Alors que d’autres États dans le monde portent haut et fort l’intérêt collectif de l’architecture, cela n’a jamais été un cheval de bataille de l’État québécois, ni dans le discours, ni dans les faits. Celui-ci s’est contenté de répondre aux questions de sécurité et de respect des coûts et des délais, négligeant la réflexion sur la qualité du cadre bâti. Mais la situation n’est peut-être pas figée pour autant.
L’Europe est la première destination touristique dans le monde. La richesse de son patrimoine et de son architecture fait rêver partout sur la planète. Faut-il y voir un lien de cause à effet ? L’Europe compte en moyenne 82 architectes pour 100 000 habitants, soit plus du double de la moyenne québécoise. Et encore y a-t-il eu un rattrapage récent au Québec où, pendant plus de 10 ans, le nombre d’architectes a stagné. Ce n’est qu’en 2009 – après la mise en place d’un nouvel examen d’accès à la profession – que le nombre de personnes inscrites au registre de l’Ordre des architectes du Québec a recommencé à augmenter pour atteindre 3 200 à l’automne 2010. Grâce à ce rattrapage, le Québec compte désormais 40 architectes pour 100 000 habitants.
À l’évidence, l’architecture n’est pas considérée de la même manière de part et d’autre de l’Atlantique. Depuis 1985, les textes européens qui touchent l’architecture affirment sans ambages que « la création architecturale, la qualité des constructions, leur insertion harmonieuse dans le milieu environnant, le respect des paysages naturels et urbains, ainsi que du patrimoine collectif et privé sont d’intérêt public[1] ». Cette position a été maintes fois réaffirmée par la suite, notamment depuis que les enjeux autour du développement durable occupent le devant de la scène. Parmi d'autres textes, on peut citer les conclusions du Conseil de l'Union européenne, qui mentionnent que « l'architecture, discipline de création culturelle et d'innovation, y compris technologique, constitue une illustration remarquable de ce que la culture peut apporter au développement durable, compte tenu de son impact sur la dimension culturelle des villes, mais également sur l'économie, la cohésion sociale et l'environnement[2] ». Dans cette foulée, le Conseil invite les États membres et la Commission européenne « à prendre en compte l'architecture et ses spécificités, notamment dans sa dimension culturelle, dans l'ensemble des politiques pertinentes, tout particulièrement les politiques de recherche, de cohésion économique et sociale, de développement durable et d'éducation » et, plus loin, « à s’attacher à ce que l'architecture joue un rôle de synthèse et d'innovation dans le processus de développement durable, et ce, dès la phase conception d'un projet architectural, urbain ou paysager ou de réhabilitation d'un site ».
L’intérêt public de l’architecture est une notion inspirée directement de la Loi française sur l’architecture, dont l’article 1 déclare : « L’architecture est une expression de la culture. La création architecturale, la qualité des constructions, leur insertion harmonieuse dans le milieu environnant, le respect des paysages naturels ou urbains ainsi que du patrimoine sont d’intérêt public. Les autorités habilitées à délivrer le permis de construire ainsi que les autorisations de lotir s’assurent, au cours de l’instruction des demandes, du respect de cet intérêt.[3] » Dans l'Hexagone, les institutions ont donc l'obligation de rendre compte du respect de l'intérêt collectif dans leurs décisions au quotidien.
UN DISCOURS ABSENT DE L’ESPACE PUBLIC
Par ailleurs, dans de nombreux pays, les hommes et les femmes politiques n’hésitent pas à proclamer publiquement leur passion de l’architecture. Ainsi, Nicolas Sarkozy, à peine élu à la présidence française, affirmait-il vouloir « remettre l’architecture au cœur de nos choix politiques. C’est une orientation politique que je vais assumer tout au long de ce quinquennat. L’architecture a un rôle majeur dans le destin individuel et collectif des hommes […] Au moment où les valeurs collectives sont menacées et où la compétition mondiale entre les territoires est à son comble, je souhaite donner une nouvelle ambition et un nouveau souffle créatif à la politique de l’architecture de notre pays ». Il est revenu plusieurs fois sur ce thème. Les discours et interventions médiatiques ne sont pas toujours suivis de gestes concrets ou de décisions qui font l’unanimité, mais ils sont le signe d’une préoccupation. Ailleurs sur la planète, promouvoir l’architecture est souvent perçu comme une opération de relations publiques incontournable et payante ou comme un enjeu politique. Que l’on pense, par exemple, à la consultation sur « le Grand Paris », ce défi de repenser la capitale française lancé au printemps 2008 à 10 équipes d’architectes en vue par le président de la République.
