Le pamphlet d’Yves Tremblay est une charge contre ceux qui ont empêché la tenue d’une reconstitution de la bataille des Plaines en 2009. Amateur de reconstitutions, spécialiste reconnu d’histoire militaire, Tremblay, dépité par l’annulation, tente d’en déceler les causes. (On devine qu’il avait participé à la planification de l’événement, mais il n’explicite pas.) Les grands coupables : le désamour des départements d’histoire du Québec pour l’histoire militaire, la mémoire égocentrique des Québécois ainsi que le nationalisme québécois et, en particulier, infâme combinaison, les historiens nationalistes. Le plaidoyer pour les reconstitutions et la critique des adversaires de la reconstitution en question nous apparaissent souffrir de nombreuses failles structurelles que nous avons exposées ailleurs1. Précisons également que nous faisons nous-mêmes partie des auteurs critiqués par Yves Tremblay étant donné que nous avons publié un Devoir de philo et d’histoire, intitulé « Guy Frégault aurait rejeté la reconstitution de la bataille des plaines d’Abraham2 », qui n’avait rien pour lui plaire.
LA MASCARADE
Nous comprenons sans difficulté qu’Yves Tremblay ait été déçu par l’annulation d’une reconstitution qu’il anticipait avec impatience. Cependant, il nous semble qu’il a sérieusement mécompris les raisons de la colère de nombreux Québécois devant le projet présenté par la Commission des champs de bataille nationaux (CCBN). Tremblay ne voit pas – ou ne veut pas voir – que la critique ne s’adressait pas à la reconstitution en tant que telle, mais bien au caractère festif du programme prévu. Ainsi, il avance que le principal argument invoqué contre le projet de la CCBN fut qu’« on ne commémore pas une défaite3 ». Or, il est évident que le scandale découle plutôt de l’idée qu’on ne célèbre pas une défaite. Tremblay passe donc totalement à côté du malaise créé par la célébration et le côté festif de l’affaire (il va même jusqu’à citer Philippe Muray à contresens). D’ailleurs, il en paraît surpris. Les critiques du projet de reconstitution de la CCBN, tout comme ceux des fêtes du 400e, ne souhaitaient pas que l’on ne parle plus d’histoire, mais étaient plutôt frustrés de l’oblitération du sens historique des évènements commémorés : le « festivisme » semblait régner en maître absolu. Pour les critiques du projet, et en particulier les nationalistes que Tremblay pointe du doigt4, le projet de la CCBN, dévoilé dans un tel contexte, dépassait les bornes.
Ce n’est pas le fait de reconstituer une bataille qui pose problème en soi, mais plutôt de déguiser une défaite historique en festivités et en bal masqué. À cela, Tremblay répond simplement en conclusion que, pour effectuer une reconstitution, une entente avec la CCBN était incontournable. Or, sans être d’accord avec les méthodes prônées par Falardeau et le Réseau de Résistance du Québécois (RRQ), beaucoup de Québécois, et même les chroniqueurs de La Presse, partageaient ce malaise, justement parce que la Conquête n’a rien d’une plaisanterie. Serait-ce que les héritiers de l’école de Québec sont trop habitués à voir la Conquête comme bienfaisante et à insister sur la bonne entente pour sentir ce malaise persistant ? Ce que Tremblay identifie comme une maladresse au plan de la présentation de l’évènement de la part de la CCBN est en fait le reflet d’une incapacité de comprendre la résonance actuelle de cet événement, résonance que n’ont pas la plupart des reconstitutions.
RECONSTITUTIONS DE BATAILLES ET RECONSTITUTION DE LA CONQUÊTE
Il est dommage qu’Yves Tremblay ait finalement peu développé la question des reconstitutions. Il aurait pu expliquer à quoi elles peuvent servir c’est d’ailleurs une prémisse de son ouvrage, qu’il ne s’attarde pas à étayer, que les reconstitutions relanceraient l’intérêt et la recherche au sujet de la guerre de la Conquête. Rien de bien clair ne ressort de Plaines d’Abraham à ce sujet : l’auteur y accorde un seul chapitre, le dernier. Mais la principale faiblesse de l’argumentation de Tremblay sur ce point tient à la comparaison qu’il fait entre la bataille des Plaines et des batailles perdues par de grandes puissances qui acceptent aujourd’hui que l’on reconstitue ces défaites, comme Austerlitz (p. 211), défaite de l’Autriche et de la Russie face aux troupes napoléoniennes en 1805, ou Carillon, éclatante victoire des troupes néo-françaises contre les Anglo-américains en 1758. Ces peuples « sont-ils colonisés? » (p. 223) , se demande Tremblay. La comparaison n’a toutefois aucune valeur. L’Autriche et la Russie, comme les États-Unis, sont des nations indépendantes, et ces défaites n’ont pas eu de conséquences comparables dans leur histoire. Elles jouissent aujourd’hui de leur souveraineté, et ce, depuis longtemps.
