Je viens d’une famille conservatrice. Mon père, qui a été élevé dans le milieu de la petite bourgeoise nationaliste montréalaise, a enseigné toute sa vie l’histoire du Québec et celle de la civilisation occidentale au Collège de Rosemont (il a même enseigné au collège classique, ce qui en dit quand même un peu sur le monde dont il vient). Il faisait partie de cette génération d’historiens-professeurs formés par l’École de Montréal, indépendantistes convaincus, disciples de Maurice Séguin. Plus jeune, il avait connu Raymond Barbeau, qui l’avait initié à l’indépendance. Nationaliste et conservateur, mon père : chez lui, en fait, les deux notions s’unissaient et se fondaient l’une dans l’autre. Misanthrope, aussi, le père. Mais comme tous les misanthropes qui se respectent, il a le pessimisme joyeux. Et je n’ai jamais vu un homme aussi dévoué à sa famille, aussi généreux. Non pas parce qu’il désirait jouer au bon père, mais parce qu’il n’imaginait manifestement pas d’autre but que d’être le meilleur père possible. On dit qu’il faut des modèles dans la vie. Avec lui, j’en avais un. J’en ai encore un. Le meilleur. J’ai souvent dit qu’à cause de lui je savais ce qu’était être fier d’être fils.
Ma mère vient plutôt de la vieille souche paysanne québécoise, de l’Outaouais rural, de Notre-Dame-de-la-Paix. Oui, c’est loin. Après quelques années où elle a cru être moderne, au début des années 1970, son fond paysan, certainement ce qu’il y avait de meilleur en elle, est ressorti. Mon père l’a aimée pour cela, je crois. Je le dis en toute objectivité : ma mère est une sainte femme, la plus dévouée de toutes. Elle vient d’un autre monde, d’une autre époque. Une femme traditionnelle, sans aucun doute, appartenant directement d’à une civilisation que nous ne connaissons plus. Les idéologies ? Très peu pour elle, qui s’amuse de voir les hommes de la maison s’agiter les baguettes au souper du dimanche alors qu’elle-même s’affaire à empêcher que le maladroit chronique qui lui sert de fils ne cause une catastrophe. Le scénario est normalement le suivant : mon père peste contre le déclin de l’Occident, j’en rajoute, ma sœur lève les yeux au ciel et ma mère, après s’être faussement excusée de nous ramener aux choses concrètes, me rappelle que j’ai des comptes à payer et des aliments qui pourrissent dans mon frigo. Évidemment, elle a raison. C’est normalement à ce moment que je l’embrasse et que je la trouve absolument merveilleuse, mère poule qui ne cessera jamais de l’être. Un exemple seulement, un peu impudique, mais pour lui rendre hommage : c’était en 2007, je crois. Elle avait un cancer assez sérieux (dont elle s’est formidablement remise). Sans trop y penser, un peu égoïste, je raconte alors à mon père une ou deux difficultés survenues dans le monde universitaire. Ma mère oublie alors qu’elle est cancéreuse et me dit avec son visage plein de réconfort : «Ca va aller mieux, Mathieu, viens manger à la maison, je vais te faire ton souper préféré, tu vas voir, tout va aller mieux.» J’en suis encore ému quand j’y pense. Presque aux larmes. Il y a chez cette femme une capacité d’abandon qui me bouleverse. Une sainte femme, je l’ai dit. Pourtant, elle ne le sait pas, mais elle a des idées politiques, ma mère : si l’enracinement porte un nom propre, c’est certainement celui de Muguette Bock. C’est une vieille «bleue» et elle l’est restée. Un jour, j’écrirai peut-être un livre sur elle : la pensée politique de ma mère.
Ah! oui! C’est un détail sans en être un. Mes parents ont eu le bon goût de ne pas suivre la mode de l’époque. Ils ont constitué non pas un couple avec des enfants, mais une famille. Ceux qui ne saisissent pas la portée de cette nuance n’ont peut-être pas connu le bonheur et la sécurité que procure la famille. Mon premier sentiment politique n’est pas sans lien avec cela : c’est celui de la gratitude envers le donné, le devoir d’honorer une certaine filiation. L’homme est d’abord un héritier.
