Lorsque le couvercle de la lourde réalité s’est vraiment rabattu sur nous, nous avons continué à mimer la légèreté du monde, de plus en plus envahis par la conscience de la fausseté de notre attitude[1].
Le conservatisme fiscal est une approche de la chose publique qui met l’accent sur la rigueur dans la gestion des finances de l’État. Plus particulièrement, le conservateur fiscal prônera l’abolition des déficits publics et la diminution de la dette. Pour ce faire, il favorisera la diminution des dépenses publiques plutôt que la hausse des revenus de l’État. Loin d’être indifférent au sort de ses semblables, il peut avoir une conscience sociale de gauche très développée (pensons aux red tories), mais son cœur de gauche n’empêchera pas sa poche d’être à droite, et ce, non par avarice, mais bien parce qu’il prétend obéir au principe de réalité. Notons que toute personne qui gère correctement son budget pratique, à petite échelle, le conservatisme fiscal.
Être un conservateur fiscal en 2011 au Québec, c’est vivre un paradoxe. D’une part, le conservatisme fiscal correspond à une attitude profondément ancrée dans l’histoire des Canadiens français. Trop souvent laissés à eux-mêmes par la couronne de France, puis mal servis par les autorités britanniques, ce peuple de coureurs des bois et de petits entrepreneurs agricoles a survécu en mettant en œuvre les valeurs prônées par le conservatisme fiscal : travail acharné et discipline, épargne et prévoyance, résilience, autonomie et solidarité locale. Pas étonnant, donc, que le conservatisme fiscal ait été la politique économique dominante du gouvernement du Québec jusqu’à l’aube des années 1960. En cela, l’Union nationale de Duplessis ne fit que poursuivre l’œuvre des libéraux de Louis-Alexandre Taschereau. Les résultats de leurs efforts furent que les révolutionnaires tranquilles héritèrent d’une province entièrement électrifiée, fortement industrialisée, n’ayant pas de dettes et disposant, pour l’époque, d’un vaste réseau d’hôpitaux, d’écoles et d’universités.
Pourtant, en 2011 le conservateur fiscal fait figure de paria dans l’espace public québécois. Même dans la presse la plus officielle ou dans les travaux universitaires, on le caricature le plus souvent sous les vocables de «néo-libéral», d’«ultra-droitiste» ou encore de «libertarien techniciste», comme si on ne pouvait tout simplement pas concevoir le conservatisme fiscal, que l’on pourrait qualifier aussi de centre-droit sur le plan économique. Les procès d’intention viennent rapidement aussi, et on le soupçonnera facilement d’être à la solde du grand capital. On lui fera la morale en lui rappelant le sort des plus démunis et la condition précaire de la classe moyenne. À ses froids constats, on opposera les épiques batailles au prix desquelles furent obtenus les acquis sociaux qui protègent les simples citoyens contre les cruelles forces du marché. Plus que simplement morales, les critiques qu’on lui adresse acquièrent même une dimension spirituelle : le conservateur fiscal, tout absorbé dans ses égoïstes calculs, paraît oublieux des devoirs de la solidarité humaine et des beautés de la destinée nationale. Pour le dire en un mot, il manque d’âme. Que s’est-il donc passé ?
DES ANCIENS CANADIENS AU NOUVEL HOMME QUÉBÉCOIS
On surestime généralement le lien de continuité entre le peuple canadien-français et la nation québécoise. Ces derniers n’ont ni la même géographie ni la même démographie. Surtout, il y a une rupture spirituelle profonde entre les Canadiens français et le nouvel homme québécois. Ce sont les années 1960 qui ont vu apparaître cet homme nouveau, dans un contexte ingrat de contre-culture[2] et de rejet global des traditions ancestrales. Cet homme adhère à une forme délétère de spiritualité qui met au premier plan l’urgence de vivre et qui ouvre la voie à la licence, laquelle est l’aboutissement de la liberté une fois qu’elle est délestée de l’impérieux sens des responsabilités. Loin d’être en continuité avec le Canadien français, le Québécois paraît s’être constitué par essence sur la base d’un rejet de l’homme ancien, de ses valeurs comme de son regard fondamental sur le monde. La transformation du Canadien français en Québécois me semble tout à fait comparable au passage de l’homme aristocratique à l’homme démocratique tel que l’a décrit Alexis de Tocqueville[3]. Si la grande noirceur est un pur mythe sur le plan historique, elle n’en demeure pas moins, à mes yeux, un mythe fondateur de la conscience collective d’un Québec qu’il n’est même pas nécessaire de qualifier de moderne puisque l’impératif de Rimbaud, «il faut être absolument moderne», est au fondement même de l’identité du Québécois.
