Je voudrais rappeler les raisons qui m’ont poussé à écrire le livre, en insistant d’abord sur les enjeux historiques, ensuite institutionnels.
I
Il faut admettre que la guerre de la Conquête est peu enseignée au Québec, à tous les niveaux. Il y a pour cela deux raisons connues : le peu d’intérêt du ministère de l’Éducation pour l’histoire et un changement de paradigme historiographique, qui s’est accompli au Québec à compter des années 1950. Les critiques des réformes scolaires étant nombreuses, il n’est pas nécessaire d’en dire davantage sur la première de ces raisons. Dans Plaines d’Abraham, je m’occupe plutôt de la seconde. L’histoire économique puis sociale puis culturelle ont été, successivement, les genres dominants, beaucoup par imitation du modèle français. Certains historiens québécois ont aussi été influencés par nos collègues américains (c’est sans doute à cela que fait allusion Éric Bédard en parlant des cultural studies) à partir des années 1970-1980. Le résultat est que l’histoire politique a été repoussée aux marges, un sort en partie mérité puisqu’elle a longtemps vénéré les grandes figures politiques et qu’elle s’est servie, par surcroît, de la politique comme explication passe-partout. L’ancienne histoire militaire avait le même genre de défauts en plus d’un autre handicap : elle n’a jamais été populaire au Québec.
La conséquence, c’est que l’histoire de la Conquête au Québec repose trop souvent sur les recherches de l’abbé Casgrain datant des années 1880 et 1890. Elle ne s’est guère renouvelée jusqu’aux écrits de Guy Frégault dans les années 1940 et 1950. Mis à part ces historiens canoniques, le seul professeur notoire ayant, à la manière des chercheurs les plus avancés, attaqué les archives de front pour réinterpréter la Conquête est Louise Dechêne, malheureusement décédée en 2000, sans avoir pu terminer ses travaux.
J’exagère, disent Sylvie Dépatie et Thomas Wien. C’est un peu vrai. Il y a eu récemment des travaux de chercheurs québécois qui devraient déboucher sur une meilleure connaissance du fait militaire en Nouvelle-France. Ils mentionnent, à titre d’exemple, Alain Beaulieu et Arnaud Balvay, de jeunes chercheurs que je cite aussi dans mon livre avec quelques autres, dont le Canadien anglais Jay Cassell, qui doit être lu.
Ai-je dit, comme le prétend Charles-Philippe Courtois, que « ce qui est écrit en anglais est bon, [et] ce qui est écrit en français l’est moins » ? Non, mais j’en ai eu envie. C’est justement le livre de Dechêne, avec les commentaires radiophoniques de Denis Vaugeois, qui m’ont conduit à la modération. Monsieur Vaugeois est le seul historien vivant de renom (quoiqu’il n’est pas à l’université), indépendantiste en plus, à avoir pris la parole sans décrier les reconstitutions. Pour cela, il a été critiqué par des nationalistes « purs et durs ».
J’ajouterai qu’il y avait si peu de neuf qu’en prévision du 250e anniversaire, les éditeurs québécois ont republié les journaux de Montcalm et de Lévis (Michel Brûlé) qu’avait compulsés l’abbé Casgrain, ou d’autres documents (PUL), ou ont réédité Frégault (Fides), ou encore, ont traduit C.P. Stacey (PUL), un historien officiel dont le livre remonte à 1959. Tout cela est utile, mais pas fameux. Un rare effort original québécois m’apparaissait être le petit livre de Gaston Deschênes sur la Côte-du-Sud. Je citais l’édition de 1998, car, au moment de remettre mon manuscrit, je n’avais pas en main la réédition mise à jour de 2009 (Septentrion). Ce qui m’avait plu chez Gaston Deschênes, c’était l’équilibre. Par exemple, les exactions (scalps surtout) des deux côtés y sont rapportées et la mauvaise volonté des miliciens canadiens y est apparente. D’ailleurs, les milices n’ont pas joué le rôle qu’imagine D. Peter MacLeod, auteur que Charles-Philippe Courtois semble apprécier. Dès 1990, Cassell avait questionné ce mythe, et Louise Dechêne encore plus dans son livre posthume de 2008. En plus, Russel Bouchard avait expliqué en 1999 que les miliciens manquaient de bons fusils. Ces trois études détaillées sont ignorées ou rejetées par des auteurs comme Courtois, qui se font une spécialité de recycler les vieilles synthèses, de peur qu’un réexamen des sources primaires ne conduise à réfuter un mythe fondateur, celui d’une nation de coureurs de bois courageuse et guerrière qui se défendait bien, avec l’aide des alliés amérindiens, et qui aurait mieux réussi sans l’interférence de Montcalm, sans sa conception de la guerre « à l’européenne » et son mépris des locaux.