En revanche, la bataille des plaines d’Abraham conserve, encore aujourd’hui, une charge symbolique exceptionnelle. Cette bataille symbolise à elle seule la Conquête britannique de la Nouvelle-France et, par conséquent, la minorisation de la nation québécoise dans une communauté politique à dominante anglophone. Certes, il serait faux de croire que cette bataille scella à elle seule le destin de la Nouvelle-France. Les facteurs entraînant cette défaite sont nombreux.
Structurellement, le peuplement des treize colonies était tel qu’il ne pouvait qu’être de plus en plus difficile à la Nouvelle-France et à ses alliés amérindiens de bloquer l’expansion états-unienne vers le centre du continent. Néanmoins, la Nouvelle-France et les Canadiens l’avaient maintes fois remporté jusqu’alors et une éventuelle défaite pouvait occasionner des pertes de territoire sans se conclure en conquête. Il appert en fait que, sur le court terme, le blocus en 1758, puis les défaites navales de la France en 1759 (Lagos et Quiberon principalement), pesèrent lourdement dans la balance. Dès 1758, la flotte française ne put protéger Louisbourg comme elle l’avait fait à la campagne de 1757. En 1760, la France n’était plus en mesure de déployer aisément des renforts au Canada. Ce sont d’ailleurs toutes ses possessions coloniales qui en souffrirent. Sur le long terme, on peut remarquer que la marine française, après un sommet sous Colbert, avait décliné en importance. L’historien britannique Jonathan Dull a mis en relief l’importance du facteur naval dans la guerre de Sept ans5. Tremblay accorde peu d’attention à cet auteur, bien qu’il insiste sur la supériorité de l’historiographie anglophone récente.
À partir du moment où la flotte française était anéantie, la chute de la capitale prit une importance déterminante. Les bourgeois de Québec choisirent de capituler le 18 septembre. La terreur exercée par les conquérants britanniques dans le gouvernement de Québec, au lieu d’être refoulée, progressait vers Montréal où le gouvernement de la Nouvelle-France s’était replié. Et ce, malgré la bataille de Sainte-Foy : dernière tentative de briser l’étau, ce fut une victoire sans lendemains faute de renforts français. Devant une écrasante supériorité en nombre venant des fronts nord-est, sud et ouest, le gouvernement capitula, le 8 septembre 1760.
De même, si, par le Traité de Paris en 1763, la France ne peut que sauver les meubles – les pêcheries de Terre-Neuve et les îles à sucre – c’est à cause de ses défaites militaires en Amérique, aux Indes et en Allemagne. En d’autres mots, la Cession ne vient que confirmer la défaite militaire finale de 1759-1760.
Dès lors, on ne s’étonnera point que les représentations les plus courantes de la guerre de la Conquête depuis 250 ans la résument par la bataille des Plaines. D’autant plus que l’imaginaire romantique du XIXe siècle ne pouvait qu’être frappé par la mort au champ d’honneur des généraux Wolfe et Montcalm, devenus célèbres par la même occasion. Le tableau La mort du Général Wolfe, de l’Américain Benjamin West, exposé à l’Académie royale de Londres en 1770, immortalisa ce général partout en Occident et, du même coup, consacra la bataille comme symbole de la conquête britannique du Canada. Ce tableau fut, du reste, produit dans le contexte de la consécration de Wolfe comme héros national à la fin du XVIIIe siècle à Londres et dans l’Empire britannique. À cet égard, il serait faux d’accuser la mémoire québécoise d’égocentrisme.