Au Québec, il est bien difficile de trouver un seul discours dans lequel le premier ministre ou d’autres représentants du gouvernement font allusion à l’architecture. Quant aux textes de loi qui encadrent l’architecture ou les investissements immobiliers, s’ils évoquent une forme de qualité dans la réalisation des équipements, elle est réduite au simple respect des coûts et des délais. Le dernier grand texte législatif adopté dans le domaine est la Loi sur Infrastructure Québec : « Par ses conseils et son expertise, Infrastructure Québec a pour mission, d’une part, de contribuer à la planification et à la réalisation des projets d’infrastructure des organismes publics avec comme objectif d’obtenir des infrastructures de qualité en plus d’assurer une gestion optimale des risques, des coûts et des échéanciers et, d’autre part, de collaborer à la planification de l’entretien de ces infrastructures, le tout dans une perspective de saine administration des deniers publics. » On est loin des objectifs culturels ou de la constitution d’un cadre bâti distinctif.
LES COÛTS ET LES DÉLAIS D’ABORD
La Loi sur Infrastructure Québec a pris le relais de la Loi sur l’Agence des partenariats public-privé du Québec. C’est cette dernière qui a inscrit dans le marbre, en 2004, cette primauté des « coûts et délais » sur la qualité du produit immobilier prévu et obtenu. En faisant le choix des partenariats public-privé (ppp) pour ses grands projets immobiliers ou d’infrastructure, le Québec suivait la tendance internationale. La France, notamment, a une longue expérience des concessions et sociétés d’économie mixte, comme on les appelle là-bas, dans lesquelles le public et le privé s’allient pour former des compagnies qui se chargent de la construction et de la gestion des équipements ou des services publics. Cependant, c’est surtout au Royaume-Uni qu’ont été expérimentés les Private Finance Initiatives (pfi), c’est-à-dire les ppp tels qu’on les conçoit au Québec. Ce modèle de ppp – car il y en a d’autres – délègue au privé la conception, le financement, la construction et l’exploitation des équipements publics. Apparu dans les années 1980 et 1990, le modèle s’est étendu à de nombreux pays.
Du point de vue de la qualité des bâtiments, on peut surtout déplorer que ce modèle éloigne l’architecte du client et des usagers, éliminant ainsi la possibilité d’une discussion directe sur les besoins et attentes. En effet, durant la lourde période de préparation des soumissions des consortiums, le dialogue est filtré par les juristes et les financiers. Si les consortiums concurrents présentent des concepts différents dans leur dossier, ceux-ci n’ont finalement qu’un faible poids dans la décision des autorités, qui jugent également la solidité des entrepreneurs, le mode de financement du projet et les modalités de gestion du lieu durant des décennies.
Le premier projet d’importance à être mené en ppp au Québec, la salle de concert de l’Orchestre symphonique de Montréal, constitue à cet égard une expérience instructive. Deux consortiums étaient encore en lice à la dernière étape. Dans un climat de crise économique internationale, malgré un versement gouvernemental majoré, l’un des consortiums n’a pas réussi à obtenir suffisamment de garanties financières : le mandat a donc été attribué sans concurrence au seul candidat qui se qualifiait. Autrement dit, peu importe les esquisses et plans soumis par ces consortiums et le travail des architectes que cela suppose, le concept n’a pas été pris en considération. De plus, pour des questions de confidentialité des dossiers d’affaires, les concepts n’ont jamais été dévoilés au public. C’est une situation insolite pour une salle de spectacle de cette envergure dans une métropole qui souhaite briller à l’international sur le plan culturel et économique. Dans beaucoup d’autres pays, le mandat de conception pour ce type d’équipement est généralement attribué par la voie d’un concours (national ou international) où le jury se prononce sur la pertinence d’un concept. Ce sont les esquisses et les plans des architectes qui sont mis en concurrence et qui, souvent, par la suite, font l’objet d’une exposition ou d’une publication. La situation montréalaise est d'autant plus paradoxale qu'un concours, justement, avait été tenu en 2002 pour cette salle de spectacle sous le gouvernement précédent, mais ce projet n'a jamais été construit.
