AUTOUR D’UN LIVRE
Nicolas Langelier, Réussir son hypermodernité et sauver le reste de sa vie en 25 étapes faciles, Montréal, Éditions du Boréal, 2010, 227 p.
Argument n’a pas pour habitude de consacrer sa chronique des livres à des œuvres de fiction. Précisons que le texte de Nicolas Langelier appartient à un genre hybride ; mi-roman, mi-essai, il se situe, comme le dit Daniel Tanguay, « à la frontière entre le récit autobiographique, la critique sociale et la réflexion philosophique ». Roman ou essai ? Il tient en fait un peu des deux, car l’auteur combine avec adresse un exposé didactique sur l’hypermodernité ̶ terme qu’il préfère (et il s’en justifie à l’Étape 22) à celui de postmodernité ̶, la relation d’une crise morale du narrateur et personnage principal à la suite du décès de son père et d’une rupture avec « la fille de sa vie », et le portrait jugé par Patricia juge « sans complaisance » d’une génération (la fameuse génération X), sinon d’une époque, la nôtre.
Soulignons d’abord que le livre est habilement écrit. Le style de Langelier est plein de charme, souvent drôle, touchant parfois, toujours alerte (trop peut-être, c’est du moins le soupçon émis par notre dernier commentateur, Louis-Philippe Messier, qui y voit « une désinvolture étudiée »). Empruntant la forme convenue d’un manuel de croissance personnelle, écrit à la deuxième personne du pluriel, Réussir on hypermodernité se joue avec ironie des codes de communication contemporains : mots en caractères gras, sigles, icônes, chapitres et alinéas très courts (à l’imitation des modes d’écriture adoptés sur Internet ou des présentations PowerPoint), etc. Autre signe des temps, à une époque où on ne peut rien dire de sérieux sans le tourner aussitôt à la blague : l’humour y est omniprésent. Ces deux traits auraient suffi probablement à lui assurer un succès certain.
L’intérêt du roman-essai de Langelier réside cependant ailleurs : dans la remise en question du courant de pensée et surtout d’un mode de vie prétendument postmodernes. Si l’hypermodernité – pour reprendre le terme qu’il emploie ̶ fait partie en effet de l’air du temps, peu d’auteurs ont la franchise, ou l’impudence, d’un Lipovetsky et osent en présenter des aspects très discutés tels que le narcissisme auquel elle pousse ceux qui y ont succombé, leur intérêt pour le présent, l’éphémère, la mode, le dérisoire et son ultime conséquence : l’anomie, résultant de choix individuels qui procèdent uniquement d’un moi évanescent. Chez Langelier, l’hypermodernité ne fait toutefois l’objet d’aucun examen – de ce point de vue théorique (et c’est l’une des faiblesses du livre, selon Daniel Tanguay et Louis-Philippe Messier), elle est plutôt décrite et expliquée de façon consensuelle et didactique. Par contre, sur le plan romanesque, elle est remise en cause de l’intérieur : on assiste, comme on l’a dit, à une véritable crise morale du narrateur, qui prend conscience du vide et de l’inanité de son existence.
Sur le plan symbolique, il est révélateur que l’élément déclencheur de cette crise qui frappe le personnage principal soit le décès de son père. On a l’impression que jusque-là le narrateur végétait dans une sorte d’adolescence prolongée. La mort de son père constitue pour lui un rite de passage vers l’« âge véritablement adulte » (p. 217) car elle le convainc qu’il doit désormais, comme dit Patricia Nourry, « [c]esser de regarder passivement passer le train de l’histoire » et assumer à son tour la responsabilité du monde. Nos deux autres lecteurs contesteront cependant l’ « authenticité » ou la sincérité de cette crise morale autant qu’intellectuelle du personnage. Louis-Philippe Messier y verra pour son compte une feinte aboutissant à une fuite en avant vers une orthodoxie postmoderniste encore plus accentuée. Daniel Tanguay relève, quant à lui, une contradiction entre le propos et la forme du récit qui prétend dénoncer cette hypermodernité alors qu’il pratique constamment l’ironie ainsi que le monologue intérieur, deux traits distinctifs de ce courant marqué entre autres par l’amour du solipsisme et la mise à l’écart de l’esprit de sérieux.
L’ambiguïté qui a été relevé s’accorde vec la question qu’ont dû se poser bon nombre de lecteurs: cette « tentative désespérée de redonner de la gravité et du sérieux à une vie » (Daniel Tanguay), de découvrir « quelque chose d’essentiel » (Patricia Nourry) qui puisse « justifier [n]otre présence sur terre » (Nicolas Langelier, p. 55) rencontre-t-elle finalement le succès ? La réponse apportée à la fin du roman de Langelier tient en deux points : pour fuir l’inanité, il convient de renouer avec la nature et son « cycle infini » (p. 214 et 216)[1] et avec un engagement politique, voire révolutionnaire, amorcé par la réunion d’« un petit groupe d’individus qui s’assoi[raient] autour d’une table pour se dire qu’ils en ont assez » (p. 217). Autant le portrait-charge de ce hipster et du milieu où il évolue est constamment saisissant, autant cette conclusion peut paraître un peu courte. La profondeur du désespoir qui s’empare peu à peu du personnage et la lucidité nouvellement acquise auraient sans doute dû amener une conversion plus radicale, une remise en question du concept même d’hypermodernité.
Il est vrai cependant que le livre est autant, sinon plus, un roman qu’un essai et que ce qu’on serait en droit d’attendre de l’essayiste, on ne peut l’exiger du romancier. Il faut avouer qu’en tant que roman Réussir son hypermodernité… porte un regard extrêmement décapant sur une certaine jeunesse à la page de ce début de XXIe siècle vouée, via les réseaux sociaux et autres gadgets du bavardage généralisé, au nombrilisme et à l’insignifiance. À lui seul, cet aspect suffirait à rendre ce livre de Nicolas Langelier utile et pertinent.
Patrick MOREAU
NOTES
[1] De façon très symbolique, à la p. 179, son personnage tient un arbre embrassé.