La CCBN présente elle-même cette bataille comme l’une des dix plus importantes de l’histoire occidentale du dernier millénaire – avec d’autres comme Hastings ou Waterloo, on suppose. Cependant, la charge symbolique de ces dernières est bien moindre que celle que conserve la bataille des Plaines aujourd’hui au Québec. Waterloo a mis fin au règne de Napoléon, mais pas à la puissance de la France (au contraire de la décolonisation). De même, pour Hastings, la charge symbolique a définitivement cédé la place à la considération historique fondatrice : les anciens Normands et Anglo-Saxons ont depuis de nombreux siècles fusionné pour former le peuple anglais. Contrairement à ce qu’avancent certains journalistes d’opinions stipendiés, selon qui cette bataille serait fondatrice du Québec moderne, le Québec ne se trouve pas dans une telle situation. Les « Anglais » et les « Canayens » existent toujours comme deux peuples distincts au sein d’un Canada transformé, majoritairement anglophone désormais, et la question du destin de notre nation demeure au centre de nos débats.
MÉMOIRE ET HISTORIOGRAPHIE QUÉBÉCOISES
Selon Yves Tremblay, la protestation qui a eu raison du projet serait symptomatique d’un problème plus vaste : l’égo-mémoire des Québécois. Les Québécois seraient un peuple particulier, à la mémoire égocentrique. « L’égo-mémoire d’un groupe, c’est la mémoire qu’il se façonne en deçà de toute tentative de comparaison à un groupe plus grand » (pp. 11-12). Les autres peuples, c’est bien connu, sont exempts de cet égocentrisme… Tremblay le croit en tout cas pour les peuples anglophones. On devine de son argumentation qu’ils n’ont pas, eux, à se comparer « à un groupe plus grand » et qu’en somme, ils sont la référence… Il affirme que « la recherche anglo-saxonne » est la seule qui réalise de vrais progrès scientifiques en histoire (p. 126) et conclut son ouvrage en recommandant aux Québécois de « se hausser au niveau interprétatif élevé qu’on trouve dans les universités britanniques, américaines et, oui, canadiennes-anglaises » (p. 231). Ce qui est écrit en anglais est bon, ce qui est écrit en français l’est moins :: l’historiographie québécoise serait d’un niveau moins élevé.
L’explication de l’opposition à la reconstitution (mystérieuse pour l’auteur) est d’abord que les Québécois ne voudraient plus du tout entendre parler de l’événement, et surtout, que les nationalistes ne voudraient pas que l’on y réfléchisse. Cela est assez manifestement faux. Le Moulin à paroles en fut une illustration. Le livre La bataille de la mémoire6, de l’écrivain René Boulanger – pourtant membre de l’un des groupes d’opposants, le RRQ – constitue une autre preuve du contraire.
Tremblay évoque aussi la place faite par l’institution universitaire à l’histoire de la Conquête. Il rappelle pertinemment qu’une fois que les historiens de l’école de Québec (Trudel, Hamelin, Ouellet) et de l’école de Montréal (Séguin, Frégault, Brunet) ont quitté les universités québécoises, le sujet de la Conquête a été pratiquement abandonné. Après plusieurs autres, nous avons nous-même déploré à maintes occasions la place médiocre réservée à l’histoire politique dans nos départements, et notamment à la Conquête, relativement négligée, comme le sont également les Rébellions de 1837-1838 et la Confédération. Ailleurs, si l’histoire politique a décliné durant le troisième quart du XXe siècle, elle n’a jamais disparu et s’est largement renouvelée depuis. Les historiens de l’école des Annales, tel Jacques Le Goff avec sa biographie de Saint Louis7, ont eux-mêmes contribué à ce renouveau. Rien de semblable ici.
Pour la Conquête, il se manifeste certes un certain renouveau avec des chercheurs comme Donald Fyson à l’Université Laval, par exemple. Néanmoins, la guerre de la Conquête, spécialité de Guy Frégault, ne trouve plus aucun spécialiste dans les départements d’histoire du Québec. Les nouvelles recherches en la matière proviennent toutes de l’extérieur : Fred Anderson (Américain), Jonathan Dull (Britannique), D. Peter MacLeod (Canadien anglais), Gérard Saint-Martin (Français). Le dernier ouvrage de Louise Dechêne fait exception, mais il est posthume8.
