En publiant son dernier ouvrage intitulé Quelque chose comme un grand peuple, Joseph Facal offre à ses lecteurs une belle occasion de prendre le pouls d’un Québec marqué par une indéniable morosité. L’ouvrage touche à tout : de l’histoire des patriotes à la mondialisation, des défis de productivité aux problématiques culturelles, du déficit de crédibilité de la classe politique aux enjeux éducationnels du moment. L’auteur, ex-ministre du Parti québécois, offre un bouquet de considérations économiques, politiques, historiques, démographiques et environnementales dont le point de départ est la fameuse phrase prononcée par René Lévesque le soir du 15 novembre 1976. À la fois rétrospectif et prospectif, l’ouvrage contient autant des analyses que des solutions. Si le lecteur est bien servi, la réflexion de Facal peut aussi être considérée comme une occasion d’interroger les difficultés de la reformulation de l’argumentaire souverainiste.
En terminant la lecture de ce livre de plus de trois cents pages, on examine presque machinalement l’image toute faite sur la couverture, soit un détail du drapeau québécois. Le symbole par excellence de la québécitude est délavé, effiloché ; il semble meurtri par le temps ; il s’efface du haut vers le bas. Il s’agit peut-être une simple coïncidence, mais tout le livre reprend cette image : au fil de la lecture, on constate, directement ou indirectement, par le flot des mots et des silences, que la question qui divise le Québec depuis presque un demi-siècle s’étiole.
Bien sûr, son auteur refusera l’interprétation que nous proposons de son ouvrage, mais à nos yeux, notre perspective sur le livre permet de retracer l’impasse dans laquelle les souverainistes sont coincés depuis plus de dix ans. Notre critique ne vise pas toutes les idées de Joseph Facal ; la plupart sont d’ailleurs intéressantes et d’actualité. Notre lecture nous conduit plutôt à croire que c’est dans l’addition des idées et la composition générale que le bât blesse. La proposition interprétative ici présentée consiste donc à effectuer une analyse symptomatique du texte, du sous-texte et du contexte de sa production.
DÉCLIN ET DÉCOURAGEMENT
Joseph Facal écrit à propos des souverainistes : « […] ceux qui croient à ce projet n’ont cependant aucune raison logique d’y renoncer. » Voilà une anticipation prometteuse, positive à tout le moins. Cette phrase lancée à la fin d’une section consacrée au thème de la souveraineté est néanmoins étonnante puisque son auteur n’hésitait pas à discuter, quelques pages auparavant, du « déclin », de la « lassitude » et du « découragement » qui marque cette cause. Le mouvement est souvent décrit comme étant bloqué, faisant au mieux « du surplace » depuis plus de quinze ans. Les constats qu’il fait rejoignent nos analyses[1] : l’appui à la souveraineté ne « progresse guère depuis 1995[2] », et les jeunes « militent assez peu en sa faveur » (p. 127). Contrairement à Bernard Landry qui fait de la réalisation du projet une loi d’airain de l’histoire, Joseph Facal précise que « rien n’est joué ». Reprenant l’expression de Fernand Dumont, il écrit que le Québec actuel « piétine d’impuissance », et ajoute avec lucidité que les « défaites référendaires des souverainistes et la lassitude engendrée par la question nationale ont eu d’indéniables effets démobilisateurs » (p. 166).
Universitaire aujourd’hui, après avoir été politicien, Joseph Facal n’hésite pas à avouer que « [d]ans les milieux universitaires, il y a longtemps que la question nationale du Québec a cessé d’inspirer de solides travaux : s’y consacrer, c’est se condamner à la marginalité académique » (p. 127). Ce déclin dépasse largement le strict périmètre de la recherche universitaire. Une analyse rendue publique par Le Devoir[3] élargit le problème. Au niveau collégial, les cours sur le Québec – histoire, économie, sociologie, sciences politiques – sont en chute libre depuis vingt ans. Autrefois importants dans plusieurs programmes, ils « sont menacés d’extinction » en raison du désintérêt des étudiants comme des enseignants. De plus, selon un sondage, cette régression risque fort de se poursuivre. À ce propos, le titre de l’article d’Antoine Robitaille dans le Devoir, « Le Québec n’a plus la cote au cégep » (11 mars 2008), n’était pas mal choisi.