PAS D’ORGANISME POUR ENCADRER LA QUALITÉ
Au Royaume-Uni, plusieurs des premières expériences ont été décevantes, entre autres du point de vue de la qualité des bâtiments, particulièrement sur les plans de la fonctionnalité et du design. Après un bilan, le gouvernement britannique a effectué un virage et mis en place des mesures correctives. Un organisme indépendant, la Commission for Architecture and the Built Environment, a notamment été créé en 1999 pour conseiller le gouvernement sur des aspects techniques et imposer des exigences formelles, quel que soit le mode de réalisation du projet pour lequel les autorités optent. À plusieurs reprises, les objectifs de qualité architecturale ont été réaffirmés par les plus hautes autorités, y compris le premier ministre. La France, de son côté, dispose depuis 1977 de la Mission interministérielle pour la qualité des constructions publiques. Cet organisme de conseil et d’assistance gratuit est au service des maîtres d’ouvrage publics quels qu’ils soient. Il les accompagne dans leur projet en mettant à leur disposition des architectes et des équipes multidisciplinaires. Son mandat est de promouvoir la qualité architecturale dans le domaine des constructions publiques. La Mission mène des actions de promotion des concours d’architecture, diffuse les bonnes pratiques et produit des études. Elle a notamment établi le bilan des initiatives publiques/privées britanniques et de l’encadrement souhaitable dans ce mode de réalisation des projets.
Le Québec ne s’est jamais doté de tels organismes d’expertise. L’intérêt public de l’architecture n’y est donc pas précisément inscrit dans les textes de loi, ni affirmé dans les discours par les responsables gouvernementaux. De plus, aucune stratégie n’est mise en place au plus haut niveau pour promouvoir la qualité architecturale. Seul le ministère de la Culture et des Communications (ainsi nommé en 1998) a décidé il y a quelques années de favoriser la tenue de concours d'architecture, mais cette politique ne concernait que les bâtiments culturels et semble aujourd'hui sujette à évolution (nous y revenons ci-dessous). Il serait pourtant important de faire appel à un organisme expert comme au Royaume-Uni ou en France mais en adaptant sa mission et ses moyens à la réalité québécoise, alors que l’on met en place des nouvelles formules de réalisation ayant connu des fortunes variées à l’étranger.
UNE DÉFINITION CONNUE DE LONGUE DATE
Évidemment, il n’existe aucune définition absolue de la qualité en architecture car cette notion possède une longue histoire et a suscité des débats au sein de diverses écoles de pensée. Toutefois, si l’État québécois avait la volonté de mettre en place une stratégie visant à la valoriser, des principes établis existent sur lesquels s’appuyer. Déjà, au ier siècle avant Jésus-Christ, l’auteur romain Vitruve, dans son traité d’architecture, énonçait les trois principes fondateurs de l’architecture : firmitas, ou la durabilité (aspect technique de la construction), utilitas, ou l’utilité (aspect fonctionnel de la conception) et venustas, ou la beauté (aspect esthétique de l’ensemble). Vingt siècles plus tard, les principes de durabilité, de fonctionnalité et d’harmonie sont toujours pertinents pour décrire les finalités de l’intervention de l’architecte sur un bâtiment.
La qualité des constructions, leur efficacité, ainsi que leur insertion harmonieuse dans le milieu environnant constituent en effet les principaux enjeux qui déterminent la qualité de l’architecture et, par le fait même, des milieux de vie. Il faut les appréhender globalement dans toute leur complexité, en comprendre les interrelations et apporter une réponse satisfaisante et responsable. Cela impose de prendre en compte des paramètres d’ordre environnemental, urbain, social et culturel. Le travail de conception architecturale doit intégrer de nombreuses variables pour produire des bâtiments qui sont solides et durables, mais également harmonieux, afin de proposer des espaces et un paysage humanisés et agréables pour ceux qui y vivent, y travaillent, y circulent ou s’y divertissent. L’architecture s’inscrit dans la durée et doit participer au génie du lieu. De ces trois finalités émergent de nouvelles préoccupations qui doivent être intégrées dans le processus de conception et d’évaluation d’un projet d’architecture : mentionnons, par exemple, l’architecture verte, qui privilégie des quartiers écologiquement viables, la réduction de l’empreinte écologique et la réduction des émissions de carbone.