Malheureusement, l’analyse d’Yves Tremblay souffre de trop nombreux illogismes, confusions et préjugés pour faire avancer réellement notre réflexion sur le sujet. Il soutient en effet qu’un mensonge s’est imposé au Québec, soit une interprétation nationaliste de la Conquête voulant que la faute de la défaite incombât à Montcalm qui refusa d’attendre l’arrivée de plusieurs unités avant de lancer l’attaque, stratégie défendue par Vaudreuil. (L’idée du « maudit Français » n’appartient pourtant pas, historiquement, exclusivement aux nationalistes. Au contraire, beaucoup de loyalistes canadiens-français ont voulu donner une mauvaise image de la France et, par opposition, une bonne image de la nouvelle métropole.)
Selon Tremblay, cette thèse est mensongère, comme l’auraient démontré les plus récentes recherches anglo-saxonnes :: sa défense par Frégault serait simplement désuète. En somme, les points de vue de Vaudreuil et de Montcalm différaient sur l’utilité des miliciens ; Tremblay se range parmi ceux qui croient que la milice était peu efficace9. D’autres croient le contraire, comme Roch Legault10. D’ailleurs, le chevalier de Lévis a su intégrer les miliciens de manière efficace lors de la bataille de Sainte-Foy. Du reste, cette réfutation de la thèse de « la faute à Montcalm » est incomplète : que fait Tremblay de l’unité d’élite commandée par Bougainville, qui n’est pas une unité de miliciens ? Quant aux recherches récentes, Peter MacLeod est du même avis que Frégault à ce sujet, mais Tremblay l’écarte à cause de cela, ce qui est une manière tautologique d’argumenter contre la thèse de Frégault.
Pour montrer que la thèse de l’erreur de Montcalm est mensongère, Tremblay cite les travaux de Fred Anderson, mais aussi ceux de Louise Dechêne et d’Arnaud Balvay. Son discours sur la supériorité de la recherche anglo-saxonne est ainsi à géométrie variable : les historiens francophones qui lui agréent seraient des références fiables alors que les historiens contemporains anglophones qui pensent comme Frégault, comme Peter MacLeod, ne le seraient pas. Au lieu de tenter de démontrer la fausseté de la thèse – après tout, il paraît normal qu’il puisse y avoir débat d’interprétation historique à ce propos, comme il en existe au sujet des décisions de Wolfe – Tremblay prétend que cette thèse n’est rien d’autre que l’expression d’un orgueil national chauvin qui occulte l’analyse. François-Xavier Garneau, l’abbé Raymond Casgrain et Guy Frégault auraient reconduit, l’un après l’autre, ce « mensonge ». Il y aurait, d’un côté, la science ; de l’autre, le nationalisme, qu’il suffirait de démasquer comme tel pour démontrer l’ineptie de la thèse. C’est un peu court.
Tremblay oublie d’abord que la Conquête n’a pas fait l’objet d’une interprétation univoque durant cette période (Thomas Chapais, par exemple, vante plutôt les mérites de Montcalm). Ensuite, pour illustrer ce chauvinisme qu’il juge disqualifiant, combiné à l’éteignoir clérical qui aurait mis fin aux recherches historiques sérieuses avant 1947, Tremblay reproche à l’abbé Casgrain de qualifier Parkman d’historien protestant (p. 95). Mais le puritain Parkman, auquel Tremblay préfère se référer (p. 172), n’avait pourtant pas moins de préjugés religieux. Au contraire, il les exprime fréquemment à l’encontre des catholiques. Au XIXe siècle, l’historiographie canadienne-française n’est donc pas singulière ; et même s’il est vrai que son développement institutionnel est lent durant la première moitié du XXe siècle, Tremblay oublie qu’un clerc comme Lionel Groulx a beaucoup contribué à cette évolution.
Tremblay avance ensuite que ce « mensonge » nationaliste jetant le blâme de la défaite sur Montcalm se serait imposé dans la mémoire collective au Québec, et ce, sans débat, au-delà des clivages politiques, en gagnant même les départements et l’enseignement scolaire de l’histoire. Rien n’aurait été fait au Québec depuis La guerre de la Conquête de Guy Frégault11 (ouvrage que Marcel Trudel a intégré à sa série sur la Nouvelle-France, ne jugeant pas nécessaire de produire lui-même une autre étude de la guerre), ce qui démontrerait que la combinaison du chauvinisme des nationalistes, de désintérêt pour l’histoire politique chez les fédéralistes et de paresse intellectuelle généralisée aurait permis à cette thèse mensongère de s’imposer.