En plus, comme c’est surtout nous qui aurions souffert pendant la guerre, ensuite sous l’occupation britannique, puis à partir de la Confédération, en tant que « victimes », nous aurions bien droit à une légende dorée. Je n’exagère pas cette fois les propos de mes détracteurs. Pour cela, plusieurs de ceux-ci, même parmi les historiens compétents, admettent une utilisation politique de l’histoire, que je n’arriverais pas à comprendre, et donc que le rapatriement unilatéral de 1982 aurait bel et bien un rapport avec le débat de 2009. On a pu lire ce genre d’inférence dans les meilleurs médias l’an dernier. S’il y a un rapport, il est politique et contemporain. Ce qui renforce ma démonstration, non ?
On me permettra d’en rajouter en soulignant que les principales victimes furent les soldats des régiments français débarqués en Nouvelle-France à partir de 1755, environ 8 000 hommes, et ce, pour une population à défendre de moins de 70 000 habitants ! Au moins 2 300 soldats français sont morts pour nous, soit 29 % du contingent. Je cite les chiffres du Projet Montcalm publié aussi en 2009. Et les souffrances que ces soldats ont endurées sont dix fois pires que celles de la population. En plus d’être égoïstes, nous sommes ingrats. Un peu moins d’ignorance nous laverait de ce défaut. Du reste, les rééditions ajoutent à mon moulin, car elles sont toutes le résultat des efforts de chercheurs indépendants, tels, entre autres, Roger Léger, Jacques Lacoursière et Donald Graves, auxquels je rends hommage.
Il me semblait que l’université québécoise ne faisait pas son travail, de sorte que les intermédiaires culturels que sont les journalistes étaient laissés à eux-mêmes. Toujours pressés, les journalistes ont souvent recours à des stéréotypes. Dans le cas qui nous occupe, ces stéréotypes sont anciens, datant de l’époque de la naissance du nationalisme canadien-français, celui de F.-X. Garneau (1809-1866) et de Casgrain (1834-1904), remis au goût du jour par Lionel Groulx (1878-1967), qui le vulgarisa en ôtant le vernis libéral de Garneau, ainsi que par Guy Frégault (1918-1977), qui poursuivit le nationalisme de Groulx et Casgrain dans ce qu’on a appelé l’école de Montréal, avec Maurice Séguin (1918-1984) et Michel Brunet (1917-1985). Ces noms – on remarquera que tous ces historiens sont décédés depuis un certain temps déjà – ont ponctué l’argumentaire des opposants aux reconstitutions, d’où ma décision de critiquer ces auteurs. C’est aussi pourquoi mon livre n’est pas une mise à jour historiographique, mais plutôt une réplique ou une réfutation, et si j’ai fait quelques propositions de lecture, c’est bien, comme l’ont vu Wien et Dépatie, une « invitation à partir à la recherche de l’histoire militaire ». Que ces chercheurs acceptent l’invitation me rassure, et je souhaite qu’ils ne soient pas les seuls à le faire.
Sur une base historique fragile, on interprète les événements de 1754-1760 à la lueur de préoccupations politiques. Une sorte de conditionnement nationaliste de l’histoire a suivi, qui m’a mis en colère. Pour moi, l’histoire est une science. Point. L’indépendantisme est une option politique légitime, mais, tout comme le fédéralisme, elle ne devrait pas mener au kidnapping de l’histoire pour l’asservir à sa cause. Ceux qui voient un complot fédéraliste dans la soupe aux tomates, raison pour laquelle ils préfèrent la soupe aux pois, n’ont pas aimé que je souligne les contradictions de leurs propos. Les opposants aux reconstitutions n’eurent pas la sagesse d’Éric Bédard, dont les paroles sont du miel : « j’ai moi-même hésité à intervenir, écrit-il, […] d’une part, parce que mes recherches ne portent pas du tout sur ces événements et, d’autre part, parce que j’étais mal à l’aise avec les positions trop tranchées des uns et des autres ».