À côté du désintérêt apparent de l’État pour la qualité architecturale, on observe une multiplication et une popularité grandissante des prix visant à récompenser les réussites architecturales. Divers organismes se sont engagés récemment dans ce type de démarche, ainsi que plusieurs municipalités, qui souhaitent mettre en valeur les édifices remarquables sur leur territoire, et pas seulement ceux qui ont une valeur patrimoniale. Ce n’est pas un hasard. On observe d’ailleurs depuis quelque temps que les municipalités du Québec semblent plus préoccupées par la qualité du cadre bâti que l’État. Jean-Paul L’Allier, qui a lancé le renouveau du quartier Saint-Roch lorsqu’il était maire de Québec de 1989 à 2005, a sans doute été un précurseur.
MOUVEMENT CONTRADICTOIRE POUR LES CONCOURS
On constate un mouvement similaire à propos des concours d’architecture, certaines villes se mobilisant pour en organiser dans un souci d’amélioration de la qualité architecturale. Le concours d’architecture est en effet perçu dans plusieurs pays comme le mode d’attribution des mandats de conception le plus judicieux en vue d’obtenir le bâtiment qui réponde le mieux aux besoins, y compris esthétiques. Le processus est coûteux – puisqu’il fait concourir et rémunère plusieurs architectes ou équipes d’architectes –, mais il permet de déterminer la meilleure idée par rapport à une situation donnée : type de bâtiment, besoins exprimés, situation géographique et budget disponible. L’objectif est d’obtenir, pour un budget prédéterminé, le meilleur produit possible. L’un des pays qui accordent le plus d’importance à la qualité architecturale, notamment pour les bâtiments publics, est sans doute la Suisse. La plupart des concepts qui sous-tendent la construction de bâtiments publics y sont choisis par voie de concours.
Au Québec, le ministère de la Culture, des Communications et de la Condition féminine a été le principal initiateur de concours. Après avoir mené une politique expérimentale à partir de 1992, il a instauré, en 1998, le principe du concours pour tous les bâtiments qu’il subventionnait et dont le budget de construction s’élevait à plus de 2 m$. Certaines municipalités ont donc été forcées de procéder ainsi pour leurs bâtiments culturels, même si ce n’était pas leur volonté ou leur habitude. Rappelons que la Grande Bibliothèque, à Montréal, est issue d’un concours. C’est le cas de beaucoup d’autres bâtiments publics, même si cela reste l’exception. L’Ordre des architectes du Québec a accompagné le mouvement, notamment afin d’encadrer l’équité du processus. Cela s’est concrétisé en 1995 par la publication d’une première version du Guide des concours, réédité et amendé en 2007.
Le ministère de la Culture a toutefois récemment modifié certaines de ses pratiques. Après avoir recadré les procédures afin de contenir les dépassements de coûts et de délais apparemment fréquents, il a porté à 5 m$ le montant du seuil à partir duquel il est obligatoire, pour un maître d’ouvrage, d’organiser un concours. Cette modification diminue le nombre de projets susceptibles de faire l’objet de concours. En parallèle, le ministère de la Culture ouvre la voie aux partenariats publique/privée et met à l’essai de nouvelles formules pour la construction d’équipements culturels. S’il est légitime de vouloir réduire les risques, les PPP et les contrats dits « clés en main » sont, comme on l’a vu, des modes de réalisation dans lesquels le choix porte autant, sinon plus, sur la solidité financière de la firme de constructeur que sur la qualité du concept. De nombreuses discussions ont ainsi été nécessaires pour faire accepter l’idée d’un concours d’architecture international pour l’agrandissement à venir du Musée national des beaux-arts du Québec alors qu’un partenariat public-privé était pressenti par le gouvernement.
Par ailleurs, jusqu’à récemment, la Loi sur les cités et villes ne permettait pas aux municipalités d’organiser un concours pour construire un bâtiment non subventionné par le mcccf. Plusieurs municipalités ont demandé des dérogations au ministère des Affaires municipales, des Régions et de l’Occupation du territoire. La Ville de Trois-Rivières a ainsi obtenu le droit d’organiser un concours pour son futur amphithéâtre. À cet égard, c’est toutefois la Ville de Montréal qui reste la plus active, surtout dans le cadre du chantier Réalisons Montréal ville unesco de design. De nombreux concours d’architecture ont lieu depuis quelques années, non seulement pour la construction d’équipements culturels comme des bibliothèques, mais aussi de complexes sportifs. C’est entre autres à la demande de Montréal que le ministère des Affaires municipales vient de modifier – en juin 2010 – la loi pour y inscrire la possibilité de déroger aux appels d’offres publics pour procéder à la tenue d’un concours de design, qu’il s’agisse d’urbanisme, d’aménagement ou d’architecture. Mais cela demeure une possibilité, et non un droit: les demandes sont toujours jugées au cas par cas.