Premièrement, en ce qui concerne Montcalm, l’affirmation de Tremblay laisse sceptique. Les Québécois ont-ils vraiment entretenu une image négative du général dans leur mémoire collective ? Fait qui semble prouver le contraire, tous les centres-villes québécois ont une rue qui s’appelle Montcalm. Lorsqu’on lit Casgrain, qui présente la querelle entre Montcalm et Vaudreuil comme l’une des causes de la défaite, on ne peut pas dire qu’il présente un portrait en noir et blanc, faisant de Montcalm un antihéros. Le comble, c’est que Tremblay infirme lui-même sa thèse lorsqu’il cite un rapport de recherche sur les manuels d’histoire produits par Marcel Trudel pour le gouvernement fédéral (dans le contexte de la promotion d’un manuel unique d’histoire du Canada pour le Canada français et le Canada anglais, notamment par l’abbé Maheux, dans le but de favoriser la bonne entente et l’unité canadienne). Trudel y compare les héros des manuels anglophones et francophones et leurs représentations des événements. Dans son rapport, il dégage des manuels canadiens-français que Vaudreuil est présenté comme un héros canadien, Montcalm, comme un héros tragique et que « l’opposition entre le Canadien et le Français est atténuée » (p. 96). Bref, la thèse de Tremblay est fausse.
Deuxièmement, Tremblay affirme non seulement que les Québécois ne s’intéressent qu’au Canadien Vaudreuil et qu’ils détestent Montcalm en tant que figure du maudit Français, mais également qu’ils ignorent Wolfe, car au Québec, « les Anglais sont tous falots ou cruels » (p. 73). Ici, Tremblay tombe dans le ridicule.
Troisièmement, Tremblay prétend que la thèse de Frégault s’est imposée dans l’enseignement de l’histoire aujourd’hui. Pour le prouver, Tremblay cite un manuel de Lacoursière, Provencher et Vaugeois publié en 1969 (p. 103). Si l’ouvrage dans sa nouvelle édition12 est encore utilisé (car il est fort valable), soulignons que ce n’est pas un manuel scolaire inscrit au programme du secondaire. Le passage qui reproduirait selon Tremblay la thèse du mensonge est le suivant : « Montcalm a agi trop vite. Il aurait dû attendre Bougainville et prendre alors l’armée anglaise entre deux feux13. » Or, Bougainville commandait certains des meilleurs réguliers français, rappelons-le. On le voit, ce passage ne donne pas précisément dans le simplisme chauviniste du type « les mauvais Français ont perdu, les bons Canadiens (Vaudreuil et « ses » miliciens) auraient gagné ». De plus, si Tremblay s’était penché sur le nouveau programme d’histoire du Québec et du Canada au secondaire, Histoire et éducation à la citoyenneté, il aurait constaté qu’au contraire, la vision de l’école de Québec y prévaut.
Dans les départements d’histoire des universités, le « mensonge » se serait imposé par défaut, puisque l’école de Québec, puis l’école sociale ont toutes deux manifesté un désintérêt pour l’histoire politique en général et pour cet événement en particulier. L’argumentation d’Yves Tremblay est ici confuse. S’il est vrai qu’après la domination de l’école sociale, un désintérêt apparent pour le politique s’est manifesté par un abandon relatif du sujet de la Conquête, ou du moins, de la guerre de la Conquête, il est faux de dire que la thèse de Frégault est acceptée de tous. Premièrement, les historiens de l’école sociale se désintéressent du sujet, mais ne souscrivent pas aux thèses de l’école de Montréal pour autant : ils ne prennent pas position pour Frégault contre les historiens étrangers contemporains (et encore moins contre Louise Dechêne !) puisqu’ils ne prennent pas position du tout. À moins d’être proches de Louise Dechêne, et dans ce cas, ils ne reprennent pas Frégault, c’est le moins que l’on puisse dire.