Cette chute d’intérêt à l’endroit de la québécitude déborde plus encore dans la littérature, la chanson ou le cinéma. Discuter du Québec pour en souligner la spécificité semble dépassé dans bien des milieux culturels. Si Gilles Duceppe, le chef du Bloc québécois, s’en désole évidemment, il remarquait toutefois la même tendance dans un discours prononcé devant une centaine de membres des Intellectuels pour la souveraineté (ipso) : « Il est temps que les intellectuels souverainistes reprennent toute leur place, que les journaux et toutes les tribunes soient inondés d’interventions qui brisent l’illusion fédérale[4]. »
Quand on met bout à bout toutes ces évidences, dont plusieurs sont soulignées avec éloquence par l’auteur, on comprend mal pourquoi ceux qui croient au projet souverainiste n’ont « aucune raison logique d’y renoncer ». La clé interprétative est probablement fournie par le mot « logique ». Une première contradiction apparaît en fait au lecteur entre la valeur logique, presque théorique du projet du souverainiste, et sa triste réalité politique au courant des quinze dernières années. L’une serait intacte, l’autre en déroute !
LA LOGIQUE FONDAMENTALE
« Pour espérer triompher, les souverainistes doivent absolument revenir à l’essence des choses et s’y tenir » (p. 153). L’essence des choses : de quoi s’agit-il donc ? À la question « pourquoi vouloir encore la souveraineté ? », Joseph Facal répond par cinq arguments, dont quatre se ramènent curieusement à un seul : « les Québécois sont minoritaires ». Ils le sont, ou bien sous l’angle linguistique (francophones-anglophones, premier argument), ou bien sous l’angle de la culture ou de l’identité (deuxième argument) : « tant que les francophones ne maîtriseront pas totalement les leviers politiques qui protègent leur identité collective, la préservation de celle-ci demeurera largement la responsabilité individuelle […] » (p. 148). Le troisième, du même ordre, consiste à dire que, si le Québec n’est pas opprimé, il vit sous la « domination » du Canada anglais parce qu’il est minoritaire au sein de la fédération canadienne, et par conséquent, bien des décisions lui échappent. Le quatrième est que la souveraineté rendrait plus simple, plus rationnel et plus démocratique le processus décisionnel, ce qui est un corollaire des arguments précédents. Seul le cinquième argument, traitant de l’incontournable globalisation, relève d’un autre registre : « La mondialisation rend en effet vital d’être présent dans les forums internationaux où se négocient les nouvelles règles du jeu » (p. 152). Cet argumentaire est pour l’essentiel imparable puisqu’il repose sur une logique arithmétique, déclinée diversement.
La contradiction survient par la suite. « Est-ce à dire que tous les peuples minoritaires à travers le monde devraient devenir souverains ? Non, bien sûr » (p. 144), écrit Joseph Facal. Il avance plutôt que la survie des États plurinationaux dépendra des avantages ou contreparties que les nations constitutives retirent du pacte fédératif : « Les États multinationaux ne survivent en effet que parce que les nations qui les composent y trouvent leur intérêt ou parce qu’elles sont contraintes par la force » (p. 152). Cette dernière condition ne s’appliquant pas – Facal reconnaît lui-même que « s’ils avaient voulu la souveraineté, personne n’aurait pu l’empêcher » – le véritable argument doit donc avoir trait au déficit d’intérêt du Québec. À suivre attentivement son raisonnement, être minoritaire démographiquement serait une condition nécessaire pour se séparer d’un ensemble, mais non une condition suffisante : il faudrait en plus que le Québec soit perdant.