Ma famille était conservatrice, je l’ai dit. Mais non pas d’un conservatisme social à l’américaine, bien que mon père ne fût pas du genre à se ranger dans le champ gauche sur les questions qui excitent les progressistes. L’essentiel était ailleurs, dans une critique de la tendance générale à la déresponsabilisation individuelle et collective qui nous vient de Mai 68, dans une critique aussi de l’individualisme jouisseur et hédoniste qui triomphe aujourd’hui dans le «festivisme diversitaire». Un individualisme qui se dépouille des exigences de la citoyenneté et qui souhaite accoucher d’un individu sans histoire, sans appartenance à une communauté de mémoire et de culture. Encore aujourd’hui, j’entends mon père pester contre «les droits, les droits. Les gens n’ont que ça, des droits.» Une autre de ses formules : «la société du nombril». Il y avait chez mon paternel un fond antimoderne, une critique de la dégénérescence du christianisme qui vire au pathos égalitariste. Mon père est un homme d’ordre. De ce point de vue, nous comprenions spontanément, à la maison, la valeur de l’autorité, la nécessité de l’ordre social et l’effet pervers des critiques qui se veulent si incisives qu’elles finissent par éroder le lien civique. Je me souviens d’une phrase récemment entendue, dans La Faute à Fidel. Après la mort du général de Gaulle, le grand-père de la famille a exprimé sa tristesse : «Le général est mort. La France est finie.» J’imagine très bien mon père dire une phrase semblable. Si la distinction entre la gauche et la droite recoupe, comme je l’ai rapidement cru, l’appréciation positive ou négative de l’héritage des radical sixties, ma famille était manifestement dans le deuxième camp.
En un sens, les années 1980 nous ont été favorables. C’était l’heure d’un certain renouveau conservateur en Occident. Reagan, Thatcher, on en parlait en bien à la maison. Tout comme on aurait probablement parlé en bien de Nixon. On ne sentait pas le besoin de mettre dans la balance les vertus et les torts des deux grands partis de la guerre froide. D’un côté, il y avait la démocratie occidentale, de l’autre, l’empire soviétique. Mon père, encore lui, n’avait pas en haute estime les intellectuels de gauche occupés à relativiser les vertus de la première pour atténuer la criminalité du second. Il n’avait rien du capitaliste enragé, loin de là. Mais il ne doutait pas un seul instant dans lequel des deux mondes il souhaitait vivre. Et je me souviens de la journée de la chute du mur de Berlin. Pourquoi ? Parce que mon père m’avait installé cette journée-là devant la télévision en me disant que nous allions être témoins d’un moment historique. Il exultait. J’exultais avec lui. Nous avions gagné.
Question de famille, donc. Question de tempérament aussi. D’aussi loin que je me souvienne, je ne me suis jamais imaginé «à gauche». J’ai peut-être essayé quelques heures, quelques jours, à la fin du secondaire, le temps d’écrire un papier sur la question. Cela m’a joué quelques tours rendu à l’âge adulte. Chez les intellectuels, il faut d’abord avoir été de gauche pour avoir le droit de ne plus l’être un jour. Sinon, on vous soupçonne de manquer de cœur, de tête, et peut-être même d’autre chose. Le débat oppose non pas la «gauche» et la «droite», mais les nombreuses chapelles du progressisme. Pourquoi n’ai-je jamais louché à gauche ? Je ne saurais dire au juste. Il y a quelque chose dans l’utopisme du progressisme qui m’a toujours paru en contradiction avec la nature humaine. Quelque chose comme un désaveu du réel. Et le progressisme représente en quelque sorte une falsification de la condition politique occidentale. Ce n’était pas pour moi. Je le redis : l’homme est d’abord un héritier.