UNE RESPONSABILITÉ MINISTÉRIELLE DILUÉE
Ce mouvement, qui peut sembler contradictoire au sein du gouvernement – d’un côté moins de concours, de l’autre plus –, illustre une autre spécificité québécoise que doit souvent affronter l’Ordre des architectes tout comme ses membres : l’architecture n’est pas la responsabilité d’un ministère en particulier, mais « dépend » de nombreux ministères. En tant qu’ordre régissant une profession réglementée, l’oaq est sous la gouverne du ministère de la Justice et de l’Office des professions. Toutefois, de nombreuses lois qui touchent le bâtiment sont appliquées par la Régie du bâtiment, qui relève du ministère du Travail. L’aspect patrimonial et culturel de la production architecturale dépend, lui, du mcccf. Comme on l’a vu plus haut, le mamrot réglemente en partie ce qui touche au cadre bâti des municipalités. De plus, en ce qui concerne les infrastructures, les grands projets immobiliers publics et les modes d’attribution des contrats publics tels les ppp, les négociations doivent se faire avec le Conseil du trésor. Les enjeux relatifs à la construction durable, devenus majeurs, sont sous la responsabilité du ministère du Développement durable, de l’Environnement et des Parcs. Toutefois, l’efficacité énergétique est une prérogative du ministère des Ressources naturelles et de la Faune, qui chapeaute aussi – et intégrera bientôt – l’Agence de l’efficacité énergétique, dont plusieurs programmes touchent l’activité des architectes. Quant aux programmes touchant à l’innovation, ils relèvent du ministère du Développement économique, de l’Innovation et de l’Exportation, avec qui nous avons mené une mission d’étude sur l’architecture et l’urbanisme en Chine en 2009. La signature d’un arrangement de reconnaissance mutuelle avec la France oblige par ailleurs l’oaq à travailler avec le ministère des Relations internationales, alors que l’accueil des professionnels étrangers en général impose une collaboration avec le ministère de l’Immigration et des Communautés culturelles. Difficile, dans un tel contexte, de disposer d’une politique et de textes législatifs cohérents. Devant un tel éclatement, difficile également de déterminer à quelle administration il revient d’encadrer la profession d’architecte et à qui incombe la responsabilité ultime de la qualité du cadre bâti au Québec. Il serait souhaitable qu'un texte législatif – que ce soit une loi ou une politique interministérielle – affirme la nécessité de la prise en compte de la qualité architecturale et en définisse les modalités de mise en œuvre, au minimum en ce qui concerne l'architecture publique.
Évidemment, il existe une Loi sur les architectes, qui fonde la pratique professionnelle et définit le champ d’exercice. Or, le seul acte réservé auquel fait référence la loi actuelle, à son article 16, est l’apposition de la signature et du sceau sur les plans et devis. « Tous les plans et devis de travaux d’architecture pour la construction, l’agrandissement, la reconstruction, la rénovation ou la modification d’un édifice doivent être signés et scellés par un membre de l’Ordre. » Cette définition de la pratique de l’architecture est pour le moins restrictive, bien loin de ce que vivent les professionnels. Cette situation est unique dans le système professionnel québécois, les autres professions réglementées disposant d’une loi plus détaillée. Dans les autres provinces canadiennes ou dans les États américains, pour en rester au contexte nord-américain, la pratique de l’architecture est décrite avec précision dans la loi.
L’OCCASION DE PRENDRE UN TOURNANT ?
La situation québécoise pourrait changer prochainement. En effet, la Loi sur les architectes est actuellement en révision, comme cinq autres lois des secteurs du génie et de l’aménagement. À la demande du gouvernement et de l’Office des professions, l’Ordre des architectes a été invité à proposer un nouveau libellé pour l’article 16. Après un vaste effort de consultation, de documentation et de réflexion qui a duré plusieurs mois, il a proposé un texte plus long et plus complet[4].