Je me suis montré dur avec les journalistes, mais l’historien en moi ressentait un malaise à voir l’histoire malmenée, même si c’était pour la bonne cause. L’instrumentalisation me choquait d’autant plus qu’elle s’est faite à travers des médias auxquels je faisais confiance, médias censés être le reflet de la sophistication intellectuelle des Québécois. Soyons justes : il faut peut-être excuser plusieurs membres de la presse, car la réserve du milieu historique a fait qu’ils ont eu de la difficulté à interviewer des experts québécois en assurant la couverture de la controverse. Et que dire du grand public qui lisait les journaux et écoutait les nouvelles ? Étant mal informé, on a pu lui raconter tout et n’importe quoi.
C’est dans ce contexte que les reconstitutions m’apparaissaient une occasion unique, c’est presque le cas de le dire – ça aurait été exactement la deuxième fois en 250 ans –, de faire œuvre de pédagogie historique. J’explique dans le livre d’où vient ce passe-temps et quels genres de personnes le pratiquent. Ces gens-là connaissent fort mieux la Conquête que n’importe quel Québécois, professeurs d’université inclus. Leurs mises en scène, qui consistent de démonstrations en grands groupes ou en petits groupes, ou simplement de conservations avec les badauds, sont idéales pour montrer ce que nous ne pouvons ou ne voulons pas lire.
On a dit et répété qu’on ne commémore pas les défaites. Pourtant, les Juifs commémorent l’Holocauste, leur quasi-annihilation, justement pour qu’on ne l’oublie pas. Ils ne vivent pas tous en Israël et ne sont pas tous sionistes. Les Américains commémorent des défaites, dont celle de Carillon aux mains de Montcalm ; les Russes le font, les Français le font, les Australiens le font, les Serbes le font, et probablement les Finlandais, tous des grands peuples indépendants. Indépendants ? Cela conduit monsieur Courtois à dire que la comparaison n’a pas de valeur. On me permettra de différer d’opinion. J’ai dit lors d’une entrevue l’automne dernier que je ne serais pas surpris que les Écossais se souviennent de leurs défaites, puisqu’en bons Écossais, ils n’avaient sans doute pas oublié leurs héros morts au champ d’honneur pour une cause perdue. J’ai donc été plus que content de lire sous la plume de Colin M. Coates l’exemple de la bataille de Culloden (1744), reconstituée en 2007. Mais nous, au Québec, on devrait tout oublier ou tout travestir, soi-disant parce que ça nous aiderait à être indépendants. Misère ! Quel grand peuple courageux sommes-nous pour n’être même pas capables d’envisager sereinement un passé vieux de 250 ans ! Si les fantômes du passé nous font si peur, ce n’est pas de bon augure pour l’avenir…
J’en reviens à la thèse du livre : nous, Québécois, sommes affligés d’une égo-mémoire monstrueuse, soit une mémoire historique qui privilégie la première interprétation venue, pourvu que celle-ci nous renvoie une image flatteuse de nous-mêmes.
II
Le livre avait aussi pour but de susciter un débat sur l’étude scientifique de la guerre de la Conquête, et, plus généralement, de toutes les périodes de conflits. Si les articles qui précèdent sont le signe du commencement d’un début d’intérêt pour de tels sujets d’étude, alors je n’aurai pas démérité.
Je ne m’en cache pas, j’attaque les milieux universitaires québécois. C’est l’os que j’aime déterrer plus que tout autre. Dans la mesure où les universitaires ont participé au débat – et les articles précédents faussent la perspective, car il n’y en a pas eu beaucoup en 2009 et j’ai l’immodestie de penser qu’il n’y en aurait peut-être pas eu sans mon livre –, leur réponse fut le plus souvent non pertinente. Je me devais d’être impertinent.
Tour d’ivoire et tour de Babel se rejoignent trop souvent dans nos universités. L’on reste dans sa tour d’ivoire, parlant un langage qui n’a rien à voir avec la communication. Il y des émetteurs et sans doute quelques récepteurs, mais le message est brouillé, quand il n’est pas totalement absent. Vue d’en bas, la tour d’ivoire prend l’allure d’une tour de Babel.