C’est une question de lectures, enfin. J’ai commencé mon éducation politique assez tôt en m’intéressant à la politique française. Avant d’être péquiste, j’ai été RPR tendance Chirac. La droite française des années 1980 avait le gaullisme droitier. Je m’y sentais à l’aise, dans le mélange assez spontané qu’elle proposait de nationalisme, de conservatisme, de libéralisme. Une lecture s’est vite imposée – on m’en parlait si souvent : Raymond Aron. On m’a offert ses mémoires vers l’âge de quinze ans. J’ai dû les relire une fois par année depuis en y réapprenant chaque fois les vertus de la société libérale, qui trouve justement sa grandeur dans le fait qu’elle prend le politique au sérieux sans faire de promesses salvatrices au genre humain. Dans la bibliothèque de mon père, où je m’acharnais à tout lire, surtout ce que je ne comprenais pas, on trouvait aussi Julien Freund, Bertrand de Jouvenel, Jacques Ellul, Irving Kristol, et tous ceux qui pensaient, finalement, qu’au XXe siècle la défense de la liberté s’était confondue avec celle de l’Occident. (On trouvait aussi les ouvrages obligés du marxisme, évidemment. Je les ai lus assez tôt. Sans les aimer. Surpris ?) Plus tard, je découvrirai le conservatisme américain. Vision du monde élémentaire, simpliste, grossière ? Pas vraiment, pour peu qu’on se rappelle la vigueur des luttes idéologiques qui ont marqué le XXe siècle et leur portée existentielle. Il y en avait qui préféraient avoir tort avec Sartre que raison avec Aron. Ce n’était pas le cas à la maison.
Pourtant, famille conservatrice ne rime pas nécessairement avec éducation conservatrice. À tout le moins pas explicitement. Car, si ma famille n’était pas à gauche, elle n’était pas occupée à se penser à droite. Ce n’était pas le vocabulaire de l’époque. Nous n’étions pas occupés, chez nous, à jouer au conservatisme, comme le font les néophytes et les convertis qui passent à droite et décident de s’en réclamer comme les zozos d’en face jouent aux gauchistes. Le conservatisme était une évidence, en quelque sorte, qui n’était pas nécessairement nommée comme telle. Car les convictions de la famille se portaient sur une autre cause : l’indépendance du Québec. À la maison, nous voulions un pays. Pas un pays de gauche ou de droite. Un pays. Parce qu’un peuple se gouverne lui-même. Tout simplement. Mon père avait été à l’école de Maurice Séguin, et j’ai probablement entendu parler de l’«agir-par-soi collectif» la première fois à l’âge de six ans. Pour ainsi dire, c’est dans l’espoir de l’indépendance et dans l’admiration de ceux qui luttaient pour elle que nous avons été élevés.
Je me souviens encore : je devais avoir sept ou huit ans, mon père m’a fait jouer un vieux disque qui rassemblait les discours prononcés par le général de Gaulle au cours de son séjour au Québec. Mon père, un professeur d’histoire qui avait l’air d’un professeur d’histoire, avec la barbe, la taille, le tempérament, les grognements bourrus, était ému (il le nierait, comme tout bourru qui s’assume). Avant de pester contre les Québécois «ti-clins» qui n’avaient pas eu le courage de choisir l’indépendance en 1980 alors qu’on la leur offrait sur «un plateau d’argent». Comme tous les conservateurs qui se respectent, mon père était d’abord un patriote. Il s’intéressait bien davantage aux questions culturelles, sociales et morales qu’aux exigences comptables de la seule croissance économique. C’est à la tête des partis conservateurs qu’on trouve les néolibéraux qui instrumentalisent ensuite le patriotisme pour imposer un programme en contradiction avec les valeurs profondes de leurs électeurs. Mais cela, je ne le comprendrai que plus tard, beaucoup plus tard.