À l’image de ce qui existe dans d’autres lois, le projet de nouvel article délimite d’abord le champ d’exercice de l’architecte et la finalité de son activité, puis définit sept actes réservés. Parmi ces derniers, la surveillance des travaux constituerait, selon l’Ordre, une avancée majeure qui permettrait d’assurer que la réalisation d’un bâtiment soit conforme aux plans et devis de l’architecte. Voilà qui serait déjà une façon simple d’améliorer la qualité de ce qui se bâtit au Québec. À quoi sert en effet de faire appel à des professionnels qualifiés et encadrés si l’on ne s’assure pas du respect de leurs propositions initiales ? Dans les faits, l’État ainsi que certains clients et assureurs exigent déjà une surveillance de chantier par un architecte lorsqu’ils font construire un bâtiment. L’oaq propose de généraliser cette obligation.
Notons que l'Ordre des ingénieurs du Québec porte une demande semblable, appliquée au champ d'exercice de ses membres, dans le cadre de la révision de la Loi sur les ingénieurs. En cela, il est en phase avec la recommandation de la Commission Johnson sur l'effondrement du viaduc de la Concorde. Plus récemment, dans son rapport sur la chute d'un bloc de béton d'un immeuble de grande hauteur rue Peel à Montréal, le coroner recommandait également au gouvernement la réouverture des lois sur les architectes et les ingénieurs afin d'y inclure, dans les deux cas, l'obligation de surveillance des travaux.
Une autre modification essentielle proposée par l'Ordre touche l’article 16.1. Il demande que le secteur résidentiel, dont la plus grande partie – notamment la maison unifamiliale isolée – est pour l’instant déréglementée, soit davantage assujetti à la Loi sur les architectes. Il est proposé qu’un architecte intervienne dans le cas de l’unifamiliale isolée à partir de 170 m2. Cette idée est inspirée de plusieurs législations européennes et ce seuil, calqué sur la loi française. Malgré ce que pensent certains groupes de pression, technologues ou regroupements d'entrepreneurs, le résidentiel devrait bénéficier des mêmes attentions en terme de qualité que n'importe quel secteur de la construction, d'autant que, d'un point de vue individuel comme collectif, les enjeux de développement durable ne peuvent plus y être négligés. Or, l'architecte est le seul professionnel formé à la résolution des défis complexes qui entourent la conception d'un bâtiment qui réponde aux besoins des clients et usagers, loin de l'application d'une recette.
Ce projet d’article 16 traduit une approche nouvelle. En plus d’étendre le cadre de pratique de l’architecture, ce que le préambule de l’article propose, c’est d’intégrer pour la première fois aux textes officiels du Québec les objectifs « qualitatifs » de l’architecture, soit de produire des bâtiments « harmonieux, fonctionnels et durables ». Si cet article est adopté dans le cadre d’un projet de loi, ce sera un geste fort de la part des élus de l’Assemblée nationale. Et un premier pas vers l’affirmation qu’au Québec, l’architecture est d’intérêt public.
Hélène Lefranc*
NOTES
* Hélène Lefranc est agente de recherche et de liaison à l’Ordre des architectes du Québec.
[1] Directive 85/384/CEE du Conseil des Communautés européennes.
[2] Conclusions 2008/C 319/05 du Conseil de l'union européenne.
[3] Loi 77-2 du 3 janvier 1977 sur l'architecture.
[4] « L'exercice de l'architecture consiste à effectuer des activités d'analyse, de conception, de coordination, d'accompagnement et de conseil appliquées à un projet de construction, d'agrandissement, de reconstruction, de rénovation ou de modification d'un bâtiment, et à sa mise en œuvre, en ce qui a trait notamment à la cohérence environnementale, à l'implantation, à l'enveloppe, à l'aménagement intérieur, aux matériaux et aux méthodes, afin que le bâtiment soit durable, fonctionnel et harmonieux. Ce faisant, l'architecte coordonne les données exigées des divers intervenants aux projets. Dans le cadre de l'exercice de l'architecture, les actes réservés à l'architecte sont les suivants : préparer un programme ; élaborer des études préparatoires ; élaborer une esquisse et un projet préliminaire ; préparer, signer et sceller des plans et devis définitifs et autres documents officiels en vue de la construction, de l'agrandissement, de la reconstruction, de la rénovation ou de la modification d'un bâtiment ; préparer les documents d'appel d'offres et déterminer les modalités du contrat de construction, d'agrandissement, de reconstruction, de rénovation ou de modification d'un bâtiment ; assurer la surveillance des travaux et rendre les services durant la construction ; donner des consultations et des avis. Tous les travaux de construction, d'agrandissement, de reconstruction, de rénovation ou de modification d'un bâtiment doivent être exécutés sous la surveillance d'un architecte. »