À la veille de la 2e Internationale communiste en 1920, Lénine fait paraître un petit ouvrage destiné à éclairer les travaux du congrès. Intitulé La Maladie infantile du communisme : le « gauchisme », l’ouvrage va soulever la colère de nombreux dirigeants communistes d’Europe. Lénine y défend la thèse selon laquelle les partis communistes qui sont apparus en Europe à la suite de la révolution d’octobre 1917 ne doivent pas céder à l’impatience révolutionnaire non plus que s’enfermer dans l’observance dogmatique d’une politique intransigeante de non-participation à la politique bourgeoise. C’est en effet ce dogmatisme qu’il voit poindre au sein des partis italien, allemand et hollandais et qui conduit leur dirigeants à refuser toute participation aux institutions bourgeoises (le parlementarisme et le suffrage universel) ou réformistes (le mouvement syndical). Lénine estime qu’il s’agit là d’une attitude improductive dans la mesure où il est nécessaire de rejoindre les masses là où elles se trouvent et dans les institutions, fussent-elles bourgeoises, auxquelles elles adhèrent encore.
Le gauchisme consiste alors dans cette attitude puriste qui, selon Lénine, a pour effet de vider le projet communiste de son contenu en en faisant une idole vouée à l’adoration des fidèles. L’appel incantatoire à la révolution empêcherait de créer les conditions nécessaires à son avènement. Il est également possible de dire que, dans le gauchisme, l’idéal tourne le dos à la réalité ou encore que l’idée peut en venir à se substituer à la chose. La leçon vient de haut. Le président Mao savait distinguer les véritables adversaires des tigres de papier. Vladimir Illitch savait, quant à lui, que l’incantation ne facilite pas plus l’action qu’elle n’est capable de décrypter la complexité d’une conjoncture historique.
Ceux qui aujourd’hui au Québec brandissent une certaine bien-pensance « progressiste »[1] à l’encontre de la menace que représenterait la montée du conservatisme feraient bien de suivre le conseil de Lénine et de ne pas se laisser abuser par la magie des mots et aussi ils devraient se garder de s’effrayer trop rapidement des tigres de papier conservateurs qu’ils sentent rôder autour d’eux. Le succès éphémère de l’ADQ et la création récente du Réseau liberté Québec (RLQ) ne devraient pas faire illusion quant à la force de la vague conservatrice. Les critiques du conservatisme ne devraient surtout pas s’adonner à un gauchisme fonctionnant à la dramatisation. Car c’est bien l’impression qui se dégage de la critique actuelle du conservatisme à la québécoise qui, au nom d’un progressisme autoproclamé, a tendance à pratiquer un gauchisme expéditif. Le fait que des représentants de la bien-pensance progressiste sentent aujourd’hui le besoin de mettre sur pied un séminaire de maîtrise à l’UQAM afin d’examiner les tenants et aboutissants du néoconservatisme québécois relève en effet bien davantage d’un gauchisme pressé d’en découdre que d’une analyse fine de la conjoncture. De même, les propos apeurés de Gérard Bouchard, qui s’inquiète des accents ethnicistes de la critique que certains « ténors » de la famille souverainiste ont réservée au rapport de la Commission qu’il avait coprésidée et de la « tournure inquiétante » que prendrait selon lui le débat sur l’identité, montrent qu’ici aussi on cherche à dramatiser plutôt qu’à réfléchir[2].
Sur le plan de la pensée politique, Gilles Labelle a raison de déplorer que que l’idée de conservatisme appliquée au cas québécois serve de fourre-tout conceptuel[3]. Je crains moi aussi que ceux qui dressent l’épouvantail ne sachent pas très bien ce que recouvre cette idée commode qui paraît pouvoir délégitimer la pensée de ceux qu’elle vise du seul fait de sa formulation, et qu’ils aient de la difficulté à identifier clairement ceux qu’ils veulent mettre au pilori. N’a-t-on pas, lors d’un récent colloque à l’UQAM consacré au péril conservateur[4], mis dans le même sac Stephen Harper, Michel Freitag, Joseph-Yvon Thériault et moi-même ? Sommé de montrer sur quelles bases pareil regroupement trouverait sa pertinence, on n’a pu qu’invoquer une certaine tendance à l’autoritarisme. Je laisse au lecteur le soin de juger de la valeur de ce mode de classification.