L’indépendance. Première passion politique qui est devenue fondatrice, peu à peu, d’un certain engagement politique. En 1990, je m’en souviens encore, au moment où Meech échouait, au moment où Lucien Bouchard incarnait la dignité blessée du Québec, mon paternel avait commenté l’actualité ainsi : «Il se tient debout, Bouchard.» J’avais cru comprendre que ce beau monsieur à l’allure de chef de nation était à classer chez les gentils, chez les défenseurs du Québec. Un autre souvenir, à propos de cet accord. Je vais demander à mon père les conséquences d’une éventuelle réussite de Meech. Il m’explique en quelques mots que, si le Québec est reconnu comme société distincte, il risque de reporter indéfiniment son indépendance. Je lui réponds comme un gamin : «Mais Papa, ce n’est pas bien, ça voudra dire qu’on n’aura pas de pays.» Je me souviens encore de son regard, lorsqu’il m’attrape l’épaule et me dit, par manière de compliment : «Mon gars ! mon gars! »
J’ai passé mes dépliants au référendum de Charlottetown pour battre cet accord que je disais «odieux», sans trop savoir pourquoi. Puis j’ai fait la même chose en 1993 pour le Bloc, en 1994 pour le PQ et en 1995 pour l’indépendance. Le soir du 30 octobre, j’étais dévasté. On venait de me voler mon pays. Un an plus tard, le jour de mes seize ans, ou à peu près, j’ai pris ma carte du Parti Québécois, certain que l’indépendance était pour après demain. Dans mon imagination de jeune homme, qui exagère tout ce qu’il touche, et confond souvent grandeur et démesure, je rejoignais la France libre ou quelque chose d’approchant. Sans surprise, je me suis retrouvé avec les purs et durs du PQ, à l’époque où ils ne rassemblaient pas seulement qu’une collection d’excités. J’avais lu assez jeune Marcel Chaput et Pierre Bourgault. Si j’aime encore le premier, je préfère depuis longtemps René Lévesque au second.
C’est ici que les problèmes commencent. Je me croyais normal, je me suis retrouvé sans trop comprendre pourquoi dans la marge, un lieu politique pas très confortable où je ne souhaite à personne de se retrouver, d’autant qu’on en sort péniblement. Certains aiment les marges. J’ai toujours accepté d’y être si mes idées s’y trouvent, mais à condition de travailler fort pour en sortir. Il n’y a rien de pire, dans une société comme la nôtre, que d’être considéré comme un pestiféré. C’est au PQ que j’ai découvert une chose : tous ne vivaient pas l’indépendance comme moi. À mes côtés, des nationalistes, bien sûr, mais aussi, beaucoup de progressistes (la chose n’était toutefois pas encore systématiquement contradictoire à l’époque), pour qui l’indépendance n’était pas une fin en elle-même, mais un moyen au service d’assurer le progrès social ou je ne sais quelle tocade idéologique. Il y avait un écart, un vrai, entre leur vision du Québec et la mienne. Combien de fois, pendant mes années au PQ, ai-je répété que je n’achetais rien du programme péquiste, sinon l’article 1. L’indépendance, oui, le reste, non ! En fait, je me sentais prêt à tout sacrifier pour avoir mon pays. À ceux qui voulaient m’entendre, mais aussi à ceux qui ne le voulaient pas, j’expliquais que la souveraineté était aux peuples ce que la liberté était aux individus, que l’indépendance était une nécessité vitale. La gauche instrumentalisait la souveraineté : il fallait seulement affranchir la seconde de toutes les idéologies. La droite ? C’était encore la meilleure manière d’être ailleurs, de dissocier la question nationale de la question sociale en me consacrant exclusivement mon attention sur la première.