Le brouillage prend la forme d’un discours – il n’y a pas d’autre mot – qui ces temps-ci a pour fétiche la mémoire. Des historiens opposent la mémoire à l’histoire : il y aurait, d’un côté, un passé enfoui, révolu, difficile, voire impossible à reconstruire, de l’autre, des représentations de ce passé évoluant avec le temps et des groupes les portant, représentations plus faciles à étudier. Plutôt que de s’esquinter la vue dans les archives, on lit les vieilles publications. Le « passé » n’existerait que dans les consciences, le « réel » étant révolu. Tout ne serait que figuration. Je simplifie bien sûr, car quelques-uns croient encore que le passé a existé pour lui-même et que c’est la tâche de l’historien, de l’archiviste, de l’archéologue, d’en fournir une description la plus exacte possible.
Que l’on ne se méprenne pas : je suis convaincu que la distinction entre mémoire et histoire a une utilité heuristique, pour prendre un grand mot (moi aussi je grimpe de temps en temps la tour). Elle a ouvert tout un champ de recherches novatrices visant, par exemple, à déconstruire des mythes – on peut penser aux « exploits » de Dollard-des-Ormeaux – ou encore à exposer des changements d’attitude – notons la mémoire des Première et Deuxième Guerres, pour rester dans le domaine militaire. Soit dit en passant, des historiens se sont intéressés à la mémoire des guerres dès les années 1970. Au Québec, on trouve quelques travaux de ce genre. Mais c’est insuffisant. La mémoire, ce n’est pas l’histoire, m’a-t-on rappelé, et je suis d’accord.
La popularité de cette approche est bien réelle dans les milieux historiques branchés. Tant que l’on reste sur le terrain de l’enquête scientifique, il n’y a pas de problème, mais quand on tente d’établir l’« approche mémoire » comme méthode générale ou pire, d’en faire une théorie explicative, on masque un relativisme radical. En effet, en multipliant les mémoires, certains chercheurs projettent sur le passé un dangereux préjugé propre aux historiens, soit que toutes les interprétations historiques qui semblent respecter les règles de l’art se vaudraient, ne serait-ce que parce qu’aucun historien ne saurait s’abstraire de son milieu, et donc mettre de côté ses préférences personnelles.
Les mémoires plurielles servent en fait à noyer le poisson. Il n’y aurait pas de meilleure version des événements de 1759, mais plutôt, comme l’écrivait untel qui tentait de planer au-dessus de la querelle en février 2009, « une double exigence éthique », à savoir une connaissance du passé qui « réponde à un devoir de vérité et d’adéquation avec la réalité empirique, en luttant contre l’oubli » ; en même temps, il faudrait tenir compte du « respect aux êtres », à leur mémoire qui, dixit le même untel, « fonde l’appartenance à une communauté transgénérationnelle [sic], soumise à un autre devoir, celui d’une justice réparant les torts du passé et du présent pour mieux se projeter dans l’avenir1 ». Si je démêle l’amphigouri et l’applique à 1759, j’en comprends qu’il faut, pour l’historien mastiquant la mémoire comme il respire, aspirer simultanément à une vérité tout en respectant les mémoires des uns et des autres, morts ou vivants, y compris pour « réparer les torts du passé et du présent ». Je regrette, mais j’y vois une contradiction insoluble. On peut chercher la vérité dans le passé et avoir des opinions politiques dans le présent, mais il devrait y avoir le moins de passerelles que possible entre les deux. Et on ne devrait certainement pas faire des procès d’intention pour réparer quoi que ce soit, qu’il y ait eu tort on non. C’est pour cela qu’existent les commémorations.
En rejetant la meilleure version de l’évènement – par l’affinage interprétatif que je décris dans le livre –, on discrédite la profession aux yeux des non-historiens. Derrière ce discrédit se cache le refus de l’objectivité, que l’on écarte souvent en taxant ceux qui y croient de « positivistes2 ». Je crois à l’objectivité et je crois à la meilleure version. Et ce n’est pas celle qu’on nous a servie début 2009.
***
Mettons que je sois « positiviste ». Je ne confonds toutefois pas mémoire et histoire, comme on m’accuse de le faire. Au contraire, en tentant de ramener le débat sur le terrain de l’histoire, c’est-à-dire d’une connaissance scientifique du passé, je tente d’arracher le micro aux nostalgiques d’un passé idyllique – pré-Conquête, ou pré-Anglais, ce qui revient au même pour certains –, qui se satisfont d’une représentation outrageusement flatteuse de l’histoire nationale. Cette représentation est un bric-à-brac fabriqué en usant sélectivement des sources à des fins politiques. Pour être méchant, je dirais que cette pseudo-histoire est une mémoire d’historiens nationalistes pas trop exigeants. Or, je pense que l’appartenance à la mouvance nationaliste ne conduit pas fatalement à la caricature de l’histoire, que celle-ci n’a pas forcément à souffrir des tempéraments politiques, que l’historien peut s’en abstraire et mener honnêtement son enquête, et même douter de ses convictions. Douter, ça reste le maître mot. Qui n’a pas de doute sur la conduite de Vaudreuil – un haut fonctionnaire vénal et, somme toute, assez médiocre –, qui ne met pas en doute les doutes que l’on entretient à l’égard de Montcalm, me paraît suspect.