Le débat sur le conservatisme québécois est donc bien mal engagé. Non seulement, dans une perspective proprement gauchiste, est-il court-circuité parce qu’il procède de l’anathème davantage que de la réflexion, mais en outre il repose sur une base conceptuelle fragile. Je voudrais donc essayer de définir succinctement l’environnement conceptuel dans lequel ce débat me semble pouvoir être mené, puis de montrer la pertinence sinon la nécessité d’un certain conservatisme dans le Québec d’aujourd’hui. Lorsque j’aurai précisé les termes du débat, ceux qui voudront faire de moi et de certains de mes collègues les porteurs de ce conservatisme pourront, sans que je leur en tienne rigueur, s’appuyer sur mon analyse pour étayer leur thèse.
QUEL CONSERVATISME ?
Il faut d’abord concéder aux gauchistes apeurés que ce qu’ils désignent sous l’idée vague de conservatisme possède une certaine réalité. De quoi s’agit-il plus exactement? Craindrait-on les forces qui en appellent au démantèlement de l’État-providence, forces au demeurant très faibles face à l’attachement des Québécois pour ce même État-providence auquel ils ont le sentiment de devoir beaucoup des progrès accomplis depuis la Révolution tranquille? Je ne crois pas qu’ici le péril soit grand même si la régulation sociale subira au cours des prochaines années des transformations à la fois nécessaires et inévitables. Trouverait-on, par ailleurs, au Québec un conservatisme moral du type de celui qu’on voit à l’oeuvre aux États-Unis? Le phénomène est marginal au Québec et il ne saurait inquiéter qui que ce soit à moins de voir dans l’existence de la très discrète revue Égards le signe d’un menaçant virage néo-moraliste.
Ce qui est principalement visé, c'est le conservatisme identitaire. Ce dernier s’adonnerait à la critique du nationalisme « civique », de la fragmentation politique sous la poussée de l’identitaire, de la dénationalisation qui s’ensuivrait et de la dévaluation de la place et du rôle de la majorité francophone au Québec. On le soupçonne alors de fermeture vis-à-vis des conditions minoritaires dans la mesure où ces dernières rendraient moins claire et univoque la représentation que l’on se fait d’une communauté nationale structurée autour d’une majorité fabriquée par l’histoire. Le conservatisme serait en réalité le paravent derrière lequel la majorité, se réclamant de l’histoire et de la culture, dissimulerait le pouvoir qu’elle veut continuer d’exercer en reprochant aux minorités leurs demandes de reconnaissance et leurs recours à diverses dispositions des chartes de droits. Obsédés par les questions relatives à la langue, à la culture, à l’histoire ou à la laïcité en tant que celle-ci servirait uniquement à freiner l’expression de la différence, les conservateurs seraient fermés au pluralisme. Le conservatisme consisterait donc à s’opposer aux forces du changement et aux luttes progressistes au nom de la nation et de la majorité francophone. De là à s’effrayer d’éventuels dérives autoritaires ou antidémocratiques, il n’y a qu’un pas, que les signataires du Manifeste pour un Québec pluraliste n’ont pas hésité à franchir en insistant sur la nécessité d’adopter une « vision de la société québécoise, plus ouverte, plus tolérante[5]».