Avec des variations, évidemment, j’ai trouvé là un créneau politique que je n’ai jamais renié tant que j’ai évolué dans la grande famille souverainiste, comme militant d’abord, ensuite comme conseiller politique, puis comme dissident (un dissident aussi exaspérant que maladroit et sincère, quand j’y repense), et peu à peu, comme compagnon de route, enfin, comme vieil ami qui n’est plus vraiment de la famille mais qui ne parvient pas vraiment à couper les ponts avec elle. Chez les souverainistes, j’ai milité longtemps, très longtemps, ce qui m’a conduit, de 2003 à 2004, au cabinet de Bernard Landry, où j’étais rédacteur de discours et accomplissais d’autres tâches connexes. Après un an, j’étais convaincu d’une chose : le PQ était enfoncé dans un cul-de-sac progressiste dont il ne pourrait pas sortir. Il avait consenti à la confiscation de la cause nationale par un progressisme de moins en moins porté par l’esprit de coalition. Une question m’occupa alors l’esprit : se pourrait-il que le souverainisme ait été confisqué par le progressisme depuis plus longtemps que je ne le croyais. C’est une question que je me pose encore aujourd’hui.
J’aurais dû passer à droite – politiquement, je veux dire. En fait, j’ai essayé, en fondant une association qui n’a pas duré, le Cercle Raymond Aron, où j’ai rassemblé des amis, ce qui est simple, et des amis des amis, ce qui l’est moins. Parce que si mes amis suivaient à peu près le même parcours que moi, celui de souverainistes pas-à-gauche ayant largué à moitié le Parti Québécois à cause de sa démission identitaire et de son progressisme exagéré, les amis des amis, eux, étaient … franchement de droite. Et souvent fédéralistes. J’avais bien pensé rassembler dans un esprit de conservatisme les différentes familles de la droite, je me rendais compte que celles-ci avaient dans les faits moins de choses en commun qu’on ne le disait. Surtout, mon seuil de tolérance envers l’antinationalisme rageur était moins grand que je ne le croyais. Et plus encore, c’est là que j’ai rencontré une catégorie d’idéologues bien particuliers : les libertariens. On en parle beaucoup aujourd’hui. Mais à l’époque, avant les réseaux sociaux, en quelque sorte, ils étaient rares. Je les fréquentais, par alliance ! Ils n’étaient pas de gauche, je n’étais pas de gauche. Nous nous cherchions des points communs : nous n’en trouvions pas vraiment, sinon la défense de la responsabilité individuelle. Je constatais une chose : ma droite n’avait pas grand-chose à voir avec celle de mes collègues. Je voyais la droite comme une défense de l’expérience historique d’une société et de son caractère fondateur sur le plan politique, comme une sortie de la mauvaise conscience occidentale et une sortie de l’imaginaire thérapeutique, alors qu’ils la voyaient comme une radicalisation de l’utopie individualiste et progressiste qui, selon moi, a fait beaucoup de mal dans les sociétés occidentales. Pour eux, la droite, c’était la lutte contre l’étatisme. Point à la ligne. J’avais fini par appeler conservatisme mon nationalisme sans utopie. Ils appelaient droite une autre manière d’être à gauche. J’étais pour l’histoire, ils étaient pour l’utopie. Le mariage pouvait difficilement se faire, la rupture est vite venue.
On pense avec son temps ainsi qu’avec les questions que suscite son temps. Mon nationalisme «conservateur» s’est fixé peu à peu sur une question qui m’intéressait depuis longtemps, mais qui a vite fini par m’obséder : la critique du multiculturalisme. J’ai eu l’occasion de l’écrire cent fois, et je ne m’y attarderai pas ici, mais après le référendum de 1995, les souverainistes ont démissionné sur le plan identitaire et se sont convertis au multiculturalisme, dont ils sont devenus les défenseurs les plus convaincus. La chose me semblait en contradiction avec les raisons les plus fondamentales qui motivaient l’existence d’un mouvement souverainiste au Québec. À tout le moins, elle était en contradiction radicale, profonde, avec les raisons qui m’avaient conduit à adhérer au mouvement national, d’autant plus que les chefs souverainistes remplaçaient le nationalisme par un progressisme nouveau genre, l’indépendance devant apparemment se faire pour instituer ici une république altermondialiste, féministe, écologiquement responsable, et ainsi de suite. La souveraineté n’avait plus rien à voir avec la nation. Alors que mes amis du Cercle Raymond Aron s’occupaient seulement de critiquer le modèle québécois et de faire le procès de l’étatisme, j’étais de plus en plus préoccupé par l’avenir du mouvement souverainiste, je l’invitais à sortir de son cul-de-sac progressiste pour redevenir la grande coalition nationaliste qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être. Mon objectif était clair : il fallait sauver la cause souverainiste et la retirer des mains de la gauche. Non pas pour la donner à la droite. Mais pour la réinvestir du principe de coalition. Mais pour certains, cela suffisait évidemment pour vous classer à droite.
