et se dénouent entre les personnages, l’extrême difficulté qu’éprouve tout un chacun à composer avec son histoire personnelle – entendre, son hérédité – prennent tellement de place dans l’économie générale de la série qu’ils ravalent irrémédiablement le récit au rang de cancan sophistiqué, à un ordre de réalité expurgé de toute référence à la médecine proprement dite, entendue dans ses dimensions scientifique, anthropologique ou sociale.
LA « FAITDIVERSIFICATION » DU MONDE
On répondra que la fonction de la fiction n’est pas principalement d’offrir une vue sur les enjeux sociaux de l’heure, mais de proposer au téléspectateur de « bonnes histoires ». C’est bien entendu sur ce terrain que l’auteur a défendu son œuvre, en justifiant notamment le peu de place accordée aux « problèmes » du système de santé québécois : ce n’est tout simplement pas son « sujet », explique Fabienne Larouche. On peut toutefois s’interroger sur les motifs d’un tel choix, et à cet égard, un détour du côté du monde de l’information n’est pas inintéressant. S’intéressant au journalisme télévisé, Pierre Bourdieu a montré en quoi l’omniprésence des faits divers dans les bulletins de nouvelles joue un rôle bien précis : il s’agit de cacher ce qu’il y a à voir en montrant autre chose à la place, ou encore, montrer ce qu’il y a à voir, mais de façon à montrer autre chose en réalité. Ce faisant, il s’agit toujours, note Bourdieu, de « faire diversion » :
Les faits divers, ce sont aussi des faits qui font diversion. Les prestidigitateurs ont un principe élémentaire qui consiste à attirer l’attention sur autre chose que ce qu’ils font. Les faits omnibus sont des faits qui […] ne doivent choquer personne, qui sont sans enjeu, qui ne divisent pas, qui font le consensus[3].
Que peut-on en effet contre un tsunami, un tremblement de terre, un père fou qui décide d’entraîner dans la mort sa femme et ses trois enfants ? Pas grand-chose, bien entendu. Les faits divers participeraient ainsi à déresponsabiliser les institutions sociales. L’événement semble relever d’une sorte de fatum a-historique propice à l’émergence d’un consensus facile. Non seulement le public peut-il difficilement être « contre » une éruption volcanique (ou un tremblement de terre en Haïti), mais celle-ci entraînera inévitablement tout un déferlement de sympathie humanitaire, offrant du coup le spectacle d’une rare unanimité. Ce faisant, c’est tout ce qui porte à débat, tout ce qui se refuse au consensus qui est éludé.
La stratégie adoptée par Fabienne Larouche relève tout à fait de cette logique : en traitant des « problèmes » des gens engagés dans le système de santé sous l’angle de pathologies privées, de drames individuels et de « problématiques » familiales, elle les assimile ni plus ni moins à des sortes de faits divers, elle s’assure de les aborder sur un mode consensuel qui annule du coup tout enjeu politique. Le discours tenu dans cette série veille donc ouvertement mais subtilement à accréditer une forme de censure implicite, et agit dans l’espace social tel « un formidable instrument de maintien de l’ordre symbolique[4] » . En l’occurrence, cet ordre symbolique passe, comme on l’a vu, par le statut même des médecins, ces demi-dieux tirés vers le bas par leur encombrante humanité, ces êtres d’exception qui se reproduisent entre eux et sont surtout occupés à débattre, tels les fils et les filles de Zeus, de questions de filiation et d’hérédité.
Il n’est peut-être pas si absurde, dans ce contexte, de faire remarquer que, dans le monde réel, les demandes du président de la Fédération des médecins spécialistes du Québec, le Dr Gaétan Barrette, en matière de rémunération des médecins spécialistes, coïncidaient cet hiver avec les derniers épisodes de la série Trauma…
Pierre Barrette*
NOTES
* Pierre Barrette est titulaire d’un doctorat en sémiologie. Il enseigne au Cégep du Vieux-Montréal ainsi qu’à l’École des médias de l’Université du Québec à Montréal (uqam). Il collabore à la Revue 24 images comme critique de cinéma.
[1] Au Québec, une série est généralement qualifiée de lourde à partir d’un certain rapport coût/épisode. Trauma a coûté 710 000 $ par tranche d’une heure hebdomadaire.
[2] Il y aurait de quoi écrire un autre article sur la question des « relations » interpersonnelles dans Virginie. Les membres du corps enseignant, en outre, y forment une petite société tissée extrêmement serré : mariage, concubinage, co-location y sont pratiqués de façon anormalement fréquentes.
[3] Pierre Bourdieu, Sur le journalisme, Paris, Liber-Raisons d’agir, 1996, p. 16.
[4] Pierre Bourdieu, op. cit., p. 14.