Or, Joseph Facal présente dans les cent premières pages de son ouvrage une série de faits et de données qui appuient la thèse contraire. Les phrases sont limpides : « Il y a d’abord le fait indéniable que le Québec a réussi à se moderniser et à prospérer à l’intérieur du système politique canadien » (p. 130). Il a beau ajouter que c’est « en dépit plutôt que grâce à lui », les faits qu’il rapporte lui-même illustrent un développement très positif : le contrôle des francophones sur l’industrie manufacturière serait passé de 47 % à 60 % (p. 72). Bien plus, au début des années 1990, « 70 % des recettes des entreprises au Québec étaient le fait d’entreprises dont le siège social était ici, comparativement à 60 % et 50 % en Ontario et en Alberta. » La « classe moyenne avec enfants a maintenant un niveau de vie supérieur à celui de la famille équivalente en Ontario » (p. 70). « Le Québec a pratiquement rattrapé le reste du Canada » (p. 68) ; « le Québec est donc riche à l’échelle mondiale » (p. 67). Évoquant le parcours de développement, Joseph Facal n’hésite pas à parler d’une « sorte de miracle » : « […] le Québec n’est pas devenu une autre Louisiane » (p. 57) même si le point de départ de cette longue marche des francophones était des gens « minorisés démographiquement, dépossédés économiquement, émasculés politiquement » (p. 45). Au fil des décennies, l’appartenance au Canada ne semble pas avoir produit un Québec perdant, bien au contraire ! Les qualificatifs de l’auteur sont à cet égard sans équivoque :
Je le redis : l’affirmation économique, politique, culturelle du peuple québécois, au cours des dernières décennies, doit se lire comme une des grandes réussites du monde occidental, si on tient compte de son histoire douloureuse, de sa taille modeste et de sa situation en Amérique du Nord. (p. 12)
En écrivant « une des grandes réussites du monde occidental », il a dû peser ses mots. Bref, il est difficile d’y voir le diagnostic d’un peuple coincé dans un système politique qui conduirait manifestement à son asphyxie. Autrement dit, on ne démontre pas que condition suffisante est remplie ; c’est plutôt le contraire que Joseph Facal expose avec franchise.
En reconnaissant, chiffres et détails à l’appui, que le développement du Québec – à l’intérieur même du Canada – est positif, voire très positif, l’argumentation ne peut plus se conclure de la même manière. Telle est la deuxième impasse à laquelle le lecteur est confronté. À quelques endroits, Joseph Facal la reconnaît mais ne semble pas en prendre la pleine mesure.
Le poids de la preuve est celui-ci : les rares souverainistes qui, comme Facal, reconnaissent que le Québec n’est manifestement pas perdant, ont la lourde tâche de démontrer – ou de convaincre – que la croissance identitaire et/ou économique serait supérieure si le Québec était souverain. À moins de croire qu’un Québec souverain surpasserait tous les autres pays en ne devenant rien moins qu’un « super miracle », ce qui relèverait d’un exceptionnalisme, le lecteur peut légitimement se demander quelle plus-value apporterait donc la souveraineté. L’auteur a beau dire que la mondialisation rend caduque les avantages d’une fédération, l’espace discursif qu’il se laisse est étroit, très hypothétique, plus complexe, et surtout, presque impossible du côté de la communication politique.
L’EMPÊCHEMENT FÉDÉRAL
Quitter la fédération canadienne, ce serait, selon Joseph Facal, se débarrasser de ce « gigantesque éléphant qui occupe toute la place dans le salon » (p. 151). L’image est connue et amusante, mais on cherche vainement dans son livre de trois cents pages en quoi l’éléphant fédéral aurait empêché la prospérité et l’épanouissement des francophones. Le réquisitoire substantiel contre l’État fédéral, le nation building canadien, n’est pas là, sinon incidemment. On n’y trouve rien sur le déséquilibre fiscal…résolu pour sa plus grande part. On n’y trouve rien non plus sur les huit milliards que le Québec reçoit annuellement en péréquation ! Il serait difficile de dire que la politique internationale du Canada est en contradiction avec les souhaits du Québec puisque les gouvernements ainsi que différents partis politiques du Québec ont appuyé à la fois les accords sur le libre-échange et le refus de participer à la guerre en Irak. Quel est donc l’empêchement fédéral ? Il est rare qu’un souverainiste en discute aussi peu.