C’est dire que la critique du conservatisme québécois repose essentiellement sur le discours d’un certain nationalisme attaché à ce que l’on peut appeler les valeurs républicaines au centre desquelles se trouve une certaine représentation de la communauté politique, de ses institutions, de l’égalité et de la solidarité. On peut dire, grosso modo, que ces valeurs circonscrivent une définition de la société en tant que totalité cohérente dont la nation constitue le principe de rassemblement politique et dans laquelle sont distingués le privé du public, la morale du droit et l’État des intérêts particuliers, de manière à pouvoir en même temps se soucier des intérêts particuliers et les civiliser dans la perspective du bien commun. Deux siècles après l’avènement de la démocratie moderne, ce dispositif est devenu suspect aux yeux des défenseurs d’un progressisme attentif aux effets inhibiteurs de cette représentation totalisante sur l’expression de la « différence ». Pour le progressisme, c’est précisément l’éclatement de la communauté politique qui rend possible l’affirmation des « sans-parts » de Rancière[6], des « désaffiliés » de Castel[7] ou des « damnés de la terre » de Fanon[8]. C’est la fragmentation de la communauté politique qui dégagerait ce nouvel espace de liberté dans lequel émergent aujourd’hui la diversité identitaire ainsi que la critique des idées de nation, de majorité et de sujet politique, tout cela devenant signe d’oppression. C’est également dans la mise en cause de la communauté politique que forme l’articulation d’un sujet de l’agir et du projet qu’il poursuit démocratiquement au nom de la majorité que se dégage cette conception très particulière de la société en vertu de laquelle il n’y aurait rien à conserver, sauf la puissance brute de la liberté des acteurs. L’existence sociale ne saurait alors être envisagée autrement que dans l’optique du changement permanent, de l’heureuse imprévisibilité des forces de l’émancipation, de l’égale dignité de toutes les revendications se réclamant de la « différence », ce qui débouche forcément sur un certain relativisme éthique.
Car c’est bien là l’enjeu le plus profond que soulève le débat sur le conservatisme. Il met en cause la signification d’ensemble de ce que signifie « faire société »[9]. La critique du conservatisme repose à cet égard sur un certain nombre d’impensés. Le premier consiste dans le fait que faire société, c’est précisément devoir « conserver » : a) la représentation d’un sujet collectif fondé sur une culture et une histoire suffisamment partagées pour que ce dernier puisse s’assurer de la légitimité du pouvoir qu’il exerce ; b) des institutions servant à la régulation des pouvoirs dans la société ; c) des règles de résolution des conflits (pour l’essentiel, le droit, la démocratie et une éthique de la délibération publique) ; et d) une souveraineté en ce qui concerne la direction des affaires communes. Le conservateur est alors celui qui prend position en faveur de la constitution d’un monde commun, d’une société, autour d’une représentation partagée des fins de la communauté politique et du sujet procédant de l’histoire et de la culture toujours singulière qu’il incarne. Or, ce que le progressisme québécois reproche au conservatisme qui lui ferait face c'est justement de vouloir assurer la pérennité d’un certain ordre social et, plus précisément, les conditions susceptibles d’assurer à la société une certaine continuité dans le temps. La question est alors de savoir ce que signifie être progressiste dans des sociétés qui s’inquiètent du changement permanent auquel elles se sentent irrémédiablement soumises.
La critique du conservatisme consiste ainsi dans le fait paradoxal de s’en prendre à ce désir de continuité en raison du pouvoir dont il procède et de l’ordre qu’il suppose. Le progressisme croit en effet assener un coup fatal à ses adversaires en montrant que la volonté de préserver la société comme monde cohésif et protecteur désignerait en creux la réalité d’un pouvoir qui chercherait à travers l’«intérêt général » ou le « bien commun » à se maintenir au nom de la majorité. La critique progressiste, dont nous avons vu qu’elle est souvent au Québec très proche du gauchisme, s’en prend au pouvoir comme s’il était illégitime, sauf dans l’intervalle révolutionnaire ou plus largement contestataire au cours duquel les opprimés le réclament pour eux-mêmes. C’est là une conception pauvre du pouvoir en même temps qu’une attitude irresponsable vis-à-vis des tâches qui lui incombent de produire le monde commun dans lequel pourra se déployer la liberté à l’abri des puissances destructrices du lien social.