Pour avancer que les départements d’histoire du Québec continuent de reproduire cette représentation chauvine et fausse, construite par l’abbé Casgrain et Frégault, Tremblay se fonde sur des articles de Michel Lapierre, critique d’essais québécois au Devoir, et sur le livre de René Boulanger, écrivain membre du RRQ. Aucun des deux n’est historien, encore moins membre d’un département d’histoire… Pourtant, Tremblay soutient que Boulanger illustre des « thèmes récurrents dans l’historiographie québécoise sur la Conquête » et incarne trois travers propres à « plusieurs historiens d’ici » : 1) « le rejet de l’historiographie anglo-saxonne […] parce qu’elle est écrite en anglais » ; 2) l’exagération des qualités militaires de la milice canadienne ; et 3) « l’affirmation que le général Montcalm était un mauvais chef » (p. 80). Le premier point est ridicule et ne correspond pas à la réalité des départements que nous connaissons; le second n’est guère plus fréquent dans les départements (et l’édition du livre posthume de Louise Dechêne par des professeurs de l’Université de Montréal, l’UQAM et McGill en donne d’ailleurs une illustration) ; le troisième est une simplification qui se révèle fausse dans la tradition (Garneau ou Casgrain) ainsi que dans le manuel de Lacoursière, Provencher et Vaugeois, et qui ne trouverait sûrement pas de défenseurs dans les départements aujourd’hui.
René Boulanger avance une interprétation basée sur des travaux d’historiens ; Tremblay peut légitimement être en désaccord. Mais on ne peut à bon droit confondre les interprétations de Boulanger qui, répétons-le, n’est ni historien, ni chercheur, avec celles qui prédominent dans l’historiographie québécoise. Dire que le livre de Boulanger a « une audience plus nombreuse que les thèses d’historiens sérieux » (p. 79) n’a guère plus de fondement.
Ce n’est pas tout. La réédition de La guerre de la Conquête de Guy Frégault en 200914 a fait pester Tremblay, qui jugeait que cet ouvrage dépassé reproduisait le « mensonge » (sur Montcalm). On ne peut pourtant réduire cet ouvrage à la querelle Montcalm-Vaudreuil. Frégault met surtout en exergue la détermination des treize colonies à en finir avec le Canada. Il met aussi en lumière, plus largement, les frictions entre coloniaux et métropolitains – frictions que les historiens américains ont depuis longtemps mises en lumière du point de vue des forces anglo-américaines. Tremblay préfère plutôt citer le livre posthume de Louise Dechêne qui contribue à diminuer le mythe de la milice (ouvrage effectivement très riche pour l’histoire de cette institution).
Or, au sujet de ce conflit entre coloniaux et métropolitains, qui indique selon Frégault un sentiment d’identité « nationale » distincte en gestation – comme c’est d’ailleurs le cas dans les treize colonies au même moment – Louise Dechêne n’est pas d’accord. Selon elle, les Canadiens se sentent encore parfaitement Français. Seulement, pour le démontrer, elle n’avance que des généralités qui ne sont pas fausses, mais ne prouvent pas grand-chose ; Frégault, de son côté, cite abondamment des sources qui montrent de réels conflits entre Canadiens et Français au sein des forces militaires ainsi que l’émergence d’une nouvelle identité canadienne, clairement perçue tant par les Français que par les Canadiens. Dechêne rappelle avec justesse que les Canadiens s’identifient encore à l’Empire français. Toutefois, cela n’empêche pas qu’une nouvelle identité « nationale » ait pu être en gestation et émerger graduellement. Ainsi, durant la guerre de Sept ans, lorsqu’il voulut obtenir l’assentiment de Londres pour une opération d’attaque d’une ampleur inouïe pour terrasser la Nouvelle-France, Benjamin Franklin pouvait clamer haut et fort la ferveur britannique des treize colonies ; peu de temps après, il allait mener la révolte indépendantiste des mêmes colonies. Il serait faux de penser qu’il mentait tout simplement durant la guerre de Sept ans, même s’il ne disait sans doute pas toute la vérité : les colonies évoluaient dans le sens d’une nouvelle identité nationale, sans que les choses ne soient déjà nettement tranchées.