En fait, malgré le titre de l’ouvrage qui laisse entrevoir une réflexion de fond sur la souveraineté, l’argumentaire sur cette question tient en moins d’une douzaine de pages (de p. 142 à p. 154). Dans la deuxième partie, intitulée D’aujourd’hui à demain, les thèmes abordés visent les problèmes actuels, mais dans tous les cas, ces problèmes relèvent essentiellement des compétences provinciales ou des zones où le Québec est déjà largement souverain : éducation, famille, santé. Dans d’autres cas, la thématique est presque universelle : cynisme, matérialisme, individualisme. En somme, les principaux problèmes semblent relever peu des décisions d’Ottawa. On comprend ainsi cette phrase du Manifeste Pour un Québec lucide dont Joseph Facal est l’un des signataires les plus en vue :
Certains membres de notre groupe sont favorables à la souveraineté, d’autres pensent que l’avenir du Québec sera mieux assuré au sein du Canada. Les uns estiment leur option préférable à celle des autres mais nous avons tous la certitude que quel que soit le choix des Québécois, les défis qui confrontent le Québec resteront entiers.[5]
En d’autres mots, les défis et le statut constitutionnel du Québec relèvent de logiques différentes, presque parallèles dans le raisonnement de Joseph Facal. Pas étonnant qu’il traite bien plus profondément, et bien plus longuement de la réforme de l’éducation ou des problèmes du système québécois de santé que du thème de la souveraineté. Ce n’est pas que les solutions proposées dans chacun de ces dossiers soient inadéquates ou que les analyses soient fausses. Ce qui est manifeste, c’est que la sécession du Québec, ou sa souveraineté, n’est plus une condition obligée de l’épanouissement du Québec et du règlement de ses principaux défis.
De centrale qu’elle était de 1960 à 2000, la question de la souveraineté est peu à peu devenu périphérique, autant dans son traitement que dans le rôle de plus en plus mineur qu’on lui accorde, ce qui explique qu’elle soit reléguée dans les marges de l’argumentaire. Ainsi, on ne s’étonne pas que le mot « souveraineté » n’apparaisse pas en épilogue, sa possibilité y étant plutôt évoquée de manière métaphorique, quasi invisible. La marginalisation de cette thématique constitue une troisième impasse qui ressort de manière patente de l’ouvrage de Joseph Facal. Qu’il s’agisse du déclin de la mobilisation souverainiste, des faits économiques ou du silence quant à un supposé empêchement fédéral, la justification pour la souveraineté devient de moins en moins réelle, persistant plutôt dans une logique abstraite.
DU CENTRE LA SOUVERAINETÉ S’ESTOMPE
Malgré son titre et la première de couverture, l’ouvrage traite essentiellement de problématiques caractéristiques du débat entre la gauche et la droite, telles que la place de l’État et celle du marché et des entreprises, et ce, dans une multitude de domaines. Même si Joseph Facal a bien raison de dire qu’il est aujourd’hui « très difficile de fixer rigoureusement ce qui distingue la gauche de la droite » (p. 179), il n’en reste pas moins que son discours ne se trouve certainement pas à gauche.
Il relève ainsi que les Québécois travaillent moins, l’un des thèmes préférés de Lucien Bouchard ; il plaide pour une révision de la tarification des services publics (p. 254) ; il considère que les chiffres souvent proposés sur la pauvreté par les groupes de pression sont alarmistes et trompeurs (p. 264).