Le progressisme condamne le projet apparemment conservateur visant à faire société en préservant dans une certaine mesure ce qui est. On dira que les sociétés se transforment et que la définition du sujet collectif dans lequel elles se reconnaissent est elle-même une action qui est ouverte à l’altérité et constamment changeante. Signe de cette définition incertaine de soi-même, le rapport à l’histoire est le théâtre d’une lutte permanente pour le contrôle de l’historicité, comme dirait Touraine. Le passé est en effet un champ de bataille sur lequel les uns et les autres s’activent à défendre leurs positions respectives dans le grand récit collectif. Les institutions sociales, mis à part leur fonction régulatrice et distributive, constituent, elles aussi, des lieux de lutte parce qu’elles sont des lieux de pouvoir. Ce n’est pas un hasard si divers groupes sociaux travaillent à y accéder. Du mariage entre personnes de même sexe jusqu’à la mise sur pied d’écoles africanistes en passant par l’ouverture de la police à la diversité vestimentaire, on voit bien que les institutions changent profondément sous la pression qu’exercent ceux qui voudraient y voir reconnaître leur identité.
La société change donc, en effet. Mais cela nous oblige-t-il pour autant à nous contenter d’observer le mouvement du monde comme des vaches qui regardent passer les trains? Reconnaître, au nom du progressisme, dans toute transformation sociale le signe d’une avancée équivaut pour la société à renoncer à se nommer, à s’instituer en sujet d’elle-même et à s’inscrire dans la durée par un projet qu’elle met en place. Car c’est bien sur cette aporie que se bute l’argument du changement permanent et de la contingence propre à toutes les théories du « post » et que reprend le progressisme sans y penser. La tentation de la fuite en avant ou l’appel du vide auxquels succombe tout un pan de la pensée sociale contemporaine font paradoxalement l’économie de l’examen difficile des conditions nécessaires à la reproduction de l’existence sociale. C'est à dessein que j’utilise cette notion péjorative évoquant un infini pouvoir inhibiteur de liberté. C’est qu’en effet l’exigence qui pèse sur le travail de ceux qui font profession de penser la société excède largement la contemplation du prétendu épuisement de la modernité. Nous sommes également conviés à défendre ce qui est, en tant que cela constitue le moyen que nous avons collectivement élaboré pour faire de la société un monde où s’équilibrent liberté et responsabilité. C’est la raison pour laquelle le grand sociologue Robert Nisbet (conservateur, il est vrai) estime que le projet de la sociologie est indissociable d’un certain conservatisme dans la mesure où l’objet qu’elle se donne réside précisément dans les conditions de possibilités de la société en tant que système voué à sa propre reproduction[10].
AVONS-NOUS UNE RESPONSABILITÉ VIS-À-VIS DE LA SOCIÉTÉ
Le fait est que nous sommes dans la concrétude de l’histoire. Qu’est-ce que cela signifie? Que cela nous confère, qu’on le veuille ou non, une responsabilité qui consiste précisément à contribuer à faire société. Il nous faut à la fois comprendre le changement, les significations nouvelles qu’il porte et les dangers qu’il comporte. Le changement est-il bon en lui-même? Devons-nous l’accueillir avec enthousiasme ou fatalité (ce qui, dans le sentiment de l’inéluctable qui l’accompagne revient au-même) ? La « diversité » sociale est-elle une richesse en elle-même comme tant de discours, y compris le rapport Bouchard-Taylor, l’affirment comme si c’était une évidence? Pourquoi, au contraire, ne pas tabler sur la capacité qui devrait être la nôtre de nous reconnaître clairement et de manière responsable comme les sujets repérables (historique, politique et culturel) de notre agir? Quelles