Quant au débat entre l’école de Montréal et l’école de Québec, Tremblay juge que s’opposaient « le programme nationaliste » de Montréal et « la méthode » scientifique de Laval (p. 108). Frégault a eu quelques mérites, reconnaît Tremblay, ne pouvant simplement réduire son œuvre à une simple copie de celle de l’abbé Casgrain. Il avance donc que Frégault « pourrait être rattaché à l’École historique de Montréal […] mais aussi un peu à celle de Laval […] par sa pratique d’une histoire plus méthodique et plus scientifique que celle de ses collègues de Montréal » (p. 118). Voilà qui est caricatural : l’école de Québec a aussi son programme idéologique, antinationaliste et « bonne-ententiste », et ce, depuis l’abbé Maheux. Dans les deux cas, des études sérieuses ont été produites ; les historiens qui ont succédé à ces écoles ne sont pas plus libres d’idéologie ; ceux de l’étranger non plus.
Mais Tremblay soutient qu’en histoire, on aboutit généralement, après un débat scientifique, à une interprétation acceptée de tous – ce qui est loin d’être vrai. Tremblay avance également qu’une interprétation vraie est probablement une interprétation désagréable, énoncé qui n’a aucune valeur heuristique, surtout en histoire, science du cas par cas. D’ailleurs, dans le cas d’un conflit comme la bataille des Plaines, une hypothèse désagréable pour l’orgueil national de certains pourrait être agréable pour d’autres. Il apparaît plus pertinent de s’éloigner du parti pris antinationaliste, forme de chauvinisme à rebours, autant que du chauvinisme, pour aborder cette question avec plus d’objectivité.
Le débat entre l’école de Québec et l’école de Montréal aurait-il paradoxalement concouru au désintérêt pour cet objet d’études qui s’imposa depuis ? Tremblay soulève une question intéressante qui aurait mérité un tout autre développement.
En dernière analyse, le livre d’Yves Tremblay fait avant tout la critique du livre de René Boulanger, et passe ainsi à côté des questions dont il prétendait traiter, soit l’utilité d’une reconstitution et le désintérêt de nos départements d’histoire pour les sujets relevant de l’histoire politique et militaire.
Charles-Philippe Courtois est professeur d’histoire au Collège militaire royal de Saint-Jean. Diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris, il a récemment publié La Conquête : une anthologie (Montréal, Éditions Typo, 2009).
1 Charles-Philippe Courtois, « Yves Tremblay : Plaines d’Abraham. Essai sur l’égo-mémoire des Québécois, compte-rendu », L’Action nationale, décembre 2009.
2 Article paru dans Le Devoir, 28 février 2009.
3 Y. Tremblay, Plaines d’Abraham. Essai sur l’égo-mémoire des Québécois, p. 68. Les prochaines références à cet ouvrage sont indiquées entre parenthèses dans le corps du texte.
4 Voir par exemple le dossier « Québec 400e, la mémoire usurpée » dans L’Action nationale de décembre 2008.
5 Jonathan Dull, The French Navy and the Seven Years’ War, University of Nebraska Press, 2005.
6 R. Boulanger, La bataille de la mémoire. Essai sur l’invasion de la Nouvelle-France en 1759, Québec, Éditions du Québécois, 2007, 160 p.
7 Jacques Legoff, Saint Louis, Paris, Gallimard, 1996, 976 p.
8 avec Hélène Paré (collab.), Le peuple, l’État et la guerre au Canada sous le régime français, Montréal, Boréal, 2008, 664 p.
9 Voir Laurent Nerich, La petite guerre et la chute de la Nouvelle-France, préface d’Yves Tremblay, Montréal, Athéna, 2009.
10 Voir Roch Legault, « 1759 : Bataille des Plaines d’Abraham. Le dernier épisode d’une opération amphibie », dans Miriam Fahmy (dir.), L’état du Québec 2009, section « Anniversaires historiques », Montréal, Fides, 2008, pp. 469-474.
11 Guy Frégault, La guerre de la Conquête, 1754-1760, Montréal, Fides, c2009 (1re édition 1955).
12 Jacques Lacoursière, Jean Provencher et Denis Vaugeois, Canada-Québec, 1534-2000, Sillery, Septentrion, 2000, 591 p.
13 Ibid., p. 141.
14 Cf. G. Frégault, La Guerre de la Conquête, 1754-1760, Montréal, Fides, c2009 (1955).