Et comme l’État a été le grand instrument qui a permis de répondre à l’urgence de vivre du nouvel homme québécois, toute véritable critique des assises intellectuelles du modèle québécois et de l’interventionnisme d’État prendra les allures d’une remise en question existentielle, et l’accusation de traîtrise ne sera jamais bien loin. Pour preuve, Maxime Bernier qui, à la suite de son discours de Mont-Saint-Grégoire, s’est fait accuser publiquement de faire du Quebec bashing par le ministre des Finances du Québec, ce qui a marqué la fin d’une discussion qui n’a pas eu lieu parce qu’elle ne pouvait pas avoir lieu. Tout virage à droite sur le plan fiscal aurait les allures d’une remise en question d’une identité québécoise qui trouve son expression politique dans cette fuite en avant qu’est l’interventionnisme d’État tous azimuts et le progressisme social radical. Si ce qui précède est vrai, ce n’est pas seulement au conservatisme fiscal que la place publique québécoise est allergique, mais bien à l’expression de toute forme authentique de conservatisme, et la démonisation idiote de Stephen Harper et de ses conservateurs trouverait alors une partie de son sens.
Pour montrer que la répulsion à l’égard de toute forme de conservatisme est plus profonde au Québec que plusieurs ne le pensent, j’aimerais prendre l’exemple du multiculturalisme. Pour Mathieu Bock-Côté[4], la «trudeauïsation de l’intelligentsia souverainiste» trouverait son origine dans la «mauvaise conscience générée par le discours de Jacques Parizeau sur l’argent et le vote ethnique le soir du référendum de 1995». Pour ma part, je pense au contraire que l’adhésion au multiculturalisme est un aboutissement normal pour un être-au-monde qui veut vivre dans la légèreté et le vide d’une ouverture sur le monde libérée des entraves de l’histoire et du lourd héritage moral des siècles passés. Au cœur du multiculturalisme se trouve le relativisme festif, qui sévit, il est vrai, partout en Occident, mais tout particulièrement au Québec, parce que le festivisme est constitutif de l’horizon à partir duquel s’est déployé dès l’origine l’identité du Québécois.
Ainsi, dans les années 1980, le multiculturalisme chartiste fut critiqué par l’élite nationaliste québécoise non pas en tant que tel, mais bien en tant que manigance d’un gouvernement fédéral malintentionné à l’endroit de la nation québécoise. La critique fut d’autant plus virulente qu’elle était de nature purement partisane et stratégique. L’examen des assises théoriques du multiculturalisme fut prudemment écarté par cette critique, et mon analyse me donne à penser que ce fut par manque de munitions.
Je ne fus donc pas surpris d’entendre, dès la fin des années 1980, des appels à la constitution d’un espace québécois souverain où pourrait se déployer en Amérique un multiculturalisme distinctif parce que francophone. Comble de l’ironie eu égard à l’analyse de Bock-Côté sur cette question, Parizeau avait alors eu maintes fois l’occasion de répéter, y compris après le coup de 1982, qu’il était en tout point d’accord avec la philosophie politique de Pierre Elliott-Trudeau, hormis l’emplacement de la capitale nationale. Et je ne peux ici m’empêcher de me remémorer ces paroles de ce qui aurait pu être l’hymne national d’un Québec souverain, n’en déplaise à Raôul, et qui est en même temps un hymne à l’hiver dont le blanc manteau efface toutes les frontières : «La chambre d’amis sera telle qu’on viendra des autres saisons pour se bâtir à côté d’elle.» Ou encore : «De ce grand pays solitaire, je crie à tous les hommes de la terre, ma maison c’est votre maison!»
UNE BREBIS QUI S’ÉGARE
L’inspiration première de la présente analyse remonte au début des années 1990. Je venais d’arriver à Montréal pour étudier le droit à McGill. Claude Ryan, le dernier des grands Canadiens français, avait peu auparavant rendu les armes et déclaré qu’il était prêt à appuyer la souveraineté du Québec, pour peu qu’on lui démontre combien il en coûterait. J’en avais tiré cette conclusion, toujours inchangée à ce jour, que le 10 % ou le 15 % de l’électorat qu’il manque pour faire la souveraineté du Québec sera acquis le jour où le Québec paiera de la péréquation.
