Voici donc ouvert, une fois encore, le procès des biographes et de la biographie, cette maladie honteuse de l’histoire, science infectée par une cohorte de charlatans aux dépens d’une science par eux infectée et prostituée…
Cette branche de la grande quête et remémoration du passé aurait ceci de pervers qu’elle s’attacherait aux personnes qui en sont les acteurs ou les actrices, les témoins ou les victimes tout autant qu’aux nations, cités, partis, mouvements, et se voit périodiquement contestée dans ses fondements mêmes. Il est digne de l’historien d’étudier et décrire la Révolution française. Mais pas Robespierre ou Danton.
Il est loisible, ou honorable, de travailler à l’histoire d’une cité – Florence, San Francisco –, d’un pays – la Chine, le Sénégal –, d’un mouvement – le socialisme, le fascisme –, mais non à celle d’un homme – Thomas d’Aquin, Juarez, Ivan le Terrible… Là est la vertu, ici le vice.
Il est certes raisonnable de s’interroger sur la fidélité de la reconstitution et de l’interprétation d’une existence coulée dans le récit qu’on appelle biographie. « L’inévitable tri qu’opère le biographe dans les matériaux recueillis ne revient-il pas à reformuler cette existence au motif de la reconstituer ? » nous demande-t-on. Mais croit-on que l’histoire de l’agriculture brésilienne ou du monothéisme scandinave n’opère pas un tri et que sa reconstitution ne relève pas de choix personnels entre tel ou tel bilan, telle ou telle confession ?
Le principe de ce procès est bien étrange. Légitime serait l’étude du collectif – les moines, les danseuses –, non celle du singulier – saint Benoît, la Pavlova. Un être serait moins déchiffrable qu’une foule. Vous décrivez Octobre 1917 à Moscou, vous êtes cru. Vous décrivez Lénine, vous êtes un imposteur…
Transposé dans l’ordre des sciences, cela signifierait qu’il est licite d’étudier « les métaux » ou les maladies circulatoires, mais non le cuivre ou le cœur. Vertu dans le global – ah ! les poissons ! –, vice dans le singulier – fi du requin ! Il est digne d’un historien de se consacrer au bouddhisme, non au Dalaï Lama. À la secte des mormons, non au plus célèbre d’entre eux, Richard Nixon.
On a même vu la confrérie historienne, d’où émane la doxa, tel ou telle de ses paroissien(ne)s pour être passé de la recherche du collectif à celle du singulier, de l’ordre mendiant à saint François, et j’ai vu pour ma part, passant de la biographie de Montaigne à ce que j’ai appelé une « multibiographie » des jésuites, s’éclairer le regard porté sur mes travaux par ceux que je n’ai pas l’outrecuidance d’appeler mes « confrères ». Décrivez une omelette et vous êtes cru. Mais pas si vous considérez un œuf !
Ce procès en illégitimité historienne, longtemps instruit par des professionnels, fut étrangement repris, au début du xxe siècle, par de grands écrivains d’imagination que la personnification du rappel du passé n’aurait pas dû émouvoir. Ainsi Marcel Proust, qui frôle si souvent l’histoire et déguise à peine, sous les noms de Charlus ou de Mme de Guermantes, des personnages de la société française de son temps, se fit-il, contre Sainte-Beuve, le pourfendeur du genre biographique, imité, de l’autre côté de la Manche, par la grande Virginia Woolf, comme si le biographe, trop attentif à s’en tenir aux faits, aux données vérifiables, jouait le rôle d’un contempteur de la poésie. La répartition des rôles qui semblait s’opérer si naturellement entre le Chateaubriand, impeccable biographe de Rancé-le-trappiste, et le vicomte auteur des Martyrs semble alors se brouiller, alors même qu’en Grande-Bretagne un Lytton Strachey va proposer, avec ses Victoriens éminents, le modèle de la biographie contemporaine. Surprenante mise en cause d’un genre au moment où il trouve son épanouissement, non seulement en Angleterre, mais en Allemagne et en Italie.
En France, il est vrai, la biographie va être, dans les années vingt et trente, l’objet d’un procès très sérieusement instruit par Raymond Aron, dont il faut bien dire qu’il avait la tête la moins romanesque qui soit. C’est alors que se produit la collision la plus radicale qu’on puisse imaginer, entre le surgissement d’une floraison de biographies fort brillantes, élégantes, moins soucieuses de références historiques que de « traits » savoureux, écrites par d’excellents romanciers : André Maurois, Henri Troyat, Jean Orieux. Le Disraeli du premier remporte le succès plus souvent réservé à un prix Goncourt, comme le Maupassant du second, sinon la Catherine de Médicis du troisième.
Face à cette mode se dresse, au début des années trente, l’école des Annales, exprimée par une revue du même nom, qui s’en soucie fort peu et ne tend qu’à exalter une histoire éminemment collective, dont les hérauts sont un Fernand Braudel, un Philippe Ariès, un Pierre Goubert, dont le Louis xiv et vingt millions de Français donne clairement à entendre que ceux-ci sont les vrais protagonistes du Grand siècle, et non celui-là, comme on le croyait depuis Voltaire et le répétaient la plupart des manuels d’histoire.