J’ai esquissé une chronologie de cette « mémoire d’historien », historiographie disent les historiens, de F.-X. Garneau à l’école de Montréal, à Guy Frégault en particulier. Je ne crois pas que ma reconstruction soit fantaisiste. En fait, ce n’est pas la mienne : c’est celle de Serge Gagnon et de Jean Blain, deux historiographes respectés. J’y ai ajouté quelques petites choses de mon cru, à savoir des observations critiques du petit-fils de Garneau et de Thomas Chapais, tous deux mal à l’aise avec le portrait laxiste de Montcalm que dressent Garneau ainsi que d’autres historiens du XIXe siècle. Je ferai remarquer en passant que mon pamphlet n’est pas une étude historiographique exhaustive ; les historiens que je cite ne sont pas les seuls à avoir écrit sur le sujet. Mais si j’ai cité Garneau, Casgrain, Séguin et Frégault, c’est parce que ce sont les historiens mentionnés par les opposants aux reconstitutions pour appuyer leurs pâles arguments. Je l’ai dit, cette historiographie-là est dépassée. En fait, pour ce qui est des stratégies respectives de Vaudreuil et Montcalm, elle ne tient plus debout.
Je ne voudrais pas entrer dans les détails. Qu’il suffise de dire que si Vaudreuil est le chouchou des nationalistes, c’est seulement parce qu’il est né au Québec ; si Wolfe est honni, c’est parce qu’il a été cruel, qu’il était Anglais et qu’il nous a battus ; et si Montcalm s’en tire si mal, c’est parce qu’il était un Français métropolitain récemment débarqué et qu’il a perdu. Mort, Montcalm faisait un bouc émissaire idéal, symbolisant le colonisateur français qui nous a abandonnés aux Anglais. Wolfe a la même utilité pour les historiens anglophones : mort aussi, il reçoit le blâme pour les cafouillages de l’été 1759 et pour les exactions commises par ses troupes, tout cela étant documenté, bien trop, par Peter MacLeod. Quoi que l’on ait écrit entre janvier et mars 2009, on était fatalement classé dans une catégorie pouvant avoir pour figure de proue l’un de ces trois personnages.
Ce qu’a écrit Frégault en son temps est dépassé, ce qui n’a rien d’étonnant en soi : son histoire de la Conquête a été publiée en 1955 et ses autres livres sur le sujet datent des années 1940. Ce qui est surprenant, en revanche, c’est l’incapacité de dépasser Frégault, trop révéré par les Courtois et consorts.
À la fin de l’été 2009 (mon livre a été terminé début mai 2009), Christian Rioux, qui avait noté ce problème, appelait les lecteurs du Devoir à lire des travaux plus récents, ceux de Jonathan Dull et Fred Anderson par exemple. Pourquoi pas des universitaires québécois ? La vraie raison, qu’on ne crierait pas sur tous les toits, c’est qu’aucun historien universitaire québécois, je dis bien aucun, ne serait en mesure de raconter la journée du 13 septembre. La bataille de 1759 est un non-sujet dans nos universités, tout comme la campagne de 1759, comme celles de 1758 et de 1760, et comme, plus généralement, toutes les opérations de la guerre de Sept ans en Amérique. On ne fait plus de ce genre d’histoire dans les universités québécoises depuis Frégault. D’où le sempiternel recours à celui-ci.
Il y a là un préjugé contre l’histoire-bataille. Préjugé dénué de fondement, car qui veut bien lire Anderson ou Dull se rend compte de la complexité de la nouvelle histoire militaire. Cela est visible surtout chez Anderson : dans sa narration, les batailles occupent une place réduite ; il nous livre plutôt de brillantes évocations des relations diplomatiques, des stratégies militaires et des difficultés logistiques de tous les participants, français, canadiens, amérindiens, britanniques et américains, sans exclusion. Il n’y a rien de comparable au Québec, absolument rien. Le livre posthume de Louise Dechêne est une monographie de valeur qui démonte notamment les représentations trompeuses de la milice canadienne, mais ce n’est pas un récit pouvant servir de synthèse. Normalement, après Dechêne devrait venir un affinage interprétatif québécois faisant la synthèse des travaux récents. On risque de l’attendre longtemps si je me fie à mon instinct.