Je ne referai pas l’histoire du Québec post-référendaire ici, je me contenterai de rappeler qu’il a permis à deux genres assez dissemblables de conservatisme de surgir potentiellement dans l’espace politique québécois : d’un côté, un conservatisme identitaire et culturel, de l’autre côté, une droite néolibérale, voire libertarienne, centrée sur la critique du modèle québécois. Pourtant, si avec la crise des accommodements raisonnables, le nationalisme conservateur a pris sa place, pas nécessairement sous cette bannière d’ailleurs, dans l’espace public, le débat entre la gauche et la droite qui s’impose dans le Québec contemporain laisse une place finalement marginale au conservatisme tel que je l’entendais, peut-être un peu trop personnellement. Entre les deux tendances du Cercle Aron, ce n’est pas la mienne qui, pour ainsi dire, a remporté la bataille de la définition de la «droite».
La droite émerge aujourd’hui au Québec. Tout le monde en parle. Il s’agit d’une nouvelle droite à la québécoise, en quelque sorte, qui se constitue non pas sur la critique du progressisme, mais bien au contraire sur sa réappropriation hypermoderniste. J’ai déjà eu l’occasion d’émettre mes critiques dans quelques endroits, mais j’y reviens un peu ici. La nouvelle droite québécoise n’est pas conservatrice. Elle place comme seul horizon politique le droit de l’individu de choisir, de se désaffilier de toute forme d’appartenance collective, ce qui le conduit à radicaliser le contractualisme qui est pourtant à la base du progressisme. La nouvelle droite entend ainsi déclasser la gauche dans le développement du progressisme. La nouvelle droite se reconnaît le même horizon moral que la gauche : elle croit seulement y arriver en faisant l’économie de l’État, plutôt qu’en misant sur lui.
C’est dans son rapport au nationalisme, toutefois, qu’elle dévoile son radicalisme. C’était au printemps 2011. J’assistais avec une accréditation médiatique (ce qui veut dire que je n’étais pas là comme participant, pour le dire plus clairement) au premier grand rassemblement montréalais du Réseau Liberté Québec. Christian Dufour y prononçait une conférence sur les vertus de la continuité historique. Il invitait la droite à s’approprier le vieux fond bleu québécois, sans quoi il lui prédisait un avenir groupusculaire. Un homme s’est levé dans la salle pour poser une question au micro. Je résume son propos : la protection politique de la langue française serait une entrave aux libertés individuelles, la culture québécoise nous enfermerait dans un réduit provincial coupé du grand marché nord-américain. En quelques mots, cet homme affirmait que la condition québécoise était un fardeau. On l’a gratifié d’une ovation debout.
Si j’avais besoin d’une dernière confirmation, je l’ai eue à ce moment-là. La nation, une prison ? La condition québécoise serait trop lourde à porter, il faudrait s’en délivrer ? La québécitude serait une tare congénitale ? La droite qui monte n’est pas la mienne. J’estime plusieurs de ses représentants, certains sont même des amis. Ce n’est pas qu’elle se trompe toujours dans ses analyses. C’est qu’elle se trompe sur le fond. Autrement dit, si nos analyses se rejoignent à l’occasion, je dois bien constater que le fond philosophique dans lequel nous baignons n’est pas le même. Et peu à peu, je me suis demandé : pourquoi de droite ? Pourquoi m’attacher à une étiquette au sujet de laquelle je dois perpétuellement me justifier en expliquant qu’elle ne renvoie pas à son contenu médiatiquement associable. Si j’étais en France, en Grande-Bretagne, j’accepterais l’étiquette sans problème. Se pourrait-il qu’au Québec elle porte davantage à confusion? Se pourrait-il que la distinction entre conservatisme et progressisme soit plus fructueuse, même si elle est plus difficile à formater politiquement ?