L’admirable est que plusieurs des prometteurs des mêmes Annales, et les plus prestigieux, comme Georges Duby et Jacques Le Goff, maîtres du champ historique français au xxe siècle, ont mis leur talent et leur science au service de la biographie, le premier pour Guillaume le Maréchal, le second pour un Saint Louis, et depuis lors se manifeste un retour au genre biographique, qui s’est notamment opéré en France par le triomphe fait à l’ouvrage d’un historien britannique à propos d’un souverain français, le Louis xi de Murray Kendall, magnifique travail de mise au point à propos d’un personnage controversé entre tous, d’un souverain mal aimé qui, de répressions en fourberies, a plus fait qu’aucun autre pour l’unification de la France.
Peut-on dater de l’ouvrage de cet historien britannique le renouveau de la biographie en France ? Non. Dès avant la publication de ce Louis xi, des historiens français comme Jean-Noël Jeanneney, auteur d’un beau travail consacré à Clemenceau (qui ne se présente pas à proprement parler comme une biographie), avait salué la renaissance du genre et sa nécessité en tant que contribution à la connaissance du passé, incitant ses confrères à contribuer, par leurs ouvrages, à la survie d’un Gambetta, d’un Jaurès ou d’un Briand.
Et je ne résiste pas à la tentation de citer, à propos de ce renouveau biographique, et dussé-je y manifester quelque vanité, le propos de l’un des maîtres actuels de l’enseignement de l’histoire en France, Jean-Pierre Rioux, qui assurait, lors d’un récent colloque de l’Institut d’histoire du temps présent : «Les historiens-biographes bénéficient des apports de l’histoire massive et sérielle qui a fait la gloire des Annales, mais en lui ayant emprunté ses méthodes de pointe et ses hypothèses les plus fécondes. Nul aujourd’hui ne détacherait son héros de son milieu, ne réduirait ses actes à des faits dépourvus de l’aura des inconscients, des mythes et des mémoires portées. Nul n’écrirait une vie sans centrer son examen sur le va-et-vient de l’individuel au collectif. Tout ceci est acquis et bien acquis : il suffit de relire le Guillaume le Maréchal de Duby, le De Gaulle de Lacouture… »
Légitimés par l’université – par quelques-uns de ses maîtres –, nous ne le sommes pas pour autant par une certaine part de l’opinion cultivée, qui s’obstine à s’interroger sur notre aptitude à raconter « vraiment » la vie de Bismarck ou de Churchill.
Mais demandait-on à Macaulay, à Michelet, à Carlyle, à Vasari, s’ils racontaient « vraiment » la Réforme, la Révolution française, Rome ? Qu’entend-on par « vraiment » ? Avec compétence ? Avec honnêteté ? Avec subtilité ? Pourquoi ne pose-t-on la question qu’à un auteur attaché à cerner une personne plutôt qu’une ville, qu’un parti, qu’un système de production ?
La question ne sous-entend pas qu’il est plus difficile de dénombrer et relater les vertus, les vices, les excès de Philippe ii que de la monarchie espagnole avant les Bourbons. Elle suggère que le rapport à un individu, à un personnage, entraîne inévitablement, de la part de l’analyste, une complicité, une fascination, un rapport passionnel. Tel qui sera cru, décrivant la Fronde, ne le sera plus, évoquant Mazarin. Le biographe serait par définition un confident mué en complice.
Cette assertion est fausse. Il est vrai que l’on est plus facilement « objectif » face à un groupe qu’à propos d’une personne. Mais le lien qui s’établit entre biographe et biographé est aussi une richesse et apporte plus de connaissances, de révélations, de lumières, qu’il ne brime l’objectivité.
La relation biographé-biographe comporte certes des risques d’envoûtement, de séduction ou d’horreur. Elle subjectivise le travail. Mais elle lui donne une intensité, de chasseur à gibier, qui comporte sa richesse, sa fertilité. Pour qui place l’objectivité au sommet des vertus historiques, mieux vaut en effet se consacrer au développement des industries métalliques dans la Norvège du xixe siècle que de s’attacher à décrire et faire revivre le personnage de Schiller ou celui de Garibaldi.
Mais la « chasse » biographique, à condition qu’elle se donne pour objectif non seulement un personnage, ses démarches, ses compétences, ses passions, mais aussi son achèvement et la part prise par son milieu, ses proches, ses adversaires, dans la mesure où elle se garde de « détourner » le supposé héros, peut atteindre à une précision chirurgicale. Autopsie pour autopsie, recherche pour recherche, le même historien ira peut-être plus profond en prenant pour cible tel grand ministre, tel général ou tel révolutionnaire, Montcalm ou Mazzini, qu’en s’attachant à une histoire de la diplomatie française au xviiie siècle ou du Risorgiamento italien au xixe.
Il s’agit, j’en conviens, d’un plaidoyer pro domo. Mais je voudrais avoir fait entendre que viser une cible bien déterminée, bien typée, n’est pas, pour le tireur, un handicap. Et que l’archer n’a pas accoutumé de tomber amoureux de sa cible…
Jean Lacouture*
NOTES
* Ancien éditeur au Seuil et reporter au Monde, Jean Lacouture a pratiqué avec bonheur le genre de la biographie. On lui doit notamment des portraits remarquables d’André Malraux, Léon Blum, François Mauriac, Pierre Mendès-France, Charles de Gaulle, François Mitterrand, Jean-François Champollion, Jacques Rivière, Montaigne et, tout récemment, de Paul Flamand : Paul Flamand, éditeur. La grande aventure des Éditions du Seuil, Paris, Les Arènes, 2010.