Il propose aussi de desserrer l’emprise monopolistique de l’État sur la santé : « Le secteur privé, lui, ne doit être ni nié, ni diabolisé, mais encadré, afin d’être amené à soutenir le réseau public […] » (p. 277). En matière d’éducation, il critique longuement le renouveau pédagogique. Il s’érige contre le monopole de la formation des maîtres exercé par les facultés d’éducation (p. 223). Il propose même de « revenir plutôt aux méthodes éprouvées » (p. 219). Et puis, encore dans le secteur de l’éducation, il ne comprend pas la « haine inextinguible à l’endroit d’une école privée » (p. 210). En somme, il critique de larges pans du modèle québécois caractérisé par un interventionnisme étatique. À plus d’une reprise, on retrouve chez lui une indéniable nostalgie de l’approche classique qui a longtemps caractérisé le système d’éducation québécois (p. 226). Il met aussi en garde contre les groupes de la société civile, particulièrement actifs au Québec et fort bien relayés par les médias, en disant qu’il faut s’interroger sur la « représentativité » de telles voix (p. 234).
L’esprit de son propos, axé sur un « redressement collectif » (p. 235) qu’il appelle « de tous ses vœux », rejoint à l’évidence celui des lucides. À plusieurs endroits, on devine une volonté de clarifier les enjeux et d’amener les Québécois à sortir de leurs ambivalences: par exemple, « [n]ous disons vouloir entendre d’eux [les politiciens] la vérité, mais nous ne l’acceptons vraiment que si elle est plaisante » (p. 291). Le paradoxe qu’il souligne n’est pas faux : 68 % des répondants souhaitent « une réduction du rôle de l’État », mais 74 % s’opposent à une « réduction des services publics[6] ».
À la fin de la seconde partie, il ne dissimule pas que les « réformes dont le Québec a besoin seraient très exigeantes » (p. 290). Le propos n’a cependant rien d’un réquisitoire contre les politiciens libéraux au pouvoir depuis 2003 puisque la responsabilité ultime reviendrait à la population : « [m]ais, croyez-moi, il est trop facile de blâmer nos dirigeants, de les taxer de lâcheté ou d’incompétence quand ils n’ont, démocratie oblige, d’autres espaces de manœuvre que ceux que nous-mêmes leur laissons » (p. 291).
Ces éléments, considérés isolément, ne sont pas troublants : ils renvoient à un discours qu’on entend souvent en provenance de la droite ou du centre politique, soit celui de la crise de l’État providence (p. 163). Or, nous voulons insister sur le fait que ces éléments critiqués par Joseph Facal sont, dans presque tous les cas, le résultat de pressions provenant de la grande alliance qui s’est installée dès le début de la Révolution tranquille, « quand l’État [a pris] le relais de l’Église à partir des années 1960 » (p. 240). En rupture avec le nationalisme traditionnel de l’Union nationale et du chanoine Groulx, le nationalisme moderne, incarné par René Lévesque et symbolisé par la nationalisation de l’hydro-électricité en 1963, repose sur un progressisme fort, alimenté par une technocratie très keynésienne. Intellectuels de gauche et du centre, réformateurs, syndicalistes, artistes et groupes de la société civile ont été au cœur de la nouvelle alliance qui a porté le pq depuis quarante ans. Pendant plus de trente ans, le profil de l’électorat péquiste était simple, caractérisé par « sa jeunesse, son emploi dans le secteur public, sa syndicalisation et sa faible pratique religieuse[7] ». La double enquête menée en 2006 et 2008 par Éric Bélanger et Richard Nadeau et publiée tout récemment dans Le comportement électoral des Québécois montre bien que, si les péquistes ne représentent plus comme autrefois un bloc aussi homogène sur la question de l’interventionnisme étatique, ils demeurent néanmoins plus à gauche que les libéraux et que l’adq. Les auteurs ont également raison de souligner qu’une proximité certaine entre le Parti québécois et Québec solidaire marque l’alignement des forces politiques sur l’axe gauche-droite.