seraient alors les tâches qui nous incomberaient? Je crois, pour ma part, que la première responsabilité que nous devons assumer eu égard à la tâche de faire société dans un monde ayant rompu avec le sacré, consiste précisément à « conserver » l’essentiel de ce que l’histoire des modernes que nous sommes a bâti. Avant de nous célébrer ce qui se défait, peut-être nous faudrait-il accepter de nous rassembler sous la figure d’un sujet collectif et de relativiser en lui les différences qui nous séparent individuellement. Plutôt que d’assister impuissants à la montée du relativisme en histoire (Champlain a-t-il été le premier gouverneur général du Canada ou le fondateur de la Nouvelle-France?), pourquoi ne pourrions-nous pas mettre en évidence, sans complexes et par-delà toute forme de scepticisme, ce que nous considérons comme notre histoire commune? Pour quelles raisons refuserions-nous de nous porter à la défense des institutions que le temps long de l’histoire a cristallisées et dans lesquelles nous reconnaissons une certaine manière de conduire nos affaires, de distribuer les biens sociaux et de conférer de l’importance à ceci plutôt qu’à cela? C’est bien tout cela que nous avons la responsabilité première de sauvegarder même en sachant la fragilité des choses, même en sachant que préserver une certaine manière de faire société, c’est forcément faire valoir un ordre social plutôt qu’un autre et parler d’une seule voix, celle de la majorité qui ne pourra jamais rendre compte de toutes les « différences » qui se fondent en elle et que, par ailleurs, elle ne doit pas faire taire.
L’aveuglement du progressisme réside dans le fait que, comme c’est le cas pour ces nouvelles idoles que sont les notions de diversité, de pluralisme, de métissage ou de mondialisation, le changement dans nos sociétés est accueilli dans l’évidence des choses bonnes. Je vois dans le rejet de ce qui se donne comme permanence, comme transcendance, dans la critique de ce qui se présente sous le visage de l’universalisme et du bien commun, bref de tout cela qui appelle à consentir au collectif en réponse à l’impératif de faire société, le symptôme de cette étrange pathologie qui consiste à préférer l’absolu présent de l’émancipation à l’acceptation, certes plus difficile, du poids de l’histoire et de la sagesse accumulée qu’elle nous offre et qu’elle nous charge d’interpréter.
DE LA NÉCESSITÉ DU CONSERVATISME
Le point de vue conservateur est alors celui qui, se portant à la défense du mondecommun, déplore la destitution d’un sujet collectif rassembleur de la diversité, l’étiolement d’une communauté politique au sein de laquelle une éthique partagée du vivre-ensemble peut trouver ses fondements. Le conservateur déplore le fait que les institutions soient soumises à des rapports de forces et que leur pouvoir de socialisation soit ainsi compromis. Si le conservateur s’inquiète de la montée des forces de l’identité, c’est non pas parce qu’il considère comme illégitime la lutte des exclus et des marginaux mais plutôt parce qu’il voit en elles une possible dérive individualiste et particulariste capable de détruire toute socialité. S’il ne s’enthousiasme pas devant les vertus de la démocratie participative ou directe, c'est qu’il y reconnaît le déni d’une certaine transcendance institutionnelle du haut de laquelle la délibération politique considère le grouillement des intérêts particuliers. Les conservateurs ne sont pas pour autant opposés à la diversité et au pluralisme. Ils estiment simplement que la promotion de la diversité ne saurait tenir lieu d’idéal, pas plus que le pluralisme ne peut être le fondement d’une bien-pensance progressiste, pluralisme dont la permanente incantation n’est pas sans rappeler la maladie infantile dont Lénine avait diagnostiqué les symptômes.