J’en reviens à mon premier terme : conservatisme. Voici la définition que je propose : une disposition fondamentalement défavorable envers l’utopisme. Non pas un refus de la modernité, bien évidemment, mais un scepticisme devant ses promesses démesurées. Un scepticisme aussi devant l’idéologisation radicale de l’existence. Une critique de la transparence égalitaire qui cherche à contractualiser radicalement le lien social, en le vidant de son épaisseur historique, comme si les rapports sociaux avaient pour finalité d’être systématiquement rationalisés, technicisés, et donc bureaucratisés. De ce point de vue, mon conservatisme est moins qu’une doctrine et plus qu’un sentiment. Moins qu’une doctrine, car je me méfie des idéologies, des systèmes d’explication du monde dans lesquels les intellectuels s’enferment pour ne plus en sortir. Plus qu’une sensibilité, car mon désaccord avec le progressisme est fondamentalement philosophique. En quelque sorte, mon conservatisme m’a amené à réfléchir à la question des fondements de la communauté politique, sur les limites intrinsèques du contractualisme démocratique, sur la charge existentielle de la condition politique. Si l’homme est d’abord héritier, c’est qu’il se présente devant un monde qui est déjà là et qui lui survivra. Il n’a pas le droit de tout reprendre à zéro, même s’il a le droit d’innover, de remanier largement l’héritage reçu, d’exercer son droit d’inventaire. Sur cette question, Alain Finkielkraut a écrit des pages remarquables dans L’Ingratitude. Comment penser le politique sans l’investir d’une charge utopique, sans le réduire non plus à une fonction procédurale ? Ce n’est pas sans raison que j’en suis revenu à mes premières lectures, à Raymond Aron et aux aroniens de gauche comme de droite, qui s’inscrivent naturellement dans cette perspective. Mon conservatisme m’a amené à réfléchir sur les pré-conditions morales et culturelles nécessaires à l’établissement d’une société libérale. Au-delà de la division politique entre la gauche et la droite telle qu’on la connaît partout en Occident, la division idéologique, elle, porte, je l’ai déjà dit, sur l’appréciation différenciée de l’héritage soixante-huitard, et plus exactement, aujourd’hui, sur les enjeux culturels liés à la mutation thérapeutique de l’État social. C’est à partir de cette ligne de clivage, à tout le moins, que je me représente désormais le conflit idéologique dans les sociétés occidentales.
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Je n’avais certes pas la prétention d’épuiser ici la question du conservatisme. Je n’entendais pas non plus raconter relater tout mon parcours idéologique, politique ou intellectuel. Aucunement. Je n’entendais pas non plus présenter une ébauche d’autobiographie intellectuelle – la chose serait sans intérêt, pour l’instant. J’ai seulement essayé d’expliquer comment, à partir d’une éducation conservatrice bien normale, moi, qui me suis longtemps, sinon toujours imaginé à droite, ne serait-ce que pour avoir un peu d’air à respirer dans le Québec progressiste, j’en suis venu à m’interroger sur cette étiquette, sur sa portée, sa signification. Et pourquoi, dans un Québec qui fait aujourd’hui sa place à la droite, je m’y dérobe, au nom d’un conservatisme qui ne la recoupe finalement pas.
Mathieu BOCK-CÔTÉ*
*Mathieu Bock-Côté est chargé de cours en sociologie à l’UQAM et auteur de La Dénationalisation tranquille (Boréal, 2007).