La posture centriste – ou de droite, diront certains – de Joseph Facal l’entraine ainsi dans une quatrième impasse : les principaux problèmes du Québec contemporains – du moins ceux dont il traite avec minutie – relèvent paradoxalement de l’alliance ayant dominé le paysage politique pendant plus de quarante ans ! Autrement dit, le « mal », du moins tel que Joseph Facal l’envisage, ne serait pas à Ottawa, mais chez ceux qui portent le parti qui est, qui fut le sien ! La tendance est notable : en se déplaçant de la gauche vers le centre, un discours souverainiste de ce type réduit la portée de l’opposition entre l’État fédéral et l’État québécois puisque l’État quel qu’il soit doit céder du terrain au privé. Pas étonnant, dans ce contexte, que c’est lorsqu’Ottawa et Québec étaient tous deux dirigés par des politiciens keynésiens ou sociodémocrates que l’affrontement fut le plus coriace. Le pq, en opérant un déplacement similaire, lequel peut par ailleurs être nécessaire, réduit du même coup la nécessité intrinsèque du projet souverainiste. Une fois de plus, la souveraineté s’en trouve marginalisée.
LE SYNCRÉTISME SOUVERAINISTE
Avec toutes ces contradictions, le lecteur est bien en droit de s’interroger sur la nécessité historique de faire la souveraineté. Il reste d’autant plus perplexe en relisant certains passages où Facal nous dit que la souveraineté ne sera pas facile. Il ne faudrait pas, écrit-il, tomber dans l’écueil d’une « minimisation de l’ampleur de la tâche » (p. 140). Bien plus, ajoute-t-il, « […] on ne fera pas l’indépendance sans un effort collectif herculéen […] sans courage ni abnégation » (p. 139). Autant de phrases qui reprennent l’avertissement de Pauline Marois sur les incontournables « années de turbulence » qui marqueront l’avènement de la souveraineté. En fait, le lecteur se demande donc légitimement pourquoi donc il appuierait un projet exigeant des efforts herculéens alors que les causes des principaux problèmes seraient indépendantes du fédéralisme canadien et qu’ils relèveraient plutôt du camp ayant traditionnellement défendu le projet souverainiste. En somme, en relisant Joseph Facal et en suivant les méandres de son raisonnement, traversé par maintes contradictions et impasses, on comprend que chez lui, comme chez François Legault ou chez Lucien Bouchard, le projet souverainiste n’a plus le statut de nécessité ; on ne le rejette pas, mais on ne le défend plus. Il est difficile, dans ce contexte, de comprendre ce qu’il avance pourtant en ouverture, soit que « […] la souveraineté du Québec est une exigence proprement existentielle si notre peuple ne veut pas se contenter d’un destin collectif très en dessous de ses moyens » (p. 13). Comment concilier tout le développement de l’essai avec l’affirmation initiale que la souveraineté demeurerait « centrale » (p. 21) ?
En reprenant le concept de référentiel développé par Pierre Muller[8], il devient plus facile de cerner la nature du problème posé par l’ouvrage de Joseph Facal. Pierre Muller pose que toute réflexion sur les politiques publiques renvoie à des référentiels, concept analogue à celui de paradigme utilisé par Thomas Khun en 1962 afin de rendre compte de l’évolution de la démarche scientifique. Il s’agit d’un « cadre d’interprétation du monde » qui, à l’instar du concept voisin de paradigme, connaît deux grandes phases : une phase « normale » au cours de laquelle le référentiel est partagé par une majorité d’acteurs concernés et une phase de « crises » « au cours desquelles apparaissent un certain nombre “d’anomalies” ou d’impasses qui témoignent de l’incapacité croissante du paradigme ou du référentiel à tenir compte du réel[9] ». Pour comprendre les phénomènes sociaux et politiques, Pierre Muller préfère la notion de référentiel à celle de paradigme :
alors qu’un paradigme se verra invalidé, in fine, à travers l’épreuve de la vérification expérimentale, il n’en est évidemment pas de même pour ce qui concerne l’invalidation d’un référentiel qui reposera sur une transformation des croyances des acteurs concernés.[10]
Le concept de référentiel s’applique bien ici. En abandonnant le registre partisan, en exposant avec honnêteté la variété des faits, Joseph Facal dévoile, sans doute involontairement, les anomalies du référentiel souverainiste traditionnel, qui se présentent comme autant d’impasses et de contradictions. Loin d’être résolues par un raisonnement dialectique, les contradictions sont laissées là comme autant de nœuds, en témoignant de l’incapacité des acteurs et des intellectuels du camp souverainiste à dépasser le passé équivoque, pour reprendre la très juste expression forgée par Gérard Bouchard dans Raison et contradiction[11] afin de mettre en lumière les apories de l’histoire des idées politiques au Québec.
