On apprend ce matin que le conseil exécutif de la CLASSE a gelé les fonds qui lui ont été remis par la Coalition des humoristes indignés (CHI). On se souviendra que ces fonds ont été amassés lors d’un spectacle-bénéfice au profit de la CLASSE, par des humoristes solidaires de la cause étudiante. Selon la porte-parole de la CLASSE, la décision de ne pas utiliser ce don de plusieurs milliers de dollars – du moins pour l’instant – s’explique par le fait que des militantes radicales au sein du mouvement refusent de recevoir de l’argent d’un groupe d’humoristes parmi lesquels l’on en compterait un certain nombre qui gagnent leur vie « en véhiculant des propos sexistes, racistes et homophobes ». La CLASSE a également retiré de son site internet toute référence au spectacle des humoristes indignés.
La décision de la CLASSE de ne pas toucher à cet argent sale n’est pas définitive. Parions que d’ici quelques jours, quelqu’un à la CLASSE se réveillera avec une once de jugeote, que l’argent sera accepté et que l’histoire sera close [Ajout le 26 juin 2012: et ben non... ils ne prendront pas l'argent]. Si cette anecdote est pourtant instructive, c’est qu’elle en dit beaucoup sur la frange la plus militante du mouvement étudiant, cette frange qui comprend ceux qui sont à ce point convaincus de leur supériorité morale qu’ils n’ont pas exprimé la moindre hésitation avant de condamner sans appel à l’infamie du racisme, du sexisme et de l’homophobie ces humoristes qui avaient pourtant les meilleures intentions du monde à leur endroit. Ces étudiantes radicales qui veulent refaire le monde ont sans doute l’impression d’être bien originales en refusant ainsi cet argent provenant de leurs alliés. N’est-ce pas là la meilleure preuve de leur indéniable vertu que de placer leurs idéaux avant même leur intérêt financier? Non seulement ces étudiantes ne sont pas originales, mais, du haut de leur vertueuse précellence qui leur permet de séparer le monde en deux entre les purs et les impurs, elles s’inscrivent dans une tradition séculaire qui, chaque fois dans l’histoire, a mené aux pires dérives. Si cette histoire est révélatrice, c’est qu’il n’y a pas de signe plus probant pour identifier un idéologue dangereux que la manière avec laquelle il se comporte avec ses propres alliés.
Quelques exemples suffiront à illustrer la chose. Sous l’Ancien régime, aucune pratique sociale n’était jugée plus odieuse que la délation. Dénoncer un sujet aux autorités était une pratique considérée à ce point condamnable que le peuple jetait plus spontanément l’opprobre sur le délateur que sur celui ayant commis le crime. La Révolution française changera la donne. Pour les idéologues les plus convaincus, ceux qui, comme Robespierre et Saint-Just verront dans la terreur révolutionnaire le meilleur moyen dans l’avènement d’une société plus égalitaire conforme à leur compréhension de l’idéologie des droits de l’homme, la délation, en particulier celle par laquelle l’on dénonce ses proches alliés, est dorénavant vue comme le meilleur signe de sa propre pureté idéologique. Dénoncer ses meilleurs amis, n’est-ce pas là la preuve que l’on priorise l’intérêt de la Nation avant ses intérêts propres?
Depuis la Révolution française, les extrêmes, tant à gauche qu’à droite du spectre politique, n’ont eu de cesse que de se montrer impitoyables avec leurs plus proches alliés. Le fonctionnement des régimes communistes en particulier est à cet égard très instructif. On connait les purges dans les régimes communistes, tout aussi redoutables pour les membres du parti que pour les opposants au régime. L’effroi, dans pareil régime, consiste à ne pas se situer dans la ligne du parti, à être terrifié à la perspective ne pas savoir où se situe la pureté idéologique. André Gide, dans un texte magnifique écrit à son retour d’URSS, raconte sa surprise devant la gêne d’ouvriers soviétiques, qui ne savaient pas comment réagir après qu’il eut porté un toast au « triomphe du Front rouge espagnol ». « Pour ce qui est des troubles et de la lutte en Espagne, explique Gide, l'opinion générale et particulière attendait les directions de la Pravda qui ne s'était pas encore prononcée. On n'osait pas se risquer avant de savoir ce qu'il fallait penser. »
La radicalisation du mouvement étudiant qu’exprime cette dernière anecdote n’a rien de rassurant. Défendre un principe, comme celui de la gratuité scolaire, vouloir refaire le monde en lui insufflant plus de justice, plus d’égalité ou alors plus de liberté est une expérience exaltante et nécessaire. Combattre le cynisme en prenant la rue, défendre ses principes, tout cela est louable. Mais frapper d’ignominie des individus bien intentionnés en se donnant des airs de supériorité morale est tout simplement inquiétant. Est-ce que dans le monde nouveau que ces étudiantes appellent de leurs vœux, l’humour de Jean-François Mercier et son show du gros cave serait censuré pour être conforme à leur conception du bien non sexiste et non homophobe ? Est-ce que le Grand-Prix de formule 1, qui compte pourtant des centaines de milliers d’adeptes au Québec, serait aboli ? Vous qui jugez le monde du haut de votre rectitude morale, pourriez-vous s.v.p. nous envoyer la liste des pratiques qui seront condamnées sous votre nouveau régime, histoire de savoir à quoi ressemblera le meilleur des mondes?
Le plus drôle dans cette histoire d'argent refusé, c'est que les réactions des humoristes (que l'on entend ici et là essayant de minimiser l'affaire) montrent bien qu'ils n'ont rien compris à ce qui leur arrive. Eux qui se pensaient du bon côté de l'Histoire, eux qui, par leur indignation, se pensaient « purs », viennent d'en prendre pour leur argent! Non, messieurs les humoristes! Pour les membres les plus intransigeants de la CLASSE, vous ne valez pas mieux que Jean Charest. Vous aussi faites partie de l'Ancien régime que l'on cherche à abattre. La trouvez-vous bonne?
En fait, s'il y a une leçon à retenir de cette anecdote, c’est qu’il est impératif que dans ce conflit, ni les objectifs, ni les règles du jeu de la prise de position citoyenne ne doivent plus être perdus de vue. L’objectif, c’est de convaincre ses concitoyens de la justesse de ses propres idées. La règle du jeu, c’est le pluralisme, c’est-à-dire que lorsque l’on accepte de jouer le jeu politique, il faut d’entrée de jeu reconnaitre à chacun la capacité de réfléchir par lui-même et donc reconnaitre qu’il est légitime pour les autres de ne pas être d’accord avec soi. Cela suppose que le vrai, le beau ou le bien ne sont pas des vérités éternelles qu’il suffirait de découvrir et d’imposer, mais plutôt des notions relatives vers lesquels l’on ne peut que tendre par le dialogue avec nos concitoyens, en acceptant que les autres ne partagent peut-être pas notre point de vue et qu’il soit possible de ne pas voir le sien triompher. Cela suppose donc que la vérité se situe plus généralement du côté du compromis que du côté de l’intransigeance. Et ce commentaire vaut évidemment tant pour le gouvernement que pour l’aile radicale du mouvement.