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Mon livre, et là je formule un regret, n’a pas assez traité des principales victimes de la tragi-comédie de 2009, c’est-à-dire les amateurs de reconstitution historique. On les a mis au pilori en les représentant atteints de toutes les tares : suppôts fédéralistes, marionnettes de la Commission des champs de bataille, naïfs adolescents et adultes immatures aimant les jeux de guerre, voire débiles en costumes ridicules. Insulte suprême, je crois même qu’on les a considérés comme des Américains ! J’ai dénoncé ces faussetés, comme Martin Nadeau l’explique dans son article.
C’est sans doute une perte de temps que d’exposer au long les arguments du dernier chapitre de mon livre, vu l’épaisseur des préjugés à leur encontre. Je ne ferai que mentionner les deux contre-arguments essentiels. Primo, les « reconstituteurs » connaissent bien l’histoire des batailles de 1759 et de 1760 ; ils la connaissent mieux que n’importe lequel professeur d’université québécoise, et mieux que moi d’ailleurs. Secundo, leur mode de présentation, par son côté ludique, que je ne nie pas, a l’immense avantage de permettre une communication facile et efficace avec le grand public. Nous les historiens, je m’inclus, sommes jaloux des qualités de communicateurs des amateurs de reconstitution, et encore plus, de leur savoir historique. Sans doute pour cette raison, il s’est exprimé l’an passé une espèce de haine à leur endroit d’une variété particulièrement détestable : la haine d’ignorants contre ceux qui en savent un peu plus qu’eux.
Au fond, le mépris dans lequel on a tenu les amateurs de reconstitution relève d’une intense jalousie qui ne dit pas son nom. La tour d’ivoire placée sous les projecteurs médiatiques est non seulement un capharnaüm de formules controuvées, mais elle produit aussi un éblouissement qui, en aveuglant, cache un vide que l’on ne saurait voir.
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Le débat de 2009 s’est clos sur un immense gâchis. J’avais prédit que l’annulation des reconstitutions mènerait à l’occultation des deux batailles. C’est ce qui est arrivé. Le colloque scientifique, mis au programme avant que le débat éclate en janvier 2009, est passé inaperçu. Pire, l’exposé pédagogique et le débat scientifique ont été remplacés par une fête où les événements de 1837-1838 ont tenu plus de place que ceux de 1759-1760. Car l’arsenal des opposants est bien fourbi : l’instrumentalisation fut suivie d’une récupération. Et nos médias, après s’être fait bras vengeur, ont béatement glorifié la mascarade. Telle est l’étroitesse de notre culture historique qu’elle autorise tous les raccourcis ; et telle est notre peur des débats qu’il fallait probablement que cela se termine ainsi.
J’aurais souhaité que les spécialistes fassent un mea culpa, ce que je n’ai pas suffisamment senti dans les réactions qui me sont parvenues depuis la publication du livre, ni dans les critiques publiées ci-haut. Malgré cette défaite, je ne suis pas assez pessimiste pour croire que toute chance de redécouvrir notre passé militaire soit à jamais perdue. Mais la pente est raide, plus raide que je ne l’avais imaginé.
YVES TREMBLAY
NOTES
Yves Tremblay est historien au ministère de la Défense nationale à Ottawa.
1 Cité dans Y. Tremblay, Plaines d’Abraham. Essai sur l’égo-mémoire des Québécois, p. 65.
2 Cela constitue un emploi impropre de l’adjectif, parce qu’il n’a rien à voir, dans ce contexte, avec le système philosophique d’Auguste Comte. Il vaut mieux parler d’école méthodique. Tout historien qui se respecte est méthodique. Malheureusement, outre l’amphigouri, on enseigne dans nos départements des théories fumeuses à propos de l’objectivité. Si on ne croit pas que l’on puisse surmonter ses préférences, on croit également, du même coup, que l’histoire n’a rien d’objectif. Self-fulfilling prophecy, diraient les Anglais. Cette proposition délétère, qui attend d’être mise aux oubliettes, aura entretemps avili bien des cerveaux.