La diversité sociale est non pas un projet, mais un fait sociologique. Elle se développe dans nos sociétés ouvertes. Elle appelle les vertus de tolérance et d’ouverture. Nos sociétés lui doivent une part de leur dynamisme, mais il serait naïf de ne pas considérer en même temps les défis que comporte l’établissement d’un vivre-ensemble cohésif dans lequel les acteurs sociaux feraient l’expérience d’un monde partagé. Le pluralisme correspond à une attitude éthique qui admet la diversité sociale, mais il n’appartient pas en propre à la pensée progressiste et il n’appelle pas simplement la reconnaissance de la différence. L’enjeu qu’il soulève est en réalité bien plus complexe. Ce qu’il faut réaliser en lui, c’est la perpétuation d’un certain ordre social tout en créant les conditions nécessaires à l’intégration des conditions minoritaires. Il comporte à cet égard un défi bien plus considérable que ne le pense le progressisme: tout en assumant la responsabilité de nous ouvrir démocratiquement aux voix minoritaires, il nous faut accepter de maintenir ce qui constitue le monde commun de la société et nous méfier des discours brillants à la mode qui prônent lemétissage, l’hybridité, le postnationalisme ou autre citoyenneté cosmopolitique.
Le conservatisme réside donc dans une attitude qui est favorable au maintien de ce qui fait l’unité de la société et qui examine sans les écarter les forces du changement. Il veut le rassemblement plutôt que la division. Il considère les institutions sociales comme des moyens permettant d’aménager des rapports sociaux qui garantissent, du fait de la hauteur à laquelle elles opèrent plus d’équité que ne pourrait le faire un investissement dans les forces de l’identitaire. Du point de vue sociologique, le conservatisme privilégie la question de la reproduction de la société en tant que matrice de sens de l’action des individus. Du point de vue normatif, il s’efforce d’assurer une continuité et voit la nécessité de régler de façon civilisée les conflits sociaux. Le conservateur refuse de s’abandonner à l’ivresse des relativismes et il reste insensible aux sortilèges du progressisme. Il prend au sérieux la diversité et le pluralisme et s’attache aussi à maintenir l’intégrité du lien social.
S’il est possible de s’entendre sur cette définition du conservatisme, je veux bien être du côté des conservateurs, de ceux qui acceptent de considérer à la fois la légitimité du changement social et la préservation du seul lieu où peut la diversité sociale s’établir : le monde commun, qu’il est nécessaire, ainsi que nous l’a rappelé Arendt, de protéger contre l’avancée du désert.
Jacques BEAUCHEMIN*
NOTES
*Jacques Beauchemin est professeur au Département de sociologie de l’UQAM.
[1] J’inclus dans la notion de progressisme les diverses manifestations du discours voué à la critique du pouvoir et à la valorisation des conditions minoritaires au nom de la démocratie et de la défense des droits fondamentaux. Je nie cependant que ce discours puisse détenir le monopole du progressisme et être le seul qui soit capable de défendre la démocratie. C’est la raison pour laquelle je mets ici le mot entre guillemets.
[2] Antoine Robitaille, « Bouchard-Taylor : le débat prend une tournure inquiétante », Le Devoir, 10 juin 2008, p.1.
[3] Gilles Labelle, « Répliques aux censeurs du pluralisme », Argument, vol. 13, no 2.
[4] Colloque « La réaction tranquille : la recomposition du conservatisme au Québec », Université du Québec à Montréal, 18 mars 2011.
[5] Pierre Bosset, Dominique Leydet, Jocelyn Maclure, Micheline Milot et Daniel Weinstock, « Manifeste pour un Québec pluraliste », Le Devoir, 3 février 2010.
[6] Jacques Rancière, La Mésentente. Politique et philosophie, Paris, Galilée, 1995.
[7] Robert Castel, « De l’indigence à l’exclusion, la désaffiliation. Précarité du travail et vulnérabilité relationnelle », dans Jacques Donzelot (dir.), Face à l’exclusion. Le modèle français, Paris, Éditions Esprit, 1991, p. 137-168.
[8] Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, Paris, La Découverte, 2002.
[9] J’emprunte l’expression à Joseph-Yvon Thériault (Faire société. Société civile et espaces francophones, Ottawa, Prise de parole, 2007).
[10] Robert A. Nisbet, The Sociological Tradition, New York, Basic Books, 1966.