Ces contradictions ne se limitent par au champ discursif. Tapies au cœur du mouvement souverainiste, elles finissent par devenir ambivalence affective, fatigue et lassitude ; elles transforment les émotions, émoussent la volonté. En examinant l’ensemble de l’argumentaire, on comprend mieux pourquoi le souverainisme actuel ne suscite plus d’enthousiasme et devient ringard pour plusieurs. On comprend aussi beaucoup mieux que ce syncrétisme, très présent au Québec, a relégué la thématique de la souveraineté aux oubliettes de la mémoire collective. La dissonance est rarement confortable. Pour dire les choses plus nettement, le propos de Joseph Facal, très proche du sens commun, permet de mieux comprendre pourquoi le référentiel souverainiste n’est plus dominant et qu’il risque fort de continuer à s’éroder au profit de référentiels concurrents. La crise de ce référentiel n’est pas aiguë ; elle se présente plutôt comme un échec tranquille, un peu à la manière du drapeau du Québec qui s’estompe sur la couverture du livre.
Il faut simplement souhaiter qu’à défaut de résoudre les problèmes, les générations actuellement influentes – d’intellectuels et de politiciens en particulier – ne viennent pas verrouiller l’avenir pour celles qui vont suivre. Les générations, tout orgueilleuses qu’elles sont, considèrent souvent que nulle autre ne réussira là où elles ont échoué. Or, on a toujours tort lorsqu’on pense que l’imagination de l’histoire s’est définitivement tarie.
Jean-Herman Guay*
NOTES
* L’auteur est professeur titulaire à l’École de politique appliquée de l’Université de Sherbrooke.
[1] Allocution intitulée « Les raisins de la colère » prononcée par Jean-Herman Guay devant le Conseil national du Parti québécois, 18 octobre 2003. L’essentiel du texte a été reproduit dans Le Devoir du 21 octobre 2003.
[2] J. Facal, Quelque chose comme un grand peuple, p. 126. Les prochaines références à cet ouvrage sont indiquées entre parenthèses dans le corps du texte.
[3] Une analyse de Gilles Laporte, Le Devoir, 11 mars 2008.
[4] La Presse, 29 novembre 2009.
[5] Manifeste publié le 19 octobre 2005, <www.pourunquebeclucide.org/documents/manifeste.pdf>, p. 3.
[6] Matthieu Arseneau, Luc Godbout et Jean-Herman Guay, Analyse de la perception des Québécois à l’égard de l’impôt : une relation paradoxale, CIRANO, 2005.
[7] Jean Crête (dir.), Comportement électoral au Québec, Montréal, Gaëtan Morin éditeur, 1984, p. 332.
[8] Pierre Muller, « L’analyse cognitive des politiques publiques : vers une sociologique politique de l’action publique », Revue française de science politique, 50e année, no. 2, 2000, pp. 189-208.
[9] Ibid., p.194
[10] Idem
[11] Gérard Bouchard, Raison et contradiction. Le mythe au secours de la pensée, Québec, Éditions Nota bene, 2003.