Le début des années 1990 a été une période difficile sur le plan économique. En pleine crise, les premiers membres de la génération X faisaient leur entrée sur un marché du travail ingrat. Un nouveau genre littéraire mineur fit son apparition au Québec. Deux ou trois fois par année, un X écrivait une lettre au courrier du lecteur de La Presse pour exprimer sa désolation face à un marché du travail complètement bouché. Il en profitait pour déplorer les privilèges de ceux qui avaient eu le bonheur de naître avant lui et dont la voracité n’avait laissé que des miettes à ceux qui étaient venus après. Parfois, l’auteur annonçait qu’il allait quitter le Québec. Jusque-là, rien pour écrire à sa mère, mais je regrette de ne pas avoir conservé ces lettres dans un scrapbook. Non qu’elles me pertubassent en soi. Mais ce qui me choqua, dans tous les sens du terme, ce fut le ton habituel des innombrables réponses que ces lettres épisodiques ne manquaient jamais de susciter. À ceux qui ne faisaient que crier leur désespoir, justifié ou non, on reprochait qu’ils étaient ingrats envers les pionniers qui avaient sorti le Québec de la grande noirceur et bâti une société exemplaire. À ceux qui annonçaient leur départ, on disait , en substance : «Bon débarras». Je fus tout simplement sidéré par l’indifférence manifestée par certains de nos aînés à l’égard de ceux qui devaient leur succéder. Et la lecture de l’article 630 du vénérable Code civil du Québec eut pour moi un effet certainement inhabituel : «Tout successible a le droit d’accepter la succession ou d’y renoncer.» Un sentiment se fit jour en moi, qui jamais jusque-là n’avait effleuré mon esprit profondément nationaliste : un jour, il faudra peut-être quitter les lieux. Et une résolution ferme dès lors fut prise: si ce jour où il me faudrait quitter les lieux devait arriver, je n’enverrais pas de lettre au courrier du lecteur dans le but de régler mes comptes.
Cela ne ressortirait qu’à l’anecdote si des phénomènes plus objectifs et de plus grande importance n’étaient malheureusement venus confirmer mon intuition initiale. Durant les années 1990, on assista à l’explosion des clauses orphelines, notamment dans le secteur public. Par suite de l’embauche «par en dehors», à la fin de la décennie on trouvait au Québec plus de 500 000 travailleurs autonomes, majoritairement des jeunes, qui évoluaient dans un quasi-vide juridique. Malgré la politique officielle du déficit zéro adoptée en 1996, la dette du Québec a continué d’augmenter au rythme de deux milliards de dollars par année en moyenne, puis a explosé à la suite de la crise de 2008. Pis encore, les différents fonds de pension publics souffrent de graves déficits actuariels qui commencent maintenant à défrayer la manchette et qui iront en empirant, à mesure que le choc démographique se fera sentir.
Derrière les statistiques, il y a une injustice intergénérationnelle qui se profile et qui aura des impacts bien réels sur des centaines de milliers d’individus. À titre d’exemple, un jeune Québécois qui entre aujourd’hui sur le marché du travail se fait dire qu’il doit verser environ 10 % de sa rémunération à la Régie des rentes du Québec et, en même temps, que la caisse sera vide le jour où il sera temps pour lui de prendre sa retraite. Je ne peux concevoir qu’on puisse penser que cette situation intolérable n’aura pas, à terme, des effets catastrophiques pour une petite nation très fragile sur le plan démographique. On peut croire qu’un Québécois choisira le Québec avant le Canada, mais peut-on vraiment s’attendre à ce qu’il choisisse le Québec avant son propre bien-être et celui de sa famille? L’appel aux vertus civiques est certes enchanteur, «mais c’est aussi dans le simple but de vivre que les hommes se réunissent et maintiennent la communauté politique[5]».
Sur le plan collectif, les frasques fiscales des dernières décennies ont carrément rendu impossible, pour le futur prévisible, le projet d’indépendance du Québec, qui a pour le moment cédé la place à une situation honteuse de dépendance fiscale à l’égard de la fédération canadienne. Ajoutons que, dans la présente situation, le rapport de forces est tout à fait défavorable au Québec.
Qu’est-ce qu’un conservateur fiscal en 2011 au Québec? Je dirais qu’il est d’abord et avant tout une personne qui craint que les ivresses connues en un temps maintenant révolu ne réservent au Québec des lendemains douloureux et déprimants. Le ton donné à la société québécoise par ce que Bagehot appelait the educated ten thousand indique que le conservatisme fiscal n’a, pour l’instant, aucun avenir au Québec. Mais le blocage politique du Québec suggère qu’il existe actuellement un profond divorce entre les Québécois et leurs élites. Il est donc probablement préférable de ne présumer de rien.
Frédéric TÊTU*
NOTES
*Frédéric Têtu est professeur de philosophie au Collège François-Xavier-Garneau.
[1] Daniel Tanguay, «Requiem pour un conflit générationnel», Argument, vol. 1, no 1, 1998, p. 68.
[2] Au moment d’écrire ces lignes, La Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal vient de dévoiler un nouvel hymne national du Québec composé et interprété par nul autre que Raôul Duguay. Tout commentaire me paraîtrait superflu.
[3] Voir en particulier De la démocratie en Amérique, tome II, 2e partie, chap. XVII, dont je retiens la phrase suivante : «Il semble que du moment où ils désespèrent de vivre une éternité, ils sont disposés à agir comme s’ils ne devaient exister qu’un seul jour.»
[4] Je m’inspire ici d’un excellent texte de Bock-Côté intitulé Aux origines du malaise politique québécois, qui n’a pas été publié, mais qui est disponible sur son blogue.
[5] Aristote, La Politique, traduction de J. Tricot, Paris, Vrin